26/08/2013
Morceaux choisis - Homero Aridjis
Homero Aridjis
merci à Ambre O
Quand je parlerai avec le silence quand je n'aurai qu'une suitede dimanches gris à te donner quand je n'aurai qu'un lit videpour partager avec toi un désirqui ne satisfera plus des corps de ce monde quand les paroles en castillan ne m'aideront pluspour te dire ce que je serai en train de voir quand je serai privé de voix de regard de mouvement quand loin de moi j'aurai jetéla peur de mourir de n'importe quelle mort quand je n'aurai plus le tremps d'être moi-mêmeni envie d'être quelqu'un que jamais je n'aurai été quand je n'aurai plus que l'éternité à t'offrirune éternité de riens et d'oublis une éternité dans laquelle je ne pourrai plus ni te voirni te toucher te rendre jalouse ni te tuer quand à moi-même je ne me répondrai pluset que je n'aurai plus ni jour ni corps alors je serai à toialors je t'aimerai pour toujoursHomero Aridjis, Les poèmes solaires, précédé de Le poète en voie d'extinction, et suivi de Baleine grise (Mercure de France, 2009)
traduit du sud-américain par Ivan Alechine
image: William-Adolphe Bouguereau, Ave de printemps / 1901 (repfineart.com)
05:55 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature sud-américaine, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
22/08/2013
Morceaux choisis - Lyonel Trouillot
Lyonel Trouillot
Le soir d'automne où tu t'es jeté du douzième étage de cette grande ville, la Folle ne souriait pas. Les gamins qui d'habitude n'ont peur de rien évitaient son regard, ils rôdaient autour de la maison sans oser nous aborder, à croire qu'ils savent quand nos poches sont bourrées et quand l'argent nous manque. Tu t'en souviens? Ils nous appellent des riches fauchés, à cause des photos de famille que tu avais amenées un jour, celles, en noir et blanc, sur lesquelles on voit ta mère assise en jeune fille modèle, les mains sagement posées sur sa robe, et tes grands-parents protecteurs et sévères debout en arrière-garde, une maison avec une cour et un jardin, de vieilles photos d'avant ta venue au monde et puis d'autres plus récentes, avec beaucoup de couleurs, sur lesquelles on te voyait toi et tes soeurs, toi sur un vélo portant un chapeau de cow-boy et brandissant une hache indienne, comme si depuis l'enfance tu avais besoin d'être deux personnes en même temps. Rappelle-toi, nous les avions montrées aux enfants du quartier, pour rire, pour poser une énigme en leur demandant lequel de nous c'était, parce qu'aucun de nous trois ne ressemble à son enfance. Ils t'ont reconnu. Ils nous ont fait de beaux sourires avec leurs dents gâtées.
Puis ils nous ont réclamé de l'argent, parce que vous êtes des riches fauchés, mais des riches quand même. Seuls les riches possèdent une famille et des photos pour le prouver qui remontent jusqu'aux grand-parents, et des jouets quand ils étaient petits. Seuls les riches possèdent des livres en quantité et passent des nuits entières à discuter de leur contenu entre copains. Et enfin seuls les riches habitent une maison avec une façade qui donne sur une vraie rue. Les pauvres, ils ont le droit de vivre dans la rue ou dorment dans des maisonnettes qui poussent sur les sentiers comme des herbes folles, grimpent les unes sur le dos des autres, tremblantes mais solidaires, s'accrochent, tombent, se relèvent, pansent leurs blessures comme elles peuvent avec de la chaux et du mastic, ou vivent avec leurs plaies ouvertes, s'appuient de nouveau les unes sur les autres, je te tiens tu me tiens, ne laissent pas de place au secret, se conduisent mal, glissent et sautillent comme des enfants qui ne se fatiguent jamais de jouer à saute-mouton, mais elles connaissent leurs limites, les barrières à ne pas franchir, elles se tiennent toujours derrière et ne changent jamais de quartier, ne donnent pas sur une grande rue. Vous êtes des riches fauchés, sympas parce que toujours fauchés.
Ils se trompent, les gosses, même s'ils sont devenus, à force de chercher à comprendre pour mieux se débrouiller, bien meilleurs sociologues que les doctes. Je n'ai qu'une photo de mes parents. Je l'ai décrochée après leur décès. Elle est dans la malle avec les titres de propriété de notre logis. Des papiers qui ne servent à rien. Le bateau, il est à nous trois. A nous deux, maintenant que tu n'es plus là. Cela n'avait nulle importance, lequel l'avait pris le premier, lequel était le capitaine, mon capitaine... Nous étions trois marins sans titres ni hiérarchie. Nous ne venions pas de la même enfance. Tu arrivais de loin avec tes photos. L'enfance de l'Estropié n'a pas eu droit aux photos. Ni aux jouets. La mienne ne fut pas sans cadeaux, mais c'étaient des urgences, du strict minimum que mes parents avaient fait patienter jusqu'à Noël, pour donner un air de fantaisie à une paire de chaussures neuves, un cahier, un cartable. Contrairement à toi, nous étions très fauchés. Moi quelque part entre les gamins et toi. Entre les corridors et les notables, l'Estropié, à Peau-Noire. Il a un peu bougé. Des corridors à la façade. Toi, tu as traversé la ville pour venir jusqu'à nous.
Quelques jours après ta mort, rien n'a changé dans nos vies et dans le quartier. Sauf qu'il ne reste plus que deux faux riches fauchés. La mort ne commence rien, à part ce sentiment de perte qui habite nos insomnies...
Lyonel Trouillot, Parabole du failli (Actes Sud, 2013)
03:19 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
19/08/2013
Lire les classiques - Hildegarde von Bingen
Hildegarde von Bingen
Depuis mon enfance, avant que mes os, mes nerfs et mes veines se fussent affermis, jusqu'à ce jour où je suis plus que septuagénaire, je vois toujours en mon âme cette vision: la lumière que je vois n'est pas locale; mais elle est infiniment plus brillante que la nuée qui enveloppe le soleil. Je ne puis considérer en cette lumière ni hauteur, ni longueur, ni largeur; pour moi cette lumière se nomme l'ombre de la lumière vivante. Il ne m'est pas plus possible de connaître la forme de cette lumière que de pénétrer parfaitement la sphère du soleil. En cette lumière, de temps à autres, et non fréquemment, je vois une autre lumière qui pour moi se nomme la lumière vivante.
Je ne puis dire quand et comment je la vois; mais tandis que je la considère, toute angoisse m'est enlevée à tel point que, dépouillant des allures de vieille femme, je prends alors celle d'une simple jeune fille. Ainsi mon âme ne manque jamais de cette lumière décrite plus haut, appelée ombre de la lumière vivante; et je la vois comme je regarde un ciel sans étoiles à travers une nuée lumineuse. C'est en cette lumière que souvent je vois ce que je dois dire et que je réponds à qui m'interroge sur la splendeur de ladite lumière vivante. Ce que je ne vois pas en cette lumière, je l'ignore...
Hildegarde von Bingen, Lettre VIII, dans: François Cali, L'ordre cistercien (Arthaud, 1972)
image: Hildegarde von Bingen (konigsberg.centerblog.net)
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17/08/2013
Morceaux choisis - Ann Beattie
Ann Beattie
Je passe la journée dans le parc, à méditer la proposition que Noel m'a faite de m'installer chez lui. Nous aurions plus d'argent... Nous passons tellement de temps ensemble de toute manière... Ou bien il pourrait emménager chez moi, si les grandes baies de mon appartement comptent autant. Je rencontre toujours des hommes raisonnables.
- Mais je ne t'aime pas, lui ai-je dit. Tu n'as pas envie de vivre avec une femme qui t'aime?
- Personne ne m'a jamais aimé et personne ne m'aimera jamais, a-t-il répondu. Je n'ai rien à perdre.
Je suis venue ici pour réfléchir à ce que j'ai à perdre. Rien. Alors, pourquoi est-ce que je ne sors pas de ce parc pour lui téléphoner au bureau et lui dire qu'à mon sens, c'est un projet très cohérent?
Un petit garçon joufflu passe vêtu d'une veste courte et d'un pantalon qui glisse. Il tient un bateau jaune. Il respire une telle joie de vivre que j'ai envie de l'aborder pour lui demander: Faut-il que j'emménage chez Noel? Pourquoi suis-je aussi réticente? Les jeunes ont une grande sagesse - certains des meilleurs comme des pires penseurs l'ont cru: Wordsworth, les disciples du gourou Maharaji... Faites les méditations, ou je vous battrai avec un bâton, leur disait-il. Donne-moi la réponse, petit, sinon je te prends ton bateau.
Je m'affale sur un banc. Ensuite. Noel va me demander en mariage. Il essaie de me piéger. Pire, il n'essaie pas de me piéger, mais veut que j'emménage chez lui uniquement par souci d'économie. Il ne m'aime pas. Puisque personne ne l'a jamais aimé, il est incapable d'éprouver de l'amour pour quiconque. Ou peut-être que si?
Je trouve une cabine téléphonique et j'attends devant qu'une femme munie d'un sac à provisions en sorte. Elle a une bouche de poisson, peinte en orange vif. Je n'ai pas mis de rouge à lèvres. J'ai enfilé un imperméable sur ma chemise de nuit, emprunté des chaussettes à Noel, et je porte des sandales.
- Noel, dis-je quand il décroche, tu parlais sérieusement lorsque tu m'as déclaré que personne ne t'avait jamais aimé?
- Bon Dieu, c'était déjà assez embarrassant de le reconnaître, rétorque-t-il. Il faut en plus que tu me questionnes à ce sujet?
- J'ai besoin de savoir.
- Eh bien, je t'ai parlé de toutes les femmes avec lesquelles j'avais couché. Laquelle aurait pu m'aimer, à ton avis?
J'ai gâché sa journée. Je raccroche, je pose la tête contre l'appareil. Moi, dis-je tout bas. Je t'aime...
Ann Beattie, Sur une colline du Vermont / extrait, dans: Nouvelles du New Yorker (Bourgois, 2013)
traduit de l'américain par Anne Rabinovitch
image: Edward Hopper, Room in New York (journaldespeintres.com)
23:39 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
08/08/2013
Morceaux choisis - Aurélia Lassaque
Aurélia Lassaque
Nous creuserons de nouveaux sillonsque nous couvrirons de cendre.Nous verrons mourir le vent qui charrie l'oubli.J'aurai des pommes dans ma pochevolées à plus pauvre que moi.Nous les pèlerons avec des épées.Et avec les restes de nos rêvesnous en bâtirons d'autrespar-delà les feuxet la frontière du regard.
Aurélia Lassaque, dans: Pas d'ici, pas d'ailleurs - Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines / présentation et choix: Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli, Aurélie Tourniaire / préface: Déborah Heissler (Voix d'Encre, 2012)
image: Dace Liela, On the Beach / 2000 (regard-est.com)
07:44 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
03/08/2013
Morceaux choisis - René Char
René Char
merci à Josette Simone A
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima?
Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.
Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?
René Char, Allégeance, dans: Eloge d'une soupçonnée, précédé d'autres poèmes 1973-1987 (coll. Poésie/Gallimard, 2001)
Poème lu par René Char
image: meknessiiya.skyrock.com
11:13 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, René Char | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
01/08/2013
Morceaux choisis - Charles Ferdinand Ramuz
Charles Ferdinand Ramuz
Les Vaudois sont un peuple gâté, qu'ils le disent donc: ils le disent. Les Vaudois sont un peuple auquel il ne manque rien: l'opinion qu'ils expriment publiquement est en effet qu'il ne leur manque rien. D'où alors ce vide qu'ils ne peuvent pas ne pas ressentir quand ils descendent au fond d'eux-mêmes, comme il leur arrive de faire au moins une fois, vers vingt ans? Voyez aussi que, pour peu qu'ils s'en aillent et quand ils rentrent au pays, beaucoup n'y peuvent pas tenir et s'expatrient à nouveau. Nous sommes un pays où on ne revient pas. On n'y peut pas revenir; on y reste, parce que c'est seulement en y restant qu'on arrive à s'en contenter. Peu à peu les poumons s'habituent à un certain renfermé qui est insupportable à ceux qui ont connu l'espace. Songez à tous ces Suisses de Russie revenus, et puis repartis; car ils préféraient avoir faim. Et nous sommes quelques-uns quand même à en avoir fait l'expérience: quelques-uns qui sont sortis, et puis qui sont rentrés; mais qui n'y ont tenu qu'en constituant autour d'eux un coin de territoire à eux, une zone de protection, mise tacitement au bénéfice du principe d'exterritorialité; - c'est-à-dire qu'ils ne se sont pas conformés. Ils vivent à une autre échelle. Ils sont dans ce pays comme s'ils n'y étaient pas. Là est leur risque, car ils ont au moins besoin d'un risque; et c'est précisément l'existence même du risque que le conformisme n'admet pas. (...)
Le conformisme n'admet pas d'état net, il n'a de rien autant horreur que des genres tranchés. Il s'est fait un cocon d'idées, où il est au chaud, d'autant plus au chaud qu'elles sont plus confuses, plus duveteuses, plus molletonnées. Il s'y tient renfermé avec ce qu'il aime, avec ceux qu'il aime, ceux qu'il a une fois admis, qui sont toujours un peu les mêmes et, parce qu'ils lui ressemblent, se ressemblent entre eux. Et tout ce qui ne lui ressemble pas exactement, il l'ignore, tout ce qui n'est pas exactement conforme. Il peut lui naître tous les grands peintres, tous les grands écrivains, tous les grands savants qu'on voudra: il ne pourra pas les ignorer sans doute, il ne les accueillera pas. Il ne faut pas que rien ne puisse changer au sein d'un petit univers où depuis longtemps tout est à sa place, ni dans cet état de demi-torpeur où le conformisme se complaît. Et pour combien de temps encore? Là est justement la question; mais ce peuple entend y rester le plus longtemps possible, et c'est son droit.
Il défend son bien, quel qu'il soit. Un bien où il y a, en effet, de très bonnes choses (car les idées, pour lui, et l'art et l'expression, s'il ne juge pas qu'il peut s'en passer, ne sont que choses très accessoires, et du dehors, et mises là pour faire beau), - qui est son vin que j'aime, de la saucisse aux choux, du pain de ménage, que j'aime. Je redeviens sur ces points-là conformiste, moi aussi. De sorte que j'aime ce pays, qui est le mien, et j'y participe, puis m'en évade; je ne peux pas ne pas y vivre, et j'y vis, mais je n'y suis pas.
Charles Ferdinand Ramuz, Conformisme (Séquences, 1996)
image 1: Blason du Canton de Vaud / Suisse (arcinfo.ch)
image 2: Charles Ferdinand Ramuz (lecippe.ch)
image 3: François Bocion, Le Château de Glérolles (repro-tableaux.com)
04:16 Écrit par Claude Amstutz dans Charles Ferdinand Ramuz, Littérature francophone, Littérature suisse, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
30/07/2013
Morceaux choisis - Chimamanda Ngozi Adichie
Chimamanda Ngozi Adichie
Mon mari tout neuf a sorti la valise du taxi et il est entré le premier dans le brownstone, me guidant par une volée de marches maussades puis le long d'un couloir sans air, à la moquette élimée, pour s'arrêter devant une porte. Le numéro 2 B, en caractères de métal jaunâtre irréguliers, y était fixé.
On est arrivés, a-t-il dit.
Il avait utilisé le mot maison pour me parler de notre futur foyer. Je m'étais imaginé une allée bien lisse serpentant entre des pelouses vert concombre, une porte s'ouvrant sur un vestibule, des murs ornés de tableaux paisibles. Une maison comme celle des jeunes mariés blancs dans les films américains qui passaient le samedi soir sur NTA.
Il a allumé la lumière du salon, au milieu duquel trônait un canapé beige, seul et de travers, comme tombé du ciel. Il faisait très chaud; de vieilles odeurs de renfermé flottaient lourdement dans l'air.
Je te fais visiter, a-t-il dit.
La petite chambre avait un matelas nu à même le sol dans un coin. Le grande chambre avait un lit et une commode, ainsi qu'un téléphone par terre sur la moquette. Malgré cela, ni l'une ni l'autre ne donnaient une sensation d'espace, comme si les murs avaient fini par être gênés d'avoir si peu d'objets entre eux.
Maintenant que tu es là, on va acheter d'autres meubles. Je n'avais pas besoin de grand-chose tant que j'étais seul, a-t-il dit.
D'accord, ai-je répondu.
J'étais sonnée. Les dix heures de vol de Lagos à New York et l'attente interminable pendant que la douanière passait ma valise au peigne fin m'avaient laissée sur les rotules, et la tête dans le coton. La douanière avait examiné mes aliments comme si c'étaient des araignées. Elle avait enfoncé ses doigts gantés dans les sacs étanches d'egusi pilé, de feuilles d'onugbu séchées et de graines d'uziza, et fini par confisquer mes graines d'uziza. Elle avait peur que je les fasse pousser dans le sol américain. Peu importe si les graines avaient séché des semaines au soleil, si elles étaient dures comme un casque de vélo.
Ike agwum, ai-je dit en posant mon sac à main par terre dans la chambre.
Oui, mais aussi je suis épuisé, a-t-il dit. On devrait se coucher.
Dans le lit les draps étaient doux et je me suis roulée en boule, contractée comme le poing d'oncle Ike quand il est en colère, en espérant qu'aucun devoir conjugal n'était attendu de moi. Quelques instants plus tard, je me suis détendue en entendant les ronflements cadencés de mon mari tout neuf.
Chimamanda Ngozi Adichie, Les marieuses / extrait, dans: Autour de ton cou (Gallimard, 2013)
traduit de l'anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal
image: Chimamanda Ngozi Adichie (lemonde.fr)
07:01 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
28/07/2013
Morceaux choisis - Marcel Proust
Marcel Proust
merci à Christiane H
Quand on aime, l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de départ et c'est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme plus qu'à l'aller, parce que nous ne connaissons pas qu'elle vient de nous.
Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs (coll. Livre de poche/LGF, 2001)
image: Pablo Picasso, Femme à la chemise / 1905 (berbec.com)
10:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Marcel Proust, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
25/07/2013
Morceaux choisis - Nicolas Machiavel
Nicolas Machiavel
On peut dire généralement des hommes qu'ils sont ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants devant les dangers et avides de gain; que, tant que vous leur faites du bien, ils sont à vous, qu'ils vous offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, tant, comme je l'ai déjà dit, que le péril ne s'offre que dans l'éloignement; mais que, lorsqu'il s'approche, ils se détournent bien vite. Le prince qui se serait entièrement reposé sur leur parole, et qui, dans cette confiance, n'aurait point pris d'autres mesures, serait bientôt perdu; car toutes ces amitiés, achetées par des largesses, et non accordées par générosité et grandeur d'âme, sont quelquefois, il est vrai, bien méritées, mais on ne les possède pas effectivement; et, au moment de les employer, elles manquent toujours. Ajoutons qu'on appréhende beaucoup moins d'offenser celui qui se fait aimer que celui qui se fait craindre; car l'amour tient par un lien de reconnaissance bien faible pour la perversité humaine, et qui cède au moindre motif d'intérêt personnel; au lieu que la crainte résulte de la menace du châtiment, et cette peur ne s'évanouit jamais.
Nicolas Machiavel, Le prince (coll. Livre de poche/LGF, 2000)
05:24 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; philosophie; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |