18/11/2014
Morceaux choisis - Yannis Ritsos
Yannis Ritsos
Pendant des années,il ne se souciait nullement du temps.Avec des mots,il remplaçait les pertes, les privations, les refus,fabricant avec ferveur de petites auréolespour les gens simples,pour les scènes insignifiantes. Une fresque a fini par recouvrir peu à peu toute sa maison- les deux chambres à coucher,le petit salon de musique,le grenier du côté ouestet même la cuisine. La nuit,avec une lampe à huile,il fait le tour de sa maison,il observe, il admire- voici Pétros, Martha, voici Yiorgos, Télis,voici le promontoire de Monemvassia,voici la mer resplendissantedans le couchant de Samos -quelle jeunesse, mon Dieu,et que de siècles! Mais lui, où se trouve-t-il?Où est-il?Il est absent.Un calme vieillard, triste,avec sa lampe.Yannis Ritsos, Le Temps, dans: Tard bien tard dans la nuit (Le Temps des Cerises, 2014)
image: Evgenios Spatharis (neoskosmos.com)
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10/11/2014
Morceaux choisis - Georges Simenon
Georges Simenon
Si l'on me demandait aujourd'hui à quoi on reconnaît l'amour, si je devais établir un diagnostic de l'amour, je dirais: D'abord le besoin de présence.
Je dis bien un besoin, aussi nécessaire, aussi absolu, aussi vital qu'un besoin physique.
La soif de s'expliquer soi et d'expliquer l'autre, car on est tellement émerveillé, voyez-vous, on a tellement conscience d'un miracle, on a tellement peur de perdre cette chose qu'on n'avait jamais espérée, que le sort ne vous devait pas, qu'il vous a peut-être donnée par distraction, qu'à toute heure on éprouve le besoin de se rassurer et, pour se rassurer, de comprendre.
Georges Simenon, Lettre à mon juge (coll. Livre de Poche/LGF, 1997)
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08/11/2014
Morceaux choisis - Anne Sylvestre
Bois flotté
Il y a des jours, des jours en creux, des jours sans, à peine des jours, des jours où on se sent flotter, où on est comme un bois flotté, lavé, délavé, blanchi, nervuré, à peine l'âme d'un bout de branche, à peine le coeur d'un bout de bois, un souvenir d'arbre mis en pièces par la douceur obstinée de l'eau... flotté, frotté, usé, poncé, malmené, chaviré mais dispensé: pas besoin de flotter, on est flotté. On finira dans le limon banal d'une arrière-plage de galets, ignoré, ou bien exposé telle une oeuvre d'art au mur d'un salon raffiné.
L'un comme l'autre me plairait bien. Les jours en creux, les jours sans rien.
Anne Sylvestre, Bois flotté, dans:Coquelicot et autres mots que j'aime (coll. Points/Seuil, 2014)
image: Anne Sylvestre (culture-en-limousin.fr)
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31/10/2014
Morceaux choisis - George Steiner
George Steiner
Dans les yeux d’un animal qui vous aime, il y a une compréhension, que nous n’avons pas, de la mort. Il y a dans les yeux de mon chien quelque chose qu’il comprend très bien; peut-être ce qu’il va m’arriver… Et quand je fais ma petite valise de voyage, il se met sous la table et il me regarde avec un regard de reproche inénarrable. C’est si beau de vivre avec un animal…
Je sais qu’il faudrait beaucoup aimer les êtres humains. Parfois je trouve ça très difficile.
George Steiner, Un long samedi – Entretiens avec Laure Adler, Flammarion, 2014)
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25/10/2014
Morceaux choisis - Georges Haldas
Georges Haldas
Parvenu au Rond-Point, impossible de ne pas se diriger vers cet espace inattendu, baptisé en l'occurrence Plaine de Plainpalais. Et qui est au coeur de cette ville, une respiration plus que bienvenue. Providentielle. Enfin un espace où il n'y a rien. C'est-à-dire tout. Un vide salvateur. Une trêve à l'activisme. Grands ciels. Un terrain laissé libre. Avec une alternance de gravier et de gazon un peu pelé. Providence des chiens. Et où jadis de petites équipes de football venaient disputer, le dimanche matin, des matchs comptant pour le championnat ouvrier. Maigre public. Mais donnant de la voix. Un rendez-vous, en ces parties, du zèle sportif et de comiques maladresses. Je ne sais, en attendant, quel décret administratif, téléguidé par les dieux, empêche les urbanistes de remplir cet espace, et, par là même, de nous asphyxier.
Toujours est-il que chaque année, début septembre, vient rituellement s'installer sur cette Plaine le cirque Knie. Dont la seule arrivée, toujours attendue, toujours surprenante, semble convoquer les constellations de l'automne: rentrée des classes; adieu les vacances. Mais au-dessus de la grande tente, dressée en une nuit, et des roulottes multicolores, il y a le ciel de septembre d'une ineffable délicatesse en son bleu voilé à peine. Avec cette pointe de mélancolie dont Hugo disait si bien qu'elle est le bonheur de la tristesse.
Mais sur cette Plaine, que tous les matins, vers les cinq heures, je traverse pour me rendre dans mon petit café où, Scribe de notre ville intime, j'en consigne les particularités - les longues pluies ou la neige, l'hiver; dure lumière au printemps; soleil, dès les premiers jours de juin, radieux à la fois et écrasant - c'est un léger choc de voir, soudain, quand le cirque est arrivé, se détacher le profil sombre, sur un fond non moins sombre, en leur enclos, de deux chameaux. Immobiles. Et comme figés par ce que nous croyons être, en eux, la nostalgie du désert, alors qu'il s'agit assurément de tout autre chose, que nous sommes bien incapables de deviner et même de concevoir. Tandis que des relents tièdes, venus de la ménagerie, donnent une saveur âcre à l'air ambiant. Ou c'est encore un remuement de chaînes et de soupirs, des appels rauques ou de longs gémissements; comme la plainte de ces bêtes captives dans leurs boxes, mais plus encore, peut-être, celle même de leur condition de bêtes. Et, à travers elle, de la Création tout entière. Prisonnière de l'espace et du temps. Cependant qu'à Noël, alors, et durant les fêtes de fin d'année, en cette même heure, les baraques des forains, figées elles aussi comme par une muette catastrophe, ont l'air d'un village construit en vue d'un décor de film qui ne s'est pas fait et jamais ne se fera.
Mais voilà que tout à coup un merle, égaré dans la saison, et caché dans ce fouillis de toiles et de balançoires, esquisse quelques notes de son tendre chant annonciateur d'un lointain printemps à venir. Mais je m'arrête. Trop de choses qu'il y aurait encore, sur cette Plaine, à dire.
Georges Haldas, Traversée de la Plaine, dans: La légende de Genève (L'Age d'Homme, 1996)
image: Plaine de Plainpalais, Genève / Suisse (arpc167.epfl.ch)
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19/10/2014
Morceaux choisis - Paul Eluard
Paul Eluard
merci à Christiane H
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrinCiel dont j'ai dépassé la nuitPlaines toutes petites dans mes mains ouvertesDans leur double horizon inerte indifférentLe front aux vitres comme font les veilleurs de chagrinJe te cherche par-delà l'attentePar-delà moi-mêmeEt je ne sais plus tant je t'aimeLequel de nous deux est absent.Paul Eluard, L'amour la poésie, précédé de: Capitale de la douleur (coll. Poésie/Gallimard, 2002)
image: Paul Delvaux, Robe de mariée / 1976 (img1.liveinternet.ru)
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17/10/2014
Morceaux choisis - Hermann Hesse
Hermann Hesse
Ce petit lac s'étalait devant lui, gris-vert, immobile. Sur la rive opposée, une haute falaise abrupte, à la crête tranchante et déchiquetée, se découpait sur le ciel matinal sans profondeur, verdâtre et frais, brutalement dans la froideur de l'ombre. Mais on sentait que, derrière cette crête, le soleil déjà s'était levé; sa lumière faisait scintiller çà et là les facettes menues d'une arête de pierre vive. Il ne lui faudrait que quelques minutes pour paraître au-dessus des dentelures de la montagne et inonder de lumière le lac et la vallée alpestre. Il contempla avec attention et gravité ce spectacle, dont le calme, l'austérité et la beauté ne lui étaient pas familiers et dont il avait pourtant l'impression qu'ils lui parlaient et qu'ils l'avertissaient.
Plus fortement encore durant son voyage de la veille, il fût sensible à la puissance, à la froideur et à cette dignité d'autre monde de l'univers de la haute montagne, qui n'a pour l'homme aucune prévenance, qui ne l'invite point et le tolère à peine. Et il lui parut singulier et significatif que son premier pas dans la liberté nouvelle de la vie du siècle l'eût amené justement ici, dans cette grandeur calme et froide.
Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre (coll. Livre de Poche/LGF, 2014)
image: Caspar Wolf (topofart.com)
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06/10/2014
Morceaux choisis - Léon-Paul Fargue
Léon-Paul Fargue
Souvenirs d’un passé qui dort dans une ombre si transparente... Des intimités insaisissables qu’on se croit bien seul à connaître et dont on voudrait enchanter les autres... Certains regards. La voix d’un être cher. La gaucherie d’une âme ardente.. Une inflexion familière très douce et bien humaine...
Des yeux qu’on revoit parmi vingt ans de souvenirs, dans une rue grise, un jour de promenade. Du soleil sur un peu de paille, devant la porte d’un malade... Un regret sobre. Une parole d’un chagrin vague... Un nom touchant qu’on n’arrive pas à retrouver... Tout ce qui porte une chanson triste au bord des lèvres... Et ce mutisme avant les larmes...
Le retour, un soir, dans un quartier où l’on a vécu jadis. Le tremblement de la voiture entre des arbres... L’odeur d’une avenue frissonnante où il a plu... L’odeur d’un chantier, sépulcrale et tendre... Un geste passe sur une fenêtre éclairée très tard, tout en haut d’une maison qui se reflète dans un fleuve... Le grondement lent d’un train sur un pont de fer... L’adieu long d’un remorqueur... Et la persistante vision de ce coin de faubourg où la vieille maison que j’ai tant aimée ne me connaît plus. Rien qui bouge à ses vitres. Un boutiquier maussade y tourne et pèse. Elle est sans regard, elle est sans rêves. Et il n’y a même pas de lumière à la fenêtre où j’ai songé...
J’allume pour nous deux les lampes... Une parole heureuse, un visage de femme, une fenêtre brûlante, des voix connues passent et se brisent... Ah je voudrais serrer tous les souvenirs sur ma poitrine, en bouquet, pour te les offrir. Mais ils sont lointains comme des signaux. Signaux du soir, avec leur douceur menaçante... Fanaux des trains et des bateaux, qui ont toujours ce regard triste... Signaux d’amour, tendres et fins comme des cœurs à la fenêtre... Signaux du ciel, un peu perdus, comme des fleurs dans un champ d’ombre...
De beaux accords plans se recouvrent. La mer qui remonte. Un rayon de Chopin m’arrive - et fait la lumière où je veux m’étendre - sans plus rien dire - avec un ami qui sache tout de moi-même, qui me reproche tout - et qui me pardonne...
Léon-Paul Fargue, Poésies (coll. Poésie/Gallimard, 1987)
image: http://bbcerne.blogspot.ch
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02/10/2014
Morceaux choisis - Vassili Grossman
Vassili Grossman
Vitia, je voudrais te dire... Non, ce n'est pas ça.
Vitia, je termine ma lettre et je vais la porter à la limite du ghetto pour la donner à mon ami. Il ne m'est pas facile d'interrompre cette lettre, elle est ma dernière conversation avec toi; quand j'aurai transmis la lettre, je t'aurai définitivement quitté, jamais tu ne sauras ce qu'ont été mes dernières heures. C'est notre toute dernière séparation. Que te dire avant de te quitter pour toujours? Tu as été ma joie ces derniers jours, comme tu l'as été durant toute ma vie. La nuit, je me souvenais de tes vêtements d'enfant, de tes premiers livres, je me souvenais de ta première lettre, de ton premier jour d'école, je me suis souvenue de tout, depuis les premiers jours de ton existence jusqu'à la dernière nouvelle qui me soit venue de toi, le télégramme que j'ai reçu le 30 juin. Je fermais les yeux et il me semblait que tu allais me protéger de l'horreur qui s'avançait sur moi. Et quand je me rappelais ce qui se passait autour de moi, je me réjouissais de ton absence; ainsi tu ne connaîtrais pas cet horrible destin.
J'ai toujours été solitaire, Vitia. Pendant des nuits blanches, j'ai souvent pleuré de désespoir. Car personne ne le savait. Mon unique consolation était la pensée, qu'un jour, je te raconterais ma vie. Que je te raconterais pourquoi nous nous sommes séparés, ton père et moi, pourquoi, toutes ces longues années, j'ai vécu seule. Et je me disais souvent: "Comme il sera étonné, Vitia, quand il apprendra que sa mère a fait des folies, qu'elle était jalouse et qu'on la jalousait, que sa mère a été comme tous les jeunes." Mais mon destin est de mourir en solitaire sans m'être ouverte à toi. Parfois, je pensais que je ne devais pas vivre lpin de toi, que je t'aimais trop et que cet amour me donnait le droit de finir ma vie à tes côtés Parfois, je pensais que je ne devais pas vivre avec toi, que je t'aimais trop.
Enfin... Sois heureux avec ceux que tu aimes, qui t'entourent, qui te sont devenus plus chers que ta mère. Pardonne-moi.
On entend dans la rue les pleurs de femmes, des jurons de policiers et moi, je regarde ces pages et il me semble que je suis protégée de ce monde horrible, plein de souffrances.
Comment finir cette lettre? Oùtrouver la force pour le faire, mon chéri? Y a-t-il des mots en ce monde capables d'exprimer mon amour pour toi? Je t'embrasse, j'embrasse tes yeux, ton front, tes yeux.
Souviens-toi qu'en tes jours de bonheur et qu'en tes jours de peine l'amour de ta mère est avec toi, personne n'a le pouvoir de le tuer.
Vitenka... Voilà la dernière ligne de la dernière lettre de ta maman. Vis, vis, vis toujours...
Ta maman.
Vassili Grossman, Vie et destin (L'Age d'Homme, 1995)
traduit du russe par Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard
image: Vassili Grossman
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30/09/2014
Morceaux choisis - Philippe Jaccottet
Philippe Jaccottet
Et viennent de nouveau les grands beaux jours...
Une fois encore, la sérénité d'octobre...
L'air entoure, c'est quelque chose qui n'est pas, c'est de la place, de l'espace, c'est une absence d'oppression et de murs: l'air libre.
L'étendue à peine relevée sur ses bords, ses lointains bords, comme un berceau.
C'est l'air qu'on ne voit pas, qu'on boit un peu comme de l'eau fraîche, c'est tout le ciel comme un grand verre d'eau, et l'air est frais, rafraîchissant, désaltérant. On taille les haies, le jardin bleu s'éclaire, et c'est comme si on montait les degrés d'une échelle. Les branches, les herbes sécheront en grands tas que l'on fera brûler plus tard avec joie: grésillement des flammes dans la fumée comme une autre espèce d'air, agressif, agité, coloré, ascendant. Cascade inversée.
Puisses-tu allumer encore quelques feux avec ces feuilles sur la pente du temps... où du fond de l'enfance remonte un bruit de cloches sombres...
Philippe Jaccottet, Carnets 1968-1979, dans: Oeuvres (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 2014)
image: Jeanne-Marie Simon-Chapuis, Beauregard-Baret, France (map-france.com)
01:31 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Littérature suisse, Morceaux choisis, Philippe Jaccottet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |