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09/02/2014

Morceaux choisis - Carson Mc Cullers

Carson Mc Cullers

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L'amour est avant tout une expérience commune à deux êtres. Mais le fait qu'elle leur soit commune ne signifie pas que cette expérience ait la même nature pour chacun des deux êtres concernés. Il y a celui qui aime et celui qui est aimé, et ce sont deux univers différents. Celui qui est aimé ne sert souvent qu'à réveiller une immense force d'amour qui dormait jusque-là au fond du coeur de celui qui aime. En général, celui qui aime en est conscient. Il sait que son amour restera solitaire. Qu'il l'entraînera peu à peu vers une solitude nouvelle, plus étrange encore, et de le savoir le déchire. Aussi celui qui aime n'a-t-il qu'une chose à faire: dissimuler son amour aussi complètement et profondément que possible. Se construire un univers intérieur totalement neuf. Un univers de passion et de folie, qui se suffira à lui-même. Il faut d'ailleurs ajouter que celui dont nous parlons, celui qui aime, n'est pas nécessairement un jeune homme qui a mis de l'argent de côté pour acheter une alliance. Celui qui aime peut être un homme, une femme, un enfant, n'importe quelle créature du monde.

Mais voici que celui qui est aimé peut avoir lui aussi n'importe quel visage. Cet aiguillon de l'amour se trouve chez les créatures les plus surprenantes. Un vieillard peut être déjà arrière-grand-père, avec un cerveau embrumé, et continuer d'aimer une bizarre jeune fille qu'il n'a vue qu'une fois, il y a plus de vingt ans, dans une rue de Cheehaw, en fin d'après-midi. Un homme d'Eglise peut aimer une fille perdue. Celui qui est aimé peut vivre dans le mensonge, avoir une intelligence médiocre, s'enfoncer dans les vices les plus atroces - mai oui - et celui qui aime peut en être aussi conscient que les autres, cela n'entravera pas l'évolution de son amour. Un être profondément bas peut donner naissance à l'amour le plus sauvage, le plus extravagant, extravagant et beau comme un lis vénéneux des marais. Un être au coeur pur peut donner naissance à l'amour le plus violent et le plus dégradant. Les bégaiements d'un simple d'esprit peuvent faire germer dans un autre coeur l'amour le plus franc et le plus simple. La valeur, la qualité de l'amour, quel qu'il soit, dépend uniquement de celui qui aime.

C'est pourquoi la plupart d'entre nous préfèrent aimer plutôt qu'être aimés. La plupart d'entre nous préfèrent être celui qui aime. Car, s'il faut avouer toute vérité, la plus cruelle, la plus secrète, pour la plupart d'entre nous, être aimé est insupportable. Celui qui est aimé a toutes les raisons de craindre et de haïr celui qui aime. Car celui qui aime est tellement affamé du moindre contact avec celui qu'il aime qu'il n'a cesse de l'avoir dépouillé, dût-il n'y trouver que douleur.

Carson Mc Cullers, La ballade du café triste (Stock, 1974)

traduit de l'américain par Jacques Tournier

09:28 Écrit par Claude Amstutz dans Carson McCullers, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/10/2013

Morceaux choisis - Cesare Pavese

Cesare Pavese et Bianca Garufi

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La dernière fois que j'allai à la mer avec elle, Silvia se rhabilla dans les genévriers et je la vis, baissée, faire tomber le maillot de ses jambes, toute rose et brunie. Son visage fut caché par ses cheveux. Je prononçai son nom, mais à voix si basse que, derrière ses cheveux, elle ne m'entendit pas. Ce fut la dernière fois, et ce jour-là, je ne l'avais même pas touchée. Puis nous partîmes et le lendemain elle me dit qu'elle en avait assez de moi. Alors je restai seul, et je ne mangeai que des fruits et des restes pendant plusieurs jours. J'aimais seulement sortir et marcher. 

En marchant, je me demandais avec qui Silvia pouvait bien s'être mise. Il y en avait beaucoup qui la voulaient. J'y pensais même la nuit quand je ne pouvais pas dormir, et je lui parlais à voix basse, tout contre l'oreiller, comme si elle était là, à côté. Silvia, lui disais-je, reviens. Qu'est-ce que ça te coûte de revenir? Tu as été si peu de temps avec moi. Nous avons tant de choses à faire ensemble. Reviens.

Pendant tous ces jours, Silvia ne revint pas. Je ne savais pas avec qui elle vivait. Ce n'était pas elle qui avait disparu; elle n'avait changé en rien sa façon de vivre; je connaissais la maison, les chambres, les mots qu'elle disait, son réveil, les rues; celui qui s'était perdu, c'était moi et autour de moi je ne voyais plus rien que je connaisse. J'étais comme celui qui attend quelqu'un à un coin de rue, et cette personne tarde et il découvre avec stupéfaction des passants, des taches sur les murs, des magasins qu'il n'avait jamais vus. Il m'arrivait de voir d'autres femmes. Que de Silvia, me disais-je. Toute femme est une Silvia. Comment se fait-il?

J'avais connu d'autres Silvia par le passé. Ma vie était un entrelacs de Silvia qui m'avaient approché un instant. Elles se ressemblaient toutes, elle m'avaient toutes compris au premier mot. Mais cette fois, j'appris encore ceci: que ce que je souffrais à cause de Silvia n'était pas dû au hasard. Il fallait que je pense que c'était précisément avec Silvia qu'il ne m'était pas permis de vivre. Elle, ces yeux, ces cheveux, cette voix, n'étaient pas faits pour moi. Dès ma naissance, ils s'étaient formés et avaient grandi pour être vus, écoutés et embrassés par un autre, par un homme différent, qui n'aurait rien de moi, qui serait plus éloigné de moi qu'un animal ou un tronc d'arbre. Que pouvait-on y faire?

En ce temps-là, je croyais que la façon dont j'avais vécu avec Silvia était quelque chose d'irréparable, et que mon corps, ma peau et mes gestes, n'étaient plus ceux d'avant. Mais je savais que jour après jour, quelque chose de cette nouvelle substance s'en allait et il me semblait que j'y perdais mon sang, ma vie.

Au lieu de cela, une aube se leva et je revis Silvia. Elle m'avait fait appeler et elle parlait, embarrassée, en essayant de sourire. Elle vint à moi en se frottant une hanche qu'elle avait cognée contre la porte et elle me dit: Tu es encore vivant?

- Bien sûr, lui répondis-je.

- Qu'est-ce que ça fait mal, et elle frotta encore.

Elle me parla debout, dans la première pièce, parce que de l'autre côté, elle avait des gens qui faisaient du vacarme et je ne comprenais pas si elle riait d'une discussion qu'elle avait interrompue ou bien si elle voulait me faire fête. Tu as envie de rire? me demanda-t-elle.

- Pas toi?

- Non, ces gens m'ennuient, fit-elle. Tu n'es pas retourné en mer?

C'était l'hiver, et soudain il me sembla que le mois d'août revenait.

Cesare Pavese et Bianca Garufi, Grand feu / extrait, dans: Nuit de fête et autres récits (Gallimard, 1972)

traduit de l'italien par Pierre Laroche

image: seratedimedane.wordpress.com

17/08/2013

Morceaux choisis - Ann Beattie

Ann Beattie

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Je passe la journée dans le parc, à méditer la proposition que Noel m'a faite de m'installer chez lui. Nous aurions plus d'argent... Nous passons tellement de temps ensemble de toute manière... Ou bien il pourrait emménager chez moi, si les grandes baies de mon appartement comptent autant. Je rencontre toujours des hommes raisonnables.

- Mais je ne t'aime pas, lui ai-je dit. Tu n'as pas envie de vivre avec une femme qui t'aime?

- Personne ne m'a jamais aimé et personne ne m'aimera jamais, a-t-il répondu. Je n'ai rien à perdre.

Je suis venue ici pour réfléchir à ce que j'ai à perdre. Rien. Alors, pourquoi est-ce que je ne sors pas de ce parc pour lui téléphoner au bureau et lui dire qu'à mon sens, c'est un projet très cohérent?

Un petit garçon joufflu passe vêtu d'une veste courte et d'un pantalon qui glisse. Il tient un bateau jaune. Il respire une telle joie de vivre que j'ai envie de l'aborder pour lui demander: Faut-il que j'emménage chez Noel? Pourquoi suis-je aussi réticente? Les jeunes ont une grande sagesse - certains des meilleurs comme des pires penseurs l'ont cru: Wordsworth, les disciples du gourou Maharaji... Faites les méditations, ou je vous battrai avec un bâton, leur disait-il. Donne-moi la réponse, petit, sinon je te prends ton bateau.

Je m'affale sur un banc. Ensuite. Noel va me demander en mariage. Il essaie de me piéger. Pire, il n'essaie pas de me piéger, mais veut que j'emménage chez lui uniquement par souci d'économie. Il ne m'aime pas. Puisque personne ne l'a jamais aimé, il est incapable d'éprouver de l'amour pour quiconque. Ou peut-être que si?

Je trouve une cabine téléphonique et j'attends devant qu'une femme munie d'un sac à provisions en sorte. Elle a une bouche de poisson, peinte en orange vif. Je n'ai pas mis de rouge à lèvres. J'ai enfilé un imperméable sur ma chemise de nuit, emprunté des chaussettes à Noel, et je porte des sandales.

- Noel, dis-je quand il décroche, tu parlais sérieusement lorsque tu m'as déclaré que personne ne t'avait jamais aimé?

- Bon Dieu, c'était déjà assez embarrassant de le reconnaître, rétorque-t-il. Il faut en plus que tu me questionnes à ce sujet?

- J'ai besoin de savoir.

- Eh bien, je t'ai parlé de toutes les femmes avec lesquelles j'avais couché. Laquelle aurait pu m'aimer, à ton avis?

J'ai gâché sa journée. Je raccroche, je pose la tête contre l'appareil. Moi, dis-je tout bas. Je t'aime...

Ann Beattie, Sur une colline du Vermont / extrait, dans: Nouvelles du New Yorker (Bourgois, 2013)

traduit de l'américain par Anne Rabinovitch

image: Edward Hopper, Room in New York (journaldespeintres.com)

23:39 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/07/2013

Morceaux choisis - Chimamanda Ngozi Adichie

Chimamanda Ngozi Adichie

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Mon mari tout neuf a sorti la valise du taxi et il est entré le premier dans le brownstone, me guidant par une volée de marches maussades puis le long d'un couloir sans air, à la moquette élimée, pour s'arrêter devant une porte. Le numéro 2 B, en caractères de métal jaunâtre irréguliers, y était fixé.

On est arrivés, a-t-il dit.

Il avait utilisé le mot maison pour me parler de notre futur foyer. Je m'étais imaginé une allée bien lisse serpentant entre des pelouses vert concombre, une porte s'ouvrant sur un vestibule, des murs ornés de tableaux paisibles. Une maison comme celle des jeunes mariés blancs dans les films américains qui passaient le samedi soir sur NTA.

Il a allumé la lumière du salon, au milieu duquel trônait un canapé beige, seul et de travers, comme tombé du ciel. Il faisait très chaud; de vieilles odeurs de renfermé flottaient lourdement dans l'air.

Je te fais visiter, a-t-il dit. 

La petite chambre avait un matelas nu à même le sol dans un coin. Le grande chambre avait un lit et une commode, ainsi qu'un téléphone par terre sur la moquette. Malgré cela, ni l'une ni l'autre ne donnaient une sensation d'espace, comme si les murs avaient fini par être gênés d'avoir si peu d'objets entre eux.

Maintenant que tu es là, on va acheter d'autres meubles. Je n'avais pas besoin de grand-chose tant que j'étais seul, a-t-il dit.

D'accord, ai-je répondu.

J'étais sonnée. Les dix heures de vol de Lagos à New York et l'attente interminable pendant que la douanière passait ma valise au peigne fin m'avaient laissée sur les rotules, et la tête dans le coton. La douanière avait examiné mes aliments comme si c'étaient des araignées. Elle avait enfoncé ses doigts gantés dans les sacs étanches d'egusi pilé, de feuilles d'onugbu séchées et de graines d'uziza, et fini par confisquer mes graines d'uziza. Elle avait peur que je les fasse pousser dans le sol américain. Peu importe si les graines avaient séché des semaines au soleil, si elles étaient dures comme un casque de vélo.

Ike agwum, ai-je dit en posant mon sac à main par terre dans la chambre.

Oui, mais aussi je suis épuisé, a-t-il dit. On devrait se coucher.

Dans le lit les draps étaient doux et je me suis roulée en boule, contractée comme le poing d'oncle Ike quand il est en colère, en espérant qu'aucun devoir conjugal n'était attendu de moi. Quelques instants plus tard, je me suis détendue en entendant les ronflements cadencés de mon mari tout neuf.

Chimamanda Ngozi Adichie, Les marieuses / extrait, dans: Autour de ton cou (Gallimard, 2013)

traduit de l'anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal

image: Chimamanda Ngozi Adichie (lemonde.fr)

07:01 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/06/2013

Morceaux choisis - Marcel Proust

Marcel Proust

littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres

merci à Christiane H

La mer fascinera toujours ceux chez qui le dégoût de la vie et l'attrait du mystère ont devancé les premiers chagrins, comme un pressentiment de l'insuffisance de la réalité à les satisfaire. Ceux-là qui ont besoin de repos avant d'avoir éprouvé encore aucune fatigue, la mer les consolera, les exaltera vaguement. Elle ne porte pas comme la terre les traces des travaux des hommes et de la vie humaine. Rien n'y demeure, rien n'y passe qu'en fuyant, et des barques qui la traversent, combien le sillage est vite évanoui! De là cette grande pureté de la mer que n'ont pas les choses terrestres. Et cette eau vierge est bien plus délicate que la terre endurcie qu'il faut une pioche pour entamer. Le pas d'un enfant sur l'eau y creuse un sillon profond avec un bruit clair, et les nuances unies de l'eau en sont un moment brisées; puis tout vestige s'efface, et la mer est redevenue calme comme aux premiers jours du monde. Celui qui est las des chemins de la terre ou qui devine, avant de les avoir tentés, combien ils sont âpres et vulgaires, sera séduit par les pâles routes de la mer, plus dangereuses et plus douces, incertaines et désertes. Tout y est plus mystérieux, jusqu'à ces grandes ombres qui flottent parfois paisiblement sur les champs nus de la mer, sans maisons et sans ombrages, et qu'y étendent les nuages, ces hameaux célestes, ces vagues ramures.

La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout ne va pas s'anéantir, comme la veilleuse des petits enfants qui se sentent moins seuls quand elle brille. Elle n'est pas séparée du ciel comme la terre, est toujours en harmonie avec ses couleurs, s'émeut de ses nuances les plus délicates. Elle rayonne sous le soleil et chaque soir semble mourir avec lui. Et quand il a disparu, elle continue à le regretter, à conserver un peu de son lumineux souvenir, en face de la terre uniformément sombre. C'est le moment de ses reflets mélancoliques et si doux qu'on sent son coeur se fondre en les regardant. Quand la nuit est presque venue et que le ciel est sombre sur la terre noircie, elle luit encore faiblement, on ne sait par quel mystère, par quelle brillante relique du jour enfouie sous les flots.

Elle rafraîchit notre imagination parce qu'elle ne fait pas penser à la vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce qu'elle est, comme elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme. Notre coeur en s'élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles, oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée et celle des choses.

Marcel Proust, Les plaisirs et les jours (coll. Folio/Gallimard, 2007)

image: lapetitesourie.canalblog.com 

25/04/2013

Morceaux choisis - Antonio Tabucchi

Antonio Tabucchi

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On est en train de le suivre, le personnage inconnu qui est arrivé en Crète pour rejoindre une agréable localité marine et qui à un certain moment, brusquement, pour une raison elle aussi inconnue, a pris une route en direction des montagnes. L'homme poursuivit jusqu'à Mourniès, traversa le village comme s'il savait où aller, sans savoir où il allait. En réalité il ne pensait pas, il conduisait et c'est tout, il savait qu'il allait vers le Sud, le soleil encore haut était déjà dans le dos. 

Depuis qu'il avait changé de direction il avait retrouvé cette sensation de légèreté qu'il avait éprouvée pendant quelques instants à la petite table du glacier en regardant d'en haut l'ample horizon: une légèreté insolite, et en même temps une énergie dont il ne gardait pas mémoire, comme s'il était redevenu jeune, une sorte de subtile ivresse, presque un petit bonheur. Il arriva jusqu'à un village qui s'appelait Fournès, traversa le bourg avec assurance, comme s'il connaissait déjà la route, il s'arrêta à un croisement, la route principale continuait sur la droite, il s'engagea sur la route secondaire qui indiquait Lefka Ori, les montagnes blanches. Il poursuivit tranquillement, la sensation de bien-être se transformait en une sorte d'allégresse, un air de Mozart lui vint en tête et il sentit qu'il pouvait en reproduire les notes, il commença à les siffloter avec une facilité qui le stupéfia, en se trompant de ton de façon pitoyable sur un ou deux passages, ce qui le fit rire.

La route filait entre les âpres gorges d'une montagne. C'étaient des lieux beaux et sauvages, l'automobile parcourait une étroite bande d'asphalte le long du lit d'un torrent à sec, à un moment le lit du torrent disparut entre les pierres et l'asphalte se transforma en un sentier de terre, dans une plaine dénudée au milieu des montagnes inhospitalières, pendant ce temps la lumière tombait, mais il allait de l'avant comme s'il connaissait déjà cette route, comme quelqu'un qui obéit à une mémoire ancienne ou à un ordre reçu en rêve, et à un certain point il vit sur un poteau branlant une pancarte en fer-blanc avec des trous comme si elle avait été transpercée par des balles ou par le temps et qui disait: Monastiri, le monastère. 

Il suivit cette direction comme si ça avait été ce qu'il attendait jusqu'à ce qu'il voie un petit monastère avec un toit à moitié en ruine. Il comprit qu'il était arrivé. Il descendit. La porte dégondée de ces ruines penchait vers l'intérieur. Il pensa qu'il n'y avait désormais plus personne dans ce lieu, un essaim d'abeilles sous le petit portique semblait en être l'unique gardien. Il descendit et attendit comme s'il avait rendez-vous. Il faisait presque nuit. 

Dans l'embrasure de la porte apparut un moine, très vieux et se déplaçant avec difficulté, il avait l'aspect d'un anachorète, avec les cheveux hirsutes sur les épaules et une barbe jaunâtre, que veux-tu? lui demanda-t-il en grec. Tu connais l'italien?, répondit le voyageur. Le vieux fit un signe d'assentiment de la tête. Un peu, murmura-t-il. Je suis venu prendre le relai, dit l'homme.

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Antonio Tabucchi, Contretemps/ extrait, dans: Le temps vieillit vite (coll. Folio/Gallimard, 2010)

traduit de l'italien par Bernard Comment

image: Ile de Spinalonga, Crète (www.tangka.com)

30/03/2013

Morceaux choisis - Maïssa Bey

Maïssa Bey

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Est-il déjà trop tard? Les deux mains autour du visage, elle essaie d'effacer les plis aux commissures de ses lèvres, de remonter le temps. Dans le fragment de miroir qu'elle vient d'extraire de sa cachette, elle s'assure qu'aucune ride encore n'étoile ses yeux. 

Elle se lève. Au centre exact de la chambre, elle ôte un à un tous ses vêtements. Elle est nue. Elle déroule ses jambes en arabesques lentes et dans ses hanches ondulent encore les airs triomphants de sa jeunesse. De ses mains de magicienne s'échappent des oiseaux en frissons légers et leurs ailes lui caressent doucement le visage. 

Quand il n'est pas là, elle danse. Au bord du jour qui tombe des fenêtres, la lumière dérive et traîne ses écharpes blafardes sur les murs. Un à un elle a ôté ses vêtements et de ses cheveux ruisselants, elle se fait un voile de ténèbres. Les fenêtres sont hautes et les portes sont fermées. Il la croit prisonnière. Il a mis des barreaux sur ses rêves et des boulets à sa vie. Chaque matin, il emporte les clés avec lui. Il ne revient qu'à la nuit.

Il ne sait pas, non, il ne sait pas que par ce seul geste il la délivre. Quand il n'est pas là, elle danse, et le jour lui appartient. La nuit aussi parfois. Quand, tout près de lui, ses songes la déchaînent. Sa main qui glisse l'emporte et ses doigts tracent les chemins ensoleillés de ses voyages.

Redis-moi encore, mon âme, ces mots plus légers qu'un souffle, nous allons si tu veux nous perdre, suis-moi, je saurai où te mener.

Les yeux ouverts, elle guette sur le sol la lente reptation du jour qui commence et se glisse sans bruit à travers les barreaux dressés aux fenêtres. Elle arrache de son corps les oripeaux tissés de mensonges et de simulacres, et se revêt de soie diaphane et de délires. Invisible et plus légère qu'une bulle, elle s'envole au-dessus des villes peuplées d'hommes aveugles et de chiens couchants. Elle est de feuilles et de fleurs dans la lumière verte qui fait trembler les aubes frileuses et se défait en tourbillons graciles jusqu'à n'être plus que l'instant extrême du plaisir.

La haine explose en gerbes de feu. Puis elle retombe, cendres nacrées au coeur du silence.

Avec lui, le silence est entré dans sa vie...

Maïssa Bey, Nouvelles d'Algérie (Poche/L'Aube, 2011) 

23:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/03/2013

Sarah Hall 1b

Morceaux choisis

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Quand nous sortions, c'était le plus souvent en ville, du côté des pubs, là où Manda pensait peut-être apercevoir un garçon qu'elle avait remarqué. De temps en temps, si un de ses frères ne voyait pas d'objection à ce que nous l'accompagnions pour une livraison ou à un concert, nous poussions jusqu'à Carlisle. C'était toujours un trajet complètement dément. Ces deux-là conduisaient de façon insensée et multipliaient les dépassements dangereux, car ils étaient fous de vitesse. Ils en raffolaient à cheval, à moto, à ski, tout véhicule capable d'accélérer à leur aplatir la cervelle contre le crâne.

Il y avait deux nationales qui partaient de la ville: la vieille route à péage et celle qu'avaient tracée les Romains, pour ainsi dire abandonnée et qui traversait l'échine de Lazonby Fell. Et puis il y avait la M6. C'était un tronçon d'autoroute désert, la dernière longueur avant l'Ecosse, si bien qu'elle paraissait ne mener nulle part.

J'étais tassée contre la portière, la joue plaquée contre le froid de la vitre, agrippée à la ceinture qui me barrait la poitrine. Manda se battait pour avoir la mainmise sur les boutons de la radio. Un de ses frères était au volant. C'était le plus souvent Aaron. Il brûlait le bitume comme s'il se trouvait sur un circuit privé. Nous traversions cette portion d'arrière-pays comme les gens le font encore aujourd'hui, comme ils l'ont toujours fait et le feront probablement toujours, sans se soucier de radars ou de policiers embusqués: à fond de train, à tombeau ouvert, comme si on nous donnait la chasse.

Je détestais le trajet pour aller en ville, les vingt-cinq minutes de traversée de ce sinistre bas-fond. On avait, tout au long, le sentiment que quelque chose nous coursait. C'étaient les badlands originels, apprenait-on à l'école si on ne le savait déjà. On n'avait aucune envie d'y moisir. Aucune envie de se retrouver toute seule, roulant lentement, visible comme le nez au milieu de la figure, dans cette rase campagne. C'était là que les maraudeurs se retrouvaient, venus du sud ou du nord. C'était le territoire des fermes brûlées, des rivières de sang, des viols. Un paysage de jupes lacérées et de gorges tranchées, où les toitures étaient arrosées de pétrole et incendiées, où les fenils servaient pour découper et saler des enfants. En baissant sa vitre, on pouvait presque entendre tout ça: les alertes au feu et le crépitement des flammes, les femmes éventrées, hurlant tandis que leurs hommes suffoquaient, des tendons enfoncés dans le gosier. Quand elles n'étaient pas fortifiées, les maisons situées dans la zone frontalière étaient provisoires, faites de clayonnage en terre et bouse de vache, faciles à démonter; car lorsque survenaient les pillards, ou bien on leur tenait tête derrière deux mètres cinquante de pierre équarrie, ou bien on pliait bagage et décampait.

La camionnnette embardait violemment au passage des chicanes, m'écrasant la pommette contre la vitre, tandis qu'Aaron chantait à tue-tête en accompagnement des Stone Roses...

Sarah Hall, Le parfum du boucher, dans: La belle indifférence (Bourgois, 2013)

traduit de l'anglais par Eric Chédaille

07/02/2013

Morceaux choisis - Alphonse Allais

Alphonse Allais

littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres

Il la rencontra un jour dans la rue, et la suivit jusque chez elle. À distance et respectueusement. Il n'était pourtant pas timide ni maladroit, mais cette jeune femme lui semblait si vertueuse, si paisiblement honnête, qu'il se serait fait un crime de troubler, même superficiellement, cette belle tranquillité! Et c'était bien malheureux, car il ne se souvenait pas avoir jamais rencontré une plus jolie fille, lui qui en avait tant vu et qui les aimait tant. Jeune fille ou jeune femme, on n'aurait pas su dire, mais, en tout cas, une adorable créature. Une robe très simple, de laine, moulait la taille jeune et souple. Une voilette embrumait la physionomie, qu'on devinait délicate et distinguée. Entre le col de la robe et le bas de la voilette apparaissait un morceau de cou, un tout petit morceau. Et cet échantillon de peau blanche, fraîche, donnait au jeune homme une furieuse envie de s'informer si le reste était conforme. Il n'osa pas. Lentement, et non sans majesté, elle rentra chez elle. Lui resta sur le trottoir, plus troublé qu'il ne voulait se l'avouer.

Nom d'un chien! disait-il, la belle fille! Il étouffa un soupir: Quel dommage que ce soit une honnête femme! 

Il mit beaucoup de complaisance personnelle à la revoir, le lendemain et les jours suivants. Il la suivit longtemps avec une admiration croissante et un respect qui ne se démentit jamais. Et chaque fois, quand elle rentrait chez elle, lui restait sur le trottoir, tout bête, et murmurait: Quel dommage que ce soit une honnête femme!

Vers la mi-avril de l'année dernière, il ne la rencontra plus. Tiens! se dit-il, elle a déménagéTant mieux, ajouta-t-il, je commençais à en être sérieusement toquéTant mieux, fit-il encore, en manière de conclusion.

Et pourtant, l'image de la jolie personne ne disparut jamais complètement de son coeur. Surtout le petit morceau de cou, près de l'oreille, qu'on apercevait entre le col de la robe et le bas de la voilette, s'obstinait à lui trottiner par le cerveau. Vingt fois, il forma le projet de s'informer de la nouvelle adresse. Vingt fois, une pièce de cent sous dans la main, il s'approcha de l'ancienne demeure, afin d'interroger le concierge. Mais, au dernier moment, il reculait et s'éloignait, remettant dans sa poche l'écu séducteur.

Le hasard, ce grand concierge, se chargea de remettre en présence ces deux êtres, le jeune homme si amoureux et la jeune fille si pure. Mais, hélas! la jeune fille si pure n'était plus pure du tout. Elle était devenue cocotte. Et toujours jolie, avec ça! Bien plus jolie qu'avant, même! Et effrontée! C'était à l'Eden. Elle marcha toute la soirée, et marcha dédaigneuse du spectacle. Lui, la suivit comme autrefois, admiratif et respectueux. À plusieurs reprises, elle but du champagne avec des messieurs. Lui, attendait à la table voisine. Mais ce fut du champagne sans conséquence. Car, un peu avant la fin de la représentation, elle sortit seule et rentra seule chez elle, à pied, lentement, comme autrefois, et non sans majesté.

Quand la porte de la maison se fut refermée, lui resta tout bête, sur le trottoir. Il étouffa un soupir et murmura: Quel dommage que ce soit une grue!

Alphonse Allais, Pas de suite dans les idées, dans: A se tordre (coll. GF/Flammarion, 2005)

image: www.lemonde.fr

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23/12/2012

Lire les classiques - Selma Lagerlöf

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Il me faut expliquer comment les choses se passent à Marbacka le soir du réveillon. On a le droit de tirer une petite table au chevet de son lit et d'y poser une bougie, et puis l'on a le droit de lire aussi longtemps qu'on le désire. Et cela constitue le plus grand des plaisirs de Noël. Rien ne peut surpasser le bonheur de se trouver là, avec dans les mains un livre plaisant reçu en cadeau de Noël, un livre que l'on avait jamais vu auparavant et que personne d'autre dans cette maison ne connaît non plus, et de savoir que l'on pourra en lire les pages l'une après l'autre, pour autant que l'on sache rester éveillé. Mais que faire durant la nuit de Noël si l'on a pas reçu de livre?

Selma Lagerlöf, Le livre de Noël (coll. Babel/Actes Sud, 2007)

image: Darren Thompson (darrenthompsonfineart.blogspot.com)

14:15 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |