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25/10/2013

Morceaux choisis - Cesare Pavese

Cesare Pavese et Bianca Garufi

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La dernière fois que j'allai à la mer avec elle, Silvia se rhabilla dans les genévriers et je la vis, baissée, faire tomber le maillot de ses jambes, toute rose et brunie. Son visage fut caché par ses cheveux. Je prononçai son nom, mais à voix si basse que, derrière ses cheveux, elle ne m'entendit pas. Ce fut la dernière fois, et ce jour-là, je ne l'avais même pas touchée. Puis nous partîmes et le lendemain elle me dit qu'elle en avait assez de moi. Alors je restai seul, et je ne mangeai que des fruits et des restes pendant plusieurs jours. J'aimais seulement sortir et marcher. 

En marchant, je me demandais avec qui Silvia pouvait bien s'être mise. Il y en avait beaucoup qui la voulaient. J'y pensais même la nuit quand je ne pouvais pas dormir, et je lui parlais à voix basse, tout contre l'oreiller, comme si elle était là, à côté. Silvia, lui disais-je, reviens. Qu'est-ce que ça te coûte de revenir? Tu as été si peu de temps avec moi. Nous avons tant de choses à faire ensemble. Reviens.

Pendant tous ces jours, Silvia ne revint pas. Je ne savais pas avec qui elle vivait. Ce n'était pas elle qui avait disparu; elle n'avait changé en rien sa façon de vivre; je connaissais la maison, les chambres, les mots qu'elle disait, son réveil, les rues; celui qui s'était perdu, c'était moi et autour de moi je ne voyais plus rien que je connaisse. J'étais comme celui qui attend quelqu'un à un coin de rue, et cette personne tarde et il découvre avec stupéfaction des passants, des taches sur les murs, des magasins qu'il n'avait jamais vus. Il m'arrivait de voir d'autres femmes. Que de Silvia, me disais-je. Toute femme est une Silvia. Comment se fait-il?

J'avais connu d'autres Silvia par le passé. Ma vie était un entrelacs de Silvia qui m'avaient approché un instant. Elles se ressemblaient toutes, elle m'avaient toutes compris au premier mot. Mais cette fois, j'appris encore ceci: que ce que je souffrais à cause de Silvia n'était pas dû au hasard. Il fallait que je pense que c'était précisément avec Silvia qu'il ne m'était pas permis de vivre. Elle, ces yeux, ces cheveux, cette voix, n'étaient pas faits pour moi. Dès ma naissance, ils s'étaient formés et avaient grandi pour être vus, écoutés et embrassés par un autre, par un homme différent, qui n'aurait rien de moi, qui serait plus éloigné de moi qu'un animal ou un tronc d'arbre. Que pouvait-on y faire?

En ce temps-là, je croyais que la façon dont j'avais vécu avec Silvia était quelque chose d'irréparable, et que mon corps, ma peau et mes gestes, n'étaient plus ceux d'avant. Mais je savais que jour après jour, quelque chose de cette nouvelle substance s'en allait et il me semblait que j'y perdais mon sang, ma vie.

Au lieu de cela, une aube se leva et je revis Silvia. Elle m'avait fait appeler et elle parlait, embarrassée, en essayant de sourire. Elle vint à moi en se frottant une hanche qu'elle avait cognée contre la porte et elle me dit: Tu es encore vivant?

- Bien sûr, lui répondis-je.

- Qu'est-ce que ça fait mal, et elle frotta encore.

Elle me parla debout, dans la première pièce, parce que de l'autre côté, elle avait des gens qui faisaient du vacarme et je ne comprenais pas si elle riait d'une discussion qu'elle avait interrompue ou bien si elle voulait me faire fête. Tu as envie de rire? me demanda-t-elle.

- Pas toi?

- Non, ces gens m'ennuient, fit-elle. Tu n'es pas retourné en mer?

C'était l'hiver, et soudain il me sembla que le mois d'août revenait.

Cesare Pavese et Bianca Garufi, Grand feu / extrait, dans: Nuit de fête et autres récits (Gallimard, 1972)

traduit de l'italien par Pierre Laroche

image: seratedimedane.wordpress.com

18/10/2013

Morceaux choisis - Sylvie Germain

Sylvie Germain

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Un reliquat de sens résiste, il glisse, insaisissable. C'est ainsi que le désir court, sans fin, et qu'il s'accroît - désir de voir encore, davantage, autrement, désir de comprendre plus, et mieux. Désir de caresser la peau de la réalité, d'en palper la chair, d'en sonder l'épaisseur, d'en sentir battre le pouls - comme ces mains aux doigts écartés dont les hommes des temps préhistoriques ont laissé des traces, en négatif et en positif, sur les parois des grottes. Mains à l'écoute de la roche, de la pénombre, des énergies de la terre, de la vie et aussi de la mort. Paumes offertes et demandeuses, posées contre le flanc du corps prodigieux du monde. Mains de gloire et de quête.

Le désir court, il tâte le monde, il se collette avec la réalité, il empoigne et étreint l'humanité dans l'espoir d'accéder à leur coeur, d'en comprendre le fonctionnement, le processus, mais parfois il s'arrête, saisi d'effroi, d'impuissance...

Sylvie Germain, Rendez-vous nomades (Albin Michel, 2012)

image: Sylvie Germain (mediatecafranceza.wordpress.com)

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/10/2013

Morceaux choisis - Maurice Chappaz

Maurice Chappaz

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O juillet qui fleurit dans les artères
je désire toutes les choses
 
Dans la rouge mémoire de mon sang
bougent les limons et les chairs vivaces
sécheresse sécheresse
là chantent les écumes
mes soifs fument
 
Mais toi tu es délicatesse
tu me seras livrée la nuit comme la forêt
qui dira alors ce qu'est ton coeur?
la pleine nuit de ton coeur?
quel silence
puis quelle voix superbe chantera dans l'ombre.
 
Quand tu seras penchée vers moi
alors mes bras deviendront beaux
tu reposeras sur ma poitrine
et tu seras sur moi comme une source
comme le chant de la source
ô tendresse qui éveille les eaux
et leur abondance douce
 
Je sais que tu es semblable à la terre
que pareille
tu apportes de rustiques présents
que ton corps est comme le vrai froment
tu donnes le pain
le don simple et bon
de ce qui se touche et qui se voit
tu couvres l'homme de moisson
tu es pareille aux fruits des arbres
apportant leur soleil et leur douceur
et je t'appellerai 
le lait le miel le raisin.
 
Puis vient la joie
vous saisons vous matières
vous êtes cédées
oh! j'ai envie de dire merveille merveille
femme combien tu es belle
paraît ta grande nature
tu glisses dans les bras de celui qui t'aime
tout soleil est perdu
 
C'est maintenant le silence frais de la nuit
c'est dans ton coeur qu'il faut chercher l'été
qu'il faut tout chercher
je n'ai plus qu'envie de dire
merveille merveille
 
Qui dira la nuit?
qui dira l'été?
 

Maurice Chappaz, La merveille de la femme / extrait, dans: Verdures de la nuit (Fata Morgana, 2004)

image: Albert Anker, Die kleine Kartoffelschälerin (picstopin.com)

08/10/2013

Morceaux choisis - René Char

René Char

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Elle est venue par cette ligne blanche pouvant tout aussi bien signifier l'issue de l'aube que le bougeoir du crépuscule. Elle passa les grèves machinales, elle passa les cimes éventrées. Prenaient fin la renonciation à visage de lâche, la sainteté du mensonge, l'alcool du bourreau. Son verbe ne fut pas un aveugle bélier mais la toile où s'inscrivit mon souffle. D'un pas à ne se mal guider que derrière l'absence, elle est venue, cygne sur la blessure, par cette liane blanche.

René Char, La liberté, dans: Georges Jean, La liberté en poésie (coll. Folio Junior/Gallimard, 1998)

image: Nicolas de Staël, Collage (arcadja.com)

05/10/2013

Morceaux choisis - Colette Nys-Mazure

Colette Nys-Mazure

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Pour la cérémonie de la lecture, j'aime le rituel: lampe bien orientée, coussins moelleux, feu douillet, présence tendre, silence et paix du coeur. Mais je peux tout aussi bien me contenter d'une paillasse et d'une lampe de poche qui ne troublera pas le sommeil de la chambrée. Adossée au mur de la gare tonitruante, la valise entre les pieds, ou chatouillée par les hautes herbes au bord de l'eau, je lis et le bruit des pages tournées, le bruissement de la langue délivrent la même ivresse.

Je lis, je me délie de tout ce qui entravait mon essor. Je lis, je me relie à tous ceux qui ont connu ce texte et à ceux qui le découvriront après moi, autant qu'à l'écrivain qui nous l'a confié. Je renoue avec mon moi le plus intime, celui de l'enfance, comme je pose les jalons de demain. Je nidifie et j'édifie.

Je lis. Je pallie les limites dérisoires de ma petite vie. Par auteurs, par héros interposés, j'expérimente mille formes d'existence, je me démultiplie. J'approfondis. Je comprends la folie d'un autre. Je pénètre dans des milieux qui me resteront toujours étrangers ou fermés. Rien ne m'est impossible. Je lis. Lire c'est délirer.

Je lis. Je relis les classiques, je les rafraîchis au contact de ma sensibilité actuelle. J'élis et j'abolis le temps aussi bien que l'espace: il n'est terre ni époque ni âge qui me soit inaccessible. Je lis-j'écris. J'écris en marge des lignes mon propre livre. Avec Tournier, je peux affirmer que tout livre a toujours deux auteurs: celui qui l'écrit et celui qui le lit.

Ce livre, je le raconterai aux enfants en faisant une énorme vaisselle, au cours d'un voyage en voiture ou dans une salle d'attente. Je le déconstruirai et je le recomposerai, image après image, séquences télescopées; comme jadis dans nos interminables conciliabules fraternels, nichés à l'étroit d'une vieille cage à lapins au fond du jardin.

Je lis, je jouis. Je me réjouis dans la jubilation des réseaux de sens. Je m'étonne et m'émerveille. Je vais de surprise en surprise et je reconnais. Déjà je pense à celui à qui je prêterai le livre. A moins que je l'abandonne sur la banquette du train ou la chaise du square, en espérant qu'il trouve un lecteur enthousiaste, ravi de l'aubaine.

Je lis. Le texte descend en moi, infuse: Le saule / peint le vent / sans pinceau; je porte ce haïku comme une fête; demain je naviguerai en haute mer avec Dostoïevski ou Cohen. Je lis et la solitude recule, le souci s'éloigne. Autour de moi veillent tant de vivants. Ils sont passés par là, avant moi, en sont revenus. Je reviens, dispose. Je lis et le monde que je vois n'égale pas celui qui m'habite.

Que lis-tu? Sur le visage de l'enfant-lecteur, je surprends l'expression concentrée, perdue: je me retire sur la pointe des pieds. Peur de rompre un charme.

Colette Nys-Mazure, De la patrie des livres, dans: Célébration du quotidien (Desclée de Brouwer, 1997)

image: tarakoken.blog28.fc2.com

09:55 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/10/2013

Morceaux choisis - Michael Donhauser

Michael Donhauser

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Parfois je retournais au tableau et je voyais ce que j'avais oublié, l'ombre de la barrière, les ombres des piquets de la clôture, et l'étendue qu'on pouvait davantage deviner que voir, où conduisait l'alignement des arbres, qu'elle n'était pas une plaine avec des allées qui s'étendaient vers l'horizon. La lumière s'y étalait en de grands lointains, ces lointains étaient là sous forme de lumière qui se déversait, à travers les branches, le treillis, la barrière.

J'avais l'impression, tel que je voyais le tableau, qu'il m'avait manqué depuis longtemps comme un endroit qui vous faisait rester: et ce qui vous faisait rester était semblable à l'ouverture d'une main qui ne retenait plus, qui montrait seulement, et cela purifiait de se défaire ainsi, de toutes choses, tandis que la vue était une respiration, de l'air frais, du soleil chaud. Ainsi donc il était de nouveau là, le seuil, et la légère retenue également, du souffle, à la vue de la pie.

La pie, elle, habitait le tableau, elle s'y était posée, sur le barreau le plus haut de la barrière en guise de branche, un peu comme en passant ou comme un être vivant, être vivant abandonné autant que le baquet, et la neige, elle était sur le sol en abondance, semblable à l'herbe, qui verdirait là en abondance, semblable aux feuilles qui donneraient aux arbres leur plénitude lumineuse, à une autre saison, car il n'y avait là pas Rien, il y avait la neige peinte et l'étendue peinte et la peinture de la pie sous forme d'oiseau sombre avec une tache claire sur la poitrine, avec des plumes de la queue semblables à des traits de pinceau.

Et le ciel n'était pas bleu, pas du bleu d'une claire journée: il était brumeux, brumeux et comme si la clarté ainsi réfractée dans la brume était plus grande, plus vive la lumière, comme un demi-jour, encore matinale presque, presque crépusculaire déjà. Tout reposait, tout était, était résonance, était ramure et murs badigeonnés, tout habillait le silence sur l'épaule nue duquel était posée la pie: y avait-il la mort, était-elle le son auquel le tableau répondait, en écho?

Mais la mort, elle vint, comme les fleurs tournoyaient, des poiriers, comme l'air embaumait un parfum doux et que les branches se couvraient de feuillage: de sorte que l'été ensuite et l'automne pratiquement inaperçus s'écoulèrent et que ce fut un éveil, comme la neige était là, comme l'hiver était là où il y avait encore eu le printemps et que la neige parlait, de la mort. Vous marcherez au soleil et moi, je serai sous la terre, avait dit quelqu'un, mais à présent le silence régnait comme si toutes les paroles de l'adieu étaient traduites en ce silence lumineux.

Où étaient-ils donc passés, comme on disait, les jours, toutefois je ne posais pas la question, je regardai encore une fois l'oiseau qui, tel un guetteur, était juché sur la barrière, qui s'envolerait à nouveau, qui s'était envolé d'une branche, avait traversé un bout de clarté, puis s'était posé, en battant un peu des ailes, là-bas, sur le barreau supérieur, là où le chemin ne faisait qu'un avec le chemin, celui qui avait été parcouru, celui qui s'étendait devant vous: et on ne voyait personne, ni homme passant par là, ni femme venant par le chemin.

Par le chemin: où il n'y avait pas de chemin, où la neige recouvrait le chemin qui peut-être conduisait à la barrière, puis à la maison, à l'une des deux, puis de la maison jusqu'à l'étendue le long des arbres, peut-être, car son tracé pouvait à peine être remémoré, mais présent, transformé en cette présence sous forme d'éclat, de lumière, se déversant, transformé en cette qualité d'image sous forme de pie, d'emblème, placé dans le silence, pour l'agrandir.

Michael Donhauser, La pie -  d'après La pie de Claude Monet / extrait (Harpo &, 2012)

traduit de l'allemand par  Laurent Cassagnau

image: Claude Monet, La pie (histoiredesartsrombas.blogspot.com)

01:24 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/09/2013

Morceaux choisis - Laurent Costantini

Laurent Costantini

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Beyrouth, tu es pour moi la ville la plus mystérieuse du monde. Beyrouth, pardonne-moi, j'ai écrit que tu te donnes au premier venu, ce n'est pas vrai. Beyrouth, les étrangers ne te connaissent pas, ils ne font que passer, ce sont des amants de passage, même pas des amants puisqu'ils ne t'aiment pas. Ils me le disent. Comment osent-ils dire du mal de toi? Beyrouth, je ne répéterai pas ce qu'ils disent de toi. Non, Beyrouth, tu ne t'offres pas au premier venu, il faut marcher dix heures par jour dans tes rues comme je le fais pour mériter les surprises que tu dérobes aux yeux du visiteur trop pressé.

Beyrouth, quelquefois j'ai l'impression que tu es une ville fantôme, je marche dans tes rues et ce ne sont que maisons vides, fenêtres brisées et rideaux déchirés qui volent au vent.

Beyrouth, parfois je ne te comprends pas, tu laisses détruire tes vieilles maisons qui ont réussi à survivre à la guerre alors que tu as déjà tant perdu. Beyrouth, tu as tort de vendre ton âme au diable. Beyrouth, charmouta, tu fais ça pour de l'argent.

Beyrouth, j'aime entendre le chant des klaxons qui s'élève dans le ciel le matin comme le cri des oiseaux. Sa mélodie lointaine me rappelle que je suis dans une ville d'Orient.

Beyrouth, tu fumes trop et parfois je me demande comment tu fais pour tenir encore debout.

Beyrouth, lorsque je suis loin, la nuit, je rêve de toi.

Dans l'ombre de tes jardins où je pénètre en escaladant des murs démolis à moitié, je frissonne parfois devant le mystère du temps arrêté. Ici, la nature a commencé à reprendre ses droits et l'homme n'a pas encore fait valoir les siens.

Derrière les arbres immenses émerge en filigrane la façade oubliée d'une grande maison à triple arcade. Et si sa présence incertaine dans un monde qui l'a fuie depuis longtemps perdurait quelques années encore et continuait de nourrir mes rêves d'abandon et d'oubli...

Beyrouth au mois de mai on cueille les fleurs de gardénia qui embaument dans les jardins. Et tu en portes une à ton oreille. Beyrouth, tu es brune ce jour-là et je ne parviens pas à détacher mon regard de cette fleur blanche dans tes cheveux noirs. Beyrouth, approche-toi, je veux sentir la fleur, je veux t'embrasser.

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Laurent Costantini, Beyrouth Beyrouth - récit poétique (Editions Z, 2013)

préface  de Gilberte Favre

19/09/2013

Morceaux choisis - Guillaume Apollinaire

Guillaume Apollinaire

littérature; poésie; anthologie; livres

L’amour est mort entre tes bras
Te souviens-tu de sa rencontre
Il est mort tu la referas
Il s’en revient à ta rencontre
 
Encore un printemps de passé
Je songe à ce qu’il eut de tendre
Adieu saison qui finissez
Vous nous reviendrez aussi tendre
 
Dans le crépuscule fané
Où plusieurs amours se bousculent
Ton souvenir gît enchaîné
Loin de nos ombres qui reculent
 
O mains qu’enchaîne la mémoire
Et brûlantes comme un bûcher
Où le dernier des phénix noire
Perfection vient se jucher
 
La chaîne s’use maille à maille
Ton souvenir riant de nous
S’enfuir l’entends-tu qui nous raille
Et je retombe à tes genoux
 
Tu n’as pas surpris mon secret
Déjà le cortège s’avance
Mais il nous reste le regret
De n’être pas de connivence
 
La rose flotte au fil de l’eau
Les masques ont passé par bandes
Il tremble en moi comme un grelot
Ce lourd secret que tu quémandes
 
Le soir tombe et dans le jardin
Elles racontent des histoires
À la nuit qui non sans dédain
Répand leurs chevelures noires
 
Petits enfants petits enfants
Vos ailes se sont envolées
Mais rose toi qui te défends
Perds tes odeurs inégalées
 
Car voici l’heure du larcin
De plumes de fleurs et de tresses
Cueillez le jet d’eau du bassin
Dont les roses sont les maîtresses
 
Tu descendais dans l’eau si claire
Je me noyais dans ton regard
Le soldat passe elle se penche
Se détourne et casse une branche
 
Tu flottes sur l’onde nocturne
La flamme est mon cœur renversé
Couleur de l’écaille du peigne
Que reflète l’eau qui te baigne
 
O ma jeunesse abandonnée
Comme une guirlande fanée
Voici que s’en vient la saison
Et des dédains et du soupçon
 
Le paysage est fait de toiles
Il coule un faux fleuve de sang
Et sous l’arbre fleuri d’étoiles
Un clown est l’unique passant
 
Un froid rayon poudroie et joue
Sur les décors et sur ta joue
Un coup de revolver un cri
Dans l’ombre un portrait a souri
 
La vitre du cadre est brisée
Un air qu’on ne peut définir
Hésite entre son et pensée
Entre avenir et souvenir
 
O ma jeunesse abandonnée
Comme une guirlande fanée
Voici que s’en vient la saison
Des regrets et de la raison
 

Guillaume Apollinaire, Vitam impendere amori, dans: Poèmes à Lou, précédé de: Il y a (coll. Poésie/Gallimard, 2007)

image: Louise de Coligny-Châtillon, dite Lou (angelomainardi.it)

16:50 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/09/2013

Morceaux choisis - Walter Benjamin

Walter Benjamin

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pour Slah P

Dans une histoire d'Andersen apparaît un livre d'enfant qui fut acheté pour la moitié du royaume. Tout y était vivant. Les oiseaux chantaient, les personnages sortaient du livre et se mettaient à parler. Mais aussitôt que la princesse tournait la page, ils bondissaient à nouveau dedans pour éviter tout désordre. Suave et floue comme beaucoup de ce que l'auteur écrivit, cette petite trouvaille poétique frôle de près ce dont il s'agit ici. Ce ne sont pas les choses qui surgissent des pages aux yeux de l'enfant feuilletant les illustrations, c'est lui-même qui par sa contemplation va pénétrer en elles, comme une nuée se rassasiant de l'éclat coloré du monde des images.

Dans un tel monde tendu de couleurs, poreux, où à chaque pas tout va se déplacer, l'enfant est accueilli comme un partenaire de jeu. Drapé de toutes les couleurs qu'il saisit dans sa lecture et dans sa vision, il est là au beau milieu d'une mascarade et y participe. En lisant - car les mots se retrouvent aussi à ce bal masqué - ils sont de la partie et tourbillonnent, flocons de neige sonores, en s'entremêlant. Prince est un mot ceint d'une étoile, dit un garçon de sept ans. Les enfants, quand ils imaginent des histoires, se comportent en metteurs en scène qui ne se laissent pas censurer par le sens. On peut en faire l'épreuve très facilement. Si on indique quatre ou cinq vocables déterminés, qu'on les rassemble vite en une courte phrase, la prose la plus étonnante viendra au jour: non pas une vue perspective sur le livre d'enfants, mais des panneaux indicateurs y menant. Voilà que d'un seul coup les mots se jettent dans un costume, et en un tournemain sont impliqués dans des combats, dans des scènes d'amour, ou dans des bagarres.

C'est ainsi que les enfants écrivent leurs textes, mais ainsi également qu'ils les lisent.

Walter Benjamin, Vue perspective sur le livre pour enfants / extrait, dans: Je déballe ma bibliothèque (coll. Poche/Rivages, 2000)

image: Jean-François Martin (lorizel.canalblog.com)

17:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/09/2013

Morceaux choisis - Kurt Tucholsky

Kurt Tucholsky

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Pose les grandes lignes de ton voyage, et laisse-toi porter, pour le détail, par les reflets de l'heure. La plus grandiose curiosité qui soit, c'est le monde, regarde-le. Personne ne saurait en avoir une assez parfaite connaissance pour tout comprendre et tout estimer à sa juste valeur: aie le courage de dire que tu ne comprends rien à ceci ou cela.

Ne prends pas au tragique les petites difficultés du voyage; si restes coincé à une étape sans intérêt, sois heureux d'être en vie, regarde un peu les poules et les chèvres à l'air grave, et fais une petite causette avec le marchand de tabac. Détends-toi. Lâche les commandes. Et tombe en vrille dans le monde.Il est si beau: donne-toi à lui, il se donnera à toi.

Kurt Tucholsky, L'art de bien voyager, dans: Moments d'angoisse chez les riches - Chroniques allemandes (Héros-Limite, 2012)

traduit de l'allemand par Claude Porcell

08:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; chroniques; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |