25/04/2013
Morceaux choisis - Antonio Tabucchi
Antonio Tabucchi
On est en train de le suivre, le personnage inconnu qui est arrivé en Crète pour rejoindre une agréable localité marine et qui à un certain moment, brusquement, pour une raison elle aussi inconnue, a pris une route en direction des montagnes. L'homme poursuivit jusqu'à Mourniès, traversa le village comme s'il savait où aller, sans savoir où il allait. En réalité il ne pensait pas, il conduisait et c'est tout, il savait qu'il allait vers le Sud, le soleil encore haut était déjà dans le dos.
Depuis qu'il avait changé de direction il avait retrouvé cette sensation de légèreté qu'il avait éprouvée pendant quelques instants à la petite table du glacier en regardant d'en haut l'ample horizon: une légèreté insolite, et en même temps une énergie dont il ne gardait pas mémoire, comme s'il était redevenu jeune, une sorte de subtile ivresse, presque un petit bonheur. Il arriva jusqu'à un village qui s'appelait Fournès, traversa le bourg avec assurance, comme s'il connaissait déjà la route, il s'arrêta à un croisement, la route principale continuait sur la droite, il s'engagea sur la route secondaire qui indiquait Lefka Ori, les montagnes blanches. Il poursuivit tranquillement, la sensation de bien-être se transformait en une sorte d'allégresse, un air de Mozart lui vint en tête et il sentit qu'il pouvait en reproduire les notes, il commença à les siffloter avec une facilité qui le stupéfia, en se trompant de ton de façon pitoyable sur un ou deux passages, ce qui le fit rire.
La route filait entre les âpres gorges d'une montagne. C'étaient des lieux beaux et sauvages, l'automobile parcourait une étroite bande d'asphalte le long du lit d'un torrent à sec, à un moment le lit du torrent disparut entre les pierres et l'asphalte se transforma en un sentier de terre, dans une plaine dénudée au milieu des montagnes inhospitalières, pendant ce temps la lumière tombait, mais il allait de l'avant comme s'il connaissait déjà cette route, comme quelqu'un qui obéit à une mémoire ancienne ou à un ordre reçu en rêve, et à un certain point il vit sur un poteau branlant une pancarte en fer-blanc avec des trous comme si elle avait été transpercée par des balles ou par le temps et qui disait: Monastiri, le monastère.
Il suivit cette direction comme si ça avait été ce qu'il attendait jusqu'à ce qu'il voie un petit monastère avec un toit à moitié en ruine. Il comprit qu'il était arrivé. Il descendit. La porte dégondée de ces ruines penchait vers l'intérieur. Il pensa qu'il n'y avait désormais plus personne dans ce lieu, un essaim d'abeilles sous le petit portique semblait en être l'unique gardien. Il descendit et attendit comme s'il avait rendez-vous. Il faisait presque nuit.
Dans l'embrasure de la porte apparut un moine, très vieux et se déplaçant avec difficulté, il avait l'aspect d'un anachorète, avec les cheveux hirsutes sur les épaules et une barbe jaunâtre, que veux-tu? lui demanda-t-il en grec. Tu connais l'italien?, répondit le voyageur. Le vieux fit un signe d'assentiment de la tête. Un peu, murmura-t-il. Je suis venu prendre le relai, dit l'homme.
Antonio Tabucchi, Contretemps/ extrait, dans: Le temps vieillit vite (coll. Folio/Gallimard, 2010)
traduit de l'italien par Bernard Comment
image: Ile de Spinalonga, Crète (www.tangka.com)
00:47 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
22/04/2013
Morceaux choisis - René Char
René Char
merci à Anne-Marie GB
la liberté naît, la nuit, n'importe où, dans un trou de mur, sur le passage des vents glacés.
Les étoiles sont acides et vertes en été; l'hiver elles offrent à notre main leur pleine jeunesse mûrie.
Si des dieux précurseurs, aguerris et persuasifs, chassant devant eux le proche passé de leurs actions et de nos besoins conjugués, ne sont plus nos inséparables, pas plus la nature que nous ne leur survivrons.
Tel regard de la terre met au monde des buissons vivifiants au point le plus enflammé. Et nous réciproquement.
Imitant de la chouette la volée feutrée, dans les rêves du sommeil on improvise l'amour, on force la douleur dans l'épouvante, on se meut parcellaire, on rajeunit avec une inlassable témérité.
O ma petite fumée s'élevant sur tout vrai feu, nous sommes les contemporains et le nuage de ceux qui nous aiment!
René Char, La nuit talismanique, dans: Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1983)
07:16 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, René Char | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
19/04/2013
Morceaux choisis - Romano Guardini
Romano Guardini
J'étais assis au bord du Löchstal en Engadine. A mes pieds, la vallée se creusait brusquement. Au fond, tout en bas, le torrent coulait, jailli du glacier. De l'autre côté, c'était à nouveau le puissant ressaut des cimes. Ainsi, la vallée formait comme un immense berceau. Mais ce berceau n'était pas vide. Il était tout empli de silence.
J'étais seul. Pas un bruit à l'entour. Et pourtant l'oreille, celle du corps comme celle de l'âme, percevait le silence. Et le silence était quelque chose de si vaste, et de si profond, que j'en étais inondé, comme par une mer. Et si quelque léger bruit, le cri d'un oiseau, la chute d'une pierre, venait troubler le silence, le son en était tout ensemble si exact, si pur, et si dense qu'il me paraissait n'en avoir jamais entendu de pareil.
Romano Guardini, Promesses, dans: Daniel-Ange, Les feux du désert, vol. 2/Silences (Rémy Magermans, 1973)
image: Celerina/Grisons, Suisse (gemeinde-celerina.ch)
08:26 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; spiritualité; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
15/04/2013
Morceaux choisis - Rainer-Maria Rilke
Rainer-Maria Rilke
Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles, et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
Rainer-Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (coll. Points/Seuil, 2001)
image: cathou24.centerblog.net
07:50 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis, Rainer-Maria Rilke | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
12/04/2013
Morceaux choisis - Louis Aragon
Louis Aragon
Il y a des choses que je ne dis à Personne AlorsElles ne font de mal à personne MaisLe malheur c’estQue moiLe malheur le malheur c’estQue moi ces choses je les sais Il y a des choses qui me rongent La nuitPar exemple des choses commeComment dire comment des choses comme des songesEt le malheur c’est que ce ne sont pas du tout des songes Il y a des choses qui me sont tout à faitMais tout à fait insupportables même siJe n’en dis rien même si je n’enDis rien comprenez comprenez-moi bien Alors ça vous parfois ça vous étouffeRegardez regardez-moi bienRegardez ma boucheQui s’ouvre et ferme et ne dit rien Penser seulement d’autre choseSonger à voix haute et de moiMots sortent de quoi je m’étonneQui ne font de mal à personne Au lieu de quoi j’ai peur de moiDe cette chose en moi qui parle Je sais bien qu’il ne le faut pasMais que voulez-vous que j’y fasseMa bouche s’ouvre et l’âme est làQui palpite oiseau sur ma lèvre O tout ce que je ne dis pasCe que je ne dis à personneLe malheur c’est que cela sonneEt cogne obstinément en moiLe malheur c’est que c’est en moiMême si n’en sait rien personneNon laissez-moi non laissez-moiParfois je me le dis parfoisIl vaut mieux parler que se taire Et puis je sens se dessécherCes mots de moi dans ma saliveC’est là le malheur pas le mienLe malheur qui nous est communÉpouvantes des autres hommesEt qui donc t’eut donné la mainÉtant donné ce que nous sommes Pour peu pour peu que tu l’aies ditCela qui ne peut prendre formeCela qui t’habite et prend formeTout au moins qui est sur le pointQu’écrase ton poingEt les gens Que voulez-vous direTu te sens comme tu te sensBête en face des gens Qu’étais-jeQu’étais-je à dire Ah oui peut-êtreQu’il fait beau qu’il va pleuvoir qu’il faut qu’on ailleOù donc Même cela c’est tropEt je les garde dans les dentsCes mots de peur qu’ils signifient Ne me regardez pas dedansQu’il fait beau cela vous suffitJe peux bien dire qu’il fait beauMême s’il pleut sur mon visageCroire au soleil quand tombe l’eauLes mots dans moi meurent si fortQui si fortement me meurtrissentLes mots que je ne forme pasEst-ce leur mort en moi qui mord Le malheur c’est savoir de quoiJe ne parle pas à la foisEt de quoi cependant je parle C’est en nous qu’il nous faut nous taire
Louis Aragon, Le fou d'Elsa (coll. Poésie/Gallimard, 2002)
image: www.lexpress.fr
22:27 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Louis Aragon, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
11/04/2013
Morceaux choisis - Daniel Barenboim 1b
Daniel Barenboim
L'orchestre West-Eastern Divan Orchestra a été créé en 1999 à Weimar à l'occasion du 250e anniversaire de la naissance de Johann Wolfgang von Goethe. Il a la particularité de réunir chaque été environ 80 jeunes instrumentistes d'Israël, des États arabes voisins - Syrie, Liban, Égypte, Jordanie - et des Territoires palestiniens, qui viennent en Europe se former et jouer ensemble.
Ci-dessous, retrouvez le magnifique documentaire de Paul Smaczny, Les voix de la musique, diffusé sur la chaîne de télévision Arte, avec Daniel Barenboim et le West-Eastern Divan Orchestra.
34 minutes pour attester que tout espoir n'est pas perdu...
16:16 Écrit par Claude Amstutz dans Daniel Barenboim, Le monde comme il va, Morceaux choisis, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : musique classique | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Daniel Barenboim 1a
Daniel Barenboim
Vingt-quatre heures seulement. Pour changer le monde, il faut agir vite. Dans mon rêve, je suis Premier ministre d'Israël. Ma baguette dirige une nouvelle et magnifique symphonie: le traité marquant la coexistence amicale d'Israël et de la Palestine. Avec cette oeuvre, je réalise ce qui, ici et maintenant, semble impossible: l'égalité des droits de ces deux peuples du Proche-Orient. L'ouverture indique que Jésusalem est la capitale commune. Cette ville sainte doit être la demeure partagée des chrétiens, musulmans et juifs, Jérusalem a pour moi les résonances polyphoniques d'une ville qui, plus encore que Rome ou Athènes, renvoie à l'époque mythique de l'histoire de l'humanité.
Jeudi matin, huit heures. Le temps est ensoleillé, l'air est doux. C'est une belle journée d'automne, qui promet de devenir historique. Le philosophe Baruch Spinoza frappe à la porte de ma résidence, en face du mur des Lamentations de Jérusalem. Je l'ai choisi comme conseiller, bien qu'il soit mort depuis plus de trois cents ans. Il a apporté du hoummous, mon plat préféré. A quoi s'ajoutent du jus d'orange fraîchement pressé et du café fort.
Nous avons à peine fini de nous sustenter que le téléphone sonne. C'est mon ami Edward Said. Dans la vie, il est professeur de littérature à Columbia University, mais dans mon rêve il a été choisi par les Palestiniens pour signer le traité. Hé, lui dis-je, Où es-tu? Nous voulons conclure la paix aujourd'hui, et tu es en retard? Lorsqu'il finit par arriver, nous savons tous trois, Spinoza, Said et moi, qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Pour commencer, nous décidons que le traité d'amitié prendra effet le 15 mai; car ce jour-là, cinquante et un ans auparavant, nos deux peuples combattaient l'un contre l'autre. Pour les Juifs, c'était la guerre d'indépendance; pour les Palestiniens, c'était le al-Nakhab, la catastrophe. Cet anniversaire de la guerre d'hier doit désormais n'être plus que le jour de la paix.
Trois conditions doivent être réunies, sinon le traité ne vaudra pas le papier sur lequel il est écrit. Premièrement, les deux nations sont obligées de collaborer. Cette coopération sera si étroite que nos avenirs économiques, mais aussi culturels et scientifiques, seront imbriqués. Cela veut dire que la Palestine et Israël seront aussi proches qu'une famille. Et cela implique qu'ils soient solidaires. Par exemple, que faire de l'argent que les banques européennes ont volé aux Juifs à l'époque nazie? Mon rêve, s'il n'y a pas de survivants à qui donner l'argent, est qu'Israël consacre ces millions de dollars aux réfugiés palestiniens.
Deuxièmement, je suis partisan d'armer les deux nations. Israël doit rester vigilant face au monde arabe, mais la Palestine aussi, ne serait-ce que pour des raisons psychologiques. Pour les Juifs ultra-religieux, ce sera très difficile à accepter. Je prévois une option dans mon traité pour séparer l'Eglise de l'Etat, comme dans le reste du monde occidental. Je ferai tout pour les religieux et l'étude de la religion. Après tout, le judaïsme est presque une science, et le Talmud est bien plus qu'un texte qu'on déclame. Mais que faire du spectre des groupes religieux extrémistes?
Enfin, le traité prévoira la création de nouveaux services secrets, intégrés à un ministère comprenant l'armée et la police. Pourquoi ne pas le baptiser ministère de la paix? C'est un juge, et non un militaire, qui sera à sa tête. Il sera garant d'une transparence et d'une conduite qui seraient impossibles avec les faucons de l'armée. Dans mon rêve, cela ouvrira pour beaucoup de nouveaux horizons. Ce sera une époque mouvementée, avec peut-être des débordements d'émotion. Quiconque attenterait à la paix serait condamné à cinq années dans une espèce de goulag. On y enverrait également les Palestiniens. Ce type de châtiment les amènerait à se repentir. Les fauteurs de troubles n'auront plus qu'à se regarder droit dans les yeux?
Tandis que nous finissons de définir les trois axes du traité, les invités commencent à arriver: intellectuels, musiciens, écrivains et philosophes israéliens et palestiniens. Leurs opinions sont la pierre de touche pour la paix. La fumée de cigare imprègne l'air. On discute beaucoup. Soudain, on entend frapper. La salle se tait et, comme un seul homme, tous mes invités se tournent vers la porte. David Ben Gourion arrive avec Gamal Abdul Nasser. Dans mon rêve, ils ont formé une alliance et sont contre mon traité. Ils déversent leur mépris sur Said et moi-même, agitant leur index, psalmodiant des mots comme trahison d'Israël, et trahison du nationalisme arabe.
Imperturbable, je leur explique que le moment est venu d'abandonner le contrôle sur un million et demi de Palestiniens. Nous avons le devoir d'avancer. C'est impératif non seulement pour des raisons morales, mais également pour l'avenir du judaïsme. Si l'Etat d'Israël n'apprend pas à s'engager dans la voie de la paix et à ouvrir ses frontières, il risque de devenir un ghetto. Il est crucial que mon peuple comprenne qu'il ne s'agit pas de faire plaisir aux Palestiniens, et que c'est l'unique occasion que nous, Juifs, avons pour évoluer. Ceux qui s'épuisent à faire la guerre n'auront plus aucune force pour un avenir de paix. Ben Gourion et Nasser sont impressionnés.
Puis je leur raconte une histoire drôle juive qui illustre les luttes internes de mon peuple. Cinq Juifs se rencontrent pour décider de ce qui est important pour la race humaine. Moïse se gratte la tête et dit: La faculté de penser. Jésus met la main sur son coeur et dit: La compassion. Marx se frotte l'estomac et dit: La nourriture. Freud, la main à l'entrejambe, dit: Le sexe. Einstein se touche les genoux et dit: Tout est relatif. L'histoire explique pourquoi nous, Juifs, sommes si souvent consumés par le doute.
La journée se termine par une fête. C'est l'heure de dîner. Le festin est généreux: des plats casher à côté de mets arabes. Albert Einstein est là, un peu grognon car il est persuadé que les champs gravitationnels entre les deux camps vont mettre mes projets en lambeaux. Il est assis à côté de Spinoza, qui explique comment la foi en une seule idée peut totalement saper les forces. Bien sûr, l'auteur dramatique Heiner Müller est également présent. Il fume un long et luxueux cigare, et fait des déclarations comme Shakespeare utilise Hamlet comme alter ego pour changer le monde. Le chancelier allemand Gerhard Schröder est toléré parce qu'il offre une boîte de Cohibas. Ludwig van Beethoven préside, la tête penchée, esquissant des notes tout en imaginant un fabuleux hymne pour les deux nouveaux Etats. Richard von Weizsäcker, toujours aussi élégant, grand homme d'Etat et ami d'Israël, parle des similitudes entre Berlin et Jérusalem. Je suis en train de me demander s'il doit être le premier maire de la nouvelle capitale, Jérusalem, lorsque Martin Luther King entre et s'écrie: Tu fais un rêve? C'est Barenboim, n'est-ce pas? Il me prend par les épaules, me passe la main sur la tête en disant: Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Tu es vivant et je suis mort.
Est-ce vraiment un rêve? En réalité, j'ai déjà réalisé mon rêve à une petite échelle. J'ai créé cet été un orchestre dans lequel de jeunes musiciens juifs et palestiniens jouent ensemble, comme ils l'avaient toujours fait. Grâce à la musique, nous avons chassé l'hostilité. Il est intolérable de penser qu'au moment d'entrer dans le nouveau millénaire, le Moyen-Orient reste ce qu'il a été tout au long de ce siècle: une poudrière, une région de haine avec des peuples en quête de suprématie nationale. Dans mon rêve, il ne faut que vingt-quatre heures pour faire la paix. La politique peut demander plus de temps, mais non un temps infini.
Daniel Barenboim, I have a dream / Octobre 1999, dans: La musique éveille le temps (Fayard, 2009)
image: Daniel Barenboim et Edward Said (gregmitchellwriter.blogspot.com)
16:15 Écrit par Claude Amstutz dans Daniel Barenboim, Le monde comme il va, Littérature étrangère, Morceaux choisis, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; musique classique; livres | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Renée Vivien
Renée Vivien
Dans mon âme a fleuri le miracle des roses.Pour le mettre à l’abri, tenons les portes closes. Je défends mon bonheur, comme on fait des trésors,Contre les regards durs et les bruits du dehors. Les rideaux sont tirés sur l’odorant silence,Où l’heure au cours égal coule avec nonchalance. Aucun souffle ne fait trembler le mimosaSur lequel, en chantant, un vol d’oiseaux pesa. Notre chambre paraît un jardin immobileOù des parfums errants viennent trouver asile. Mon existence est comme un voyage accompli.C’est le calme, c’est le refuge, c’est l’oubli. Pour garder cette paix faite de lueurs roses,O ma Sérénité! tenons les portes closes. La lampe veille sur les livres endormis,Et le feu danse, et les meubles sont nos amis. Je ne sais plus l’aspect glacial de la rueOù chacun passe, avec une hâte recrue. Je ne sais plus si l’on médit de nous, ni siL’on parle encor… Les mots ne font plus mal ici. Tes cheveux sont plus beaux qu’une forêt d’automne,Et ton art soucieux les tresse et les ordonne. Oui, les chuchotements ont perdu leur venin,Et la haine d’autrui n’est plus qu’un mal bénin. Ta robe verte a des frissons d’herbes sauvages,Mon amie, et tes yeux sont pleins de paysages. Qui viendrait nous troubler, nous qui sommes si loinDes hommes? Deux enfants oubliés dans un coin? Loin des pavés houleux où se fanent les roses,Où s’éraillent les chants, tenons les portes closes…
Renée Vivien, Intérieur / A l'heure des mains jointes, dans: Poèmes 1901-1910 (ErosOnyx, 2009)
01:07 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
05/04/2013
Morceaux choisis - Xavier Grall
Xavier Grall
Ah quand je mourraienterrez-moi à Ouessantavec mes épagneulset mes goélandsah quand je mourraimettez-moi en ce jardin de gravier. Je te salue cantate de pierreet de haute maréeje te salue psaume du littoralje te salue chorale des noyés millénairesperdus dans les vaisseauxcouronnés de mystèresqui s'en venaient des Guadeloupes milliardairesen creusant des prières dans les entrailles des eaux. Je te célèbre pavois des princes boucanierstannés au rhum brun des ventsJe te célèbre Ouest, havre vertdes butins et des songes.Il faut chaque jour gagner sa légendeil faut chaque jour célébrer la messe de l'univers. Notre-Dame des printempsquand dans l'aubier descendent les griveset les ramiers dans les aulnesdes oiseaux du Levant et des Antillesheureux,s'en viennent aimer dans la rédemptionde tes îles. Sous le ventles marins parlent des Canariessous le ventles terriens rêvent de Baliles barques souquent leurs chaîneset les cargos ont de gros yeux de buffle affaméà l'écubier.On va partirgood bye, kénavo. Je vous célèbre matelots des errancesje vous célèbre piratesgrands amoureux des terresje vous célèbre anarchistes de l'universpêcheurs de lunes et de trésorsô vous les escrocs des ansesô vous les ducs de la mer! Et l'on s'en reviendrade l'Ohio ou bien de Portodisant la geste et la Sagaaux filles de Lorientet de port Navalo. Good bye, kénavonous allons respirer tous les parfumsnous allons danser la pavane de la merDieu et le vent pour suzerainsnous allons fonder l'empire des paladins. Ah quand je mourraienterrez-moi à Ouessantavec mes épagneulset mes goélandsah quand je mourraimettez-moi en ce jardin de gravier.
Xavier Grall, Le rituel breton / extrait, dans: Oeuvre poétique (Rougerie, 2011)
05:52 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
03/04/2013
Morceaux choisis - Hâfez de Chiraz
Hâfez de Chiraz
Ma Maîtresse tout à mon gré,Rose au col, verre en main,Le sultan du monde aujourd'hui,Non, n'est pas mon cousin. Point de flambeaux pour éclairerCe soir notre assemblée,Quand déjà rayonne en son pleinL'Astre de mes pensées. Et quant au Vin, s'il est, bien sûr,Licite en notre rite,Il ne l'est que si Ton sourire,Belle, nous y invite. Point n'est besoin dans cette salleD'aucune cassolette,Quand l'odeur de Ta ChevelureVient nous tourner la tête. L'oreille est captive du chantDes flûtes et des harpes, L'oeil pris aux lèvres de rubis,Au circuit du hanap. Qu'on ne me vante plus jamaisLes sucres les plus tendres,Lorsque s'offrent Tes douces lèvresA mes lèvres gourmandes. Trésor est en mon coeur en ruineChagrin qui vient de Toi,Refuge un cabaret ruiné,Seul lieu digne de moi. Ma honte est toute en mon honneur,Mais honte je n'ai guère;Mon honneur est tout en ma honte,Mais d'honneur qu'ai-je à faire? Je suis égaré, libertin,Buveur, sans foi ni loi,Mais quel est l'homme en cette villeQui ne soit comme moi? Et vous, d'un mot dit au CenseurEspérez-vous me nuire?En vain! Il n'est pas différentEt cherche son plaisir! Ne demeurons jamais, Hâfez,Sans Vin et sans brunette,Quand fleurissent Rose et JasminEt lorsque c'est la Fête!
Hâfez de Chiraz, Cent et un ghazals amoureux (coll. Connaissance de l'Orient/Gallimard, 2010)
traduit du persan par Gilbert Lazard
image: siminkhakpour.com
17:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |