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27/02/2013

Morceaux choisis - Dino Buzzati

Dino Buzzati

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pour Eléona U, Olivier M et Pascal V

Des allusions voilées, des plaisanteries allusives, de prudentes périphrases, de vagues murmures ont fini par m'inciter à penser que, dans cette ville où je suis venu vivre depuis maintenant trois mois, il y a un mot que personne n'a le droit de prononcer. Lequel? Je n'en sais rien. C'est peut-être un mot curieux, inhabituel, insolite, mais il pourrait aussi bien faire partie du vocabulaire le plus courant. Auquel cas, pour quelqu'un exerçant un métier comme le mien, il risque de s'ensuivre certains désagréments.

Plus par curiosité que par inquiétude, je vais donc interroger Geronimo, le plus sage de tous mes amis et qui, dans la mesure où il habite ici depuis une bonne vingtaine d'années, en sait tout ce qu'il convient d'en savoir.

C'est exact, me répond-il aussitôt. C'est tout à fait exact. Nous avons ici un mot prohibé, dont nous nous tenons tous prudemment à l'écart.

Et quel est ce mot?

Vois-tu..., me dit-il, je sais que tu es une personne honnête, en laquelle je puis avoir une confiance absolue. En outre, j'éprouve pour toi des sentiments réellement amicaux. Eh bien, malgré tout, crois-moi, mieux vaut que je ne te réponde pas. Écoute-moi bien: je vis dans cette ville depuis plus de vingt ans, elle m'a accueilli, elle m'a donné du travail, elle me permet de mener une existence honorable, ne l'oublions pas. De mon côté j'en ai loyalement accepté toutes les règles et les lois, quelles qu'elles soient. Rien ni personne ne m'empêchait de m'en aller. C'est un fait que je suis resté. Je ne voudrais pas me donner des airs de philosophe et je n'entends sûrement pas singer Socrate quand on lui a proposé de s'évader de sa prison, mais il me répugnerait absolument de contrevenir aux normes d'une ville qui me tient pour un de ses enfants... même pour une broutille de ce genre. Et pourtant, Dieu sait que ce n'est réellement qu'une broutille...

Mais nous pouvons parler en toute          . Il n'y a ici personne pour nous entendre. Un bon mouvement, Geronimo! Tu peux bien me le dire, ce fichu mot. Qui pourrait te dénoncer? Moi peut-être?

Je constate, remarqua Geronimo avec un sourire plein d'ironie, je constate que tu vois les choses avec l'état d'esprit de nos arrière-grands-parents. La peur du gendarme ? Oui, c'est vrai, jadis on croyait que, sans punition à la clef, la loi ne pouvait être d'aucun effet contraignant. Ce n'était peut-être pas totalement faux. Mais ce n'est qu'un concept primitif, rustre. Même si aucun risque de sanction ne l'accompagne, un commandement peut conserver toute sa valeur; nous sommes des gens évolués...

Mais alors qu'est-ce qui te retient? Ta conscience? La peur d'avoir à t'en repentir?

Oh, la conscience! Ce misérable fourre-tout... Il est vrai que, pendant des siècles et des siècles, la conscience a rendu d'inestimables services à l'humanité; il lui a fallu toutefois s'adapter aux temps nouveaux; elle s'est désormais transformée en quelque chose qui ne lui ressemble plus que vaguement, très vaguement même, quelque chose de beaucoup moins compliqué, de plus standardisé, de plus tranquille, je dirais beaucoup, mais alors beaucoup moins astreignant et dramatique.

J'aimerais que tu t'expliques plus clairement...

Difficile d'en donner une stricte définition scientifique. En langage vulgaire nous l'appellerons: conformisme. C'est la paix trouvée par celui qui se trouve en conformité avec le monde qui l'entoure. Ou bien c'est le désagrément, la gène, l'inquiétude, le désarroi de celui qui sort de la norme.

Et cela suffit?

Et comment que cela suffit! C'est d'une puissance phénoménale, cent fois supérieure à celle de la bombe atomique. Evidemment elle n'est pas toujours égale. Il existe une géographie du conformisme. Dans les pays arriérés, il demeure sous-jacent. embryonnaire... ou alors il se déploie de façon désordonnée, anarchique, sans aucune réelle directive: la mode en est un exemple typique. En revanche, dans les pays les plus modernes, cette force s'est désormais étendue a tous les champs d'activité, elle s'est totalement ancrée, affermie, on peut même dire qu'elle fait partie intégrante de l'atmosphère générale. Et elle est entre les mains du pouvoir.

Et ici?

Ici, ce n'est pas trop mal. L'interdiction du mot, par exemple, a été une heureuse initiative des autorités, destinée justement à tester le degré de maturité conformiste de nos populations. Et le résultat a été de beaucoup supérieur à toutes les prévisions. Ce mot est désormais tabou. Tu peux toujours allumer ta lanterne pour essayer de le dénicher, je te garantis d'avance que tu ne le rencontreras plus jamais chez nous, absolument jamais, pas même dans les caves ou dans les débarras. Les gens se sont adaptés en moins de temps qu'il ne le faut pour le dire. Sans aucun besoin de recourir à la menace d'une amende ou d'une peine de prison.

Si tout ce que tu racontes était vrai, il devrait être parfaitement possible de rendre tout le monde honnête...

Evidemment. Il y faudra pourtant de nombreuses années, des décennies, peut-être, même des siècles. Diable! c'est qu'il est assez facile d'interdire un mot; et y renoncer ne demande pas un trop grand effort. Mais les combines, les médisances, les vices, les traîtrises, les lettres anonymes pèsent un peu plus lourd... Les gens s'y sont habitués, y ont pris goût: essaie voir de leur dire que tu y renonces! Il s'agit là de véritables sacrifices. En outre, cette immense vague de conformisme spontané, abandonnée à elle-même au début, s'est dirigée vers le mal, les compromissions, la lâcheté. Il faut faire marcher la machine à l'envers, et ce ne sera pas si facile. Oh, on y parviendra sans aucun doute, avec le temps, tu peux être assuré qu'on y parviendra!

Et tu trouves tout cela superbe! II n'en découle pas un nivelage par le bas ? Une épouvantable uniformité?

Superbe? Non, on ne peut pas le dire. En compensation c'est utile, extrêmement utile. C'est toute la collectivité qui en profite. Dans le fond — n'y as-tu pas réfléchi? — les grands caractères, les personnalités brillantes, les gros bonnets, tous ceux qu'hier encore nous aimions, nous adulions, n'étaient jamais que le premier germe de l'illégalité, de l'anarchie. Est-ce qu'ils ne représentaient pas une faille dans la structure même de notre société? D'un autre côté, n'as-tu jamais remarqué que c'est chez les peuples les plus forts qu'on trouve une phénoménale uniformité de types humains?

Bref, ce mot. tu as décidé de ne pas me le dire...

Allons, mon vieux, ne prends pas la mouche ! Rends-toi bien compte que ce n'est aucunement par méfiance de ma part. Simplement, si je le disais, je ne me sentirais plus du tout à mon aise.

Alors toi aussi? Toi aussi, un homme supérieur, nivelé, réduit à la bonne commune médiocrité?

Eh c'est ainsi, mon cher... (et je le vois qui secoue mélancoliquement la tête) il faudrait être un titan pour résister à la pression de l'environnement.

Et la           ? Le bien suprême! Jadis, tu l'aimais. Tu aurais fait n'importe quoi pour ne pas la perdre. Et maintenant?

N'importe quoi, n'importe quoi... c'est vite dit. Les héros de Plutarque... Il n'y a pas que cela au monde... Même les sentiments les plus nobles finissent par s'émousser, s'atrophier, se dissoudre peu à peu si plus personne autour de toi ne les prend en compte. C'est triste à reconnaître, mais on ne peut pas rester toujours seul à désirer un inaccessible paradis.

Donc tu ne veux pas me le dire ? C'est un mot scabreux ? Ou chargé d'une connotation délictueuse?

Pas du tout. C'est un mot tout ce qu'il y a de plus honnête et parfaitement limpide. C'est justement ce qui démontre l'extrême finesse du législateur: pour les mots indécents, abjects, nous pratiquions déjà un rejet tacite, même s'il restait voilé... La prudence, la bonne éducation. Dans ce cas l'expérience n'aurait pas été d'une très grande valeur.

Dis-moi quand même : c'est un substantif? un adjectif? un verbe? un adverbe?

Mais pourquoi insistes-tu? Si tu restes encore parmi nous, un beau matin tu l'identifieras de toi-même, ce mot prohibé, à l'improviste, presque sans t'en apercevoir. C'est ainsi, mon vieux, pas autrement. Tu l'absorberas avec l'air ambiant.

Fort bien, mon cher Geronimo, tu es têtu comme une mule. Patience, cela signifie seulement qu'il va me falloir, pour apaiser ma curiosité, aller consulter les textes officiels en bibliothèque. Il y aura bien eu une loi n'est-ce pas? Et il faudra bien qu'elle ait été publiée cette loi! Et dans ce texte de loi on ne pourra manquer de mentionner clairement ce qui est interdit!

Ah, ah, ce que tu peux être rétrograde! Tu raisonnes encore selon les vieux schémas. Et pas seulement rétrograde mais véritablement ingénu. Une loi qui pour interdire l'usage d'un mot nommerait ce mot, se contreviendrait automatiquement à elle-même, ce serait une aberration, une monstruosité juridique. Si tu veux aller en bibliothèque, tu y perdras ton temps.

Geronimo, cesse de te moquer de moi s'il te plaît! Tu ne me feras pas croire qu'il n'y a pas eu au moins quelqu'un pour déclarer: à compter de ce jour le mot x est interdit de circulation. Il lui aura bien fallu le prononcer, non? Sinon, comment les gens auraient-ils compris?

De fait, tu touches là à un point délicat et pas encore totalement élucidé. Il y a trois théories: certains disent que l'interdiction a été annoncée verbalement par des agents municipaux camouflés; d'autres assurent qu'ils ont trouvé dans leur boîte aux lettres une enveloppe fermée contenant le décret en question, avec injonction de tout brûler sitôt après en avoir pris connaissance. Enfin il y a les intégralistes — tu les nommerais, je pense: les pessimistes —, ceux-là soutiennent mordicus qu'il n'y a eu nul besoin de spécifier un ordre quelconque tant nos concitoyens sont des veaux. Il aurait donc suffi que les Autorités l'aient souhaité pour qu'aussitôt tout le monde en prit conscience, par une sorte de télépathie.

Ils ne peuvent quand même pas tous être devenus des carpettes! Même s'il n'en reste qu'une poignée, on doit bien trouver encore dans cette ville des personnes indépendantes qui raisonnent avec leur propre tête. Des opposants, des hétérodoxes, des déviants, des rebelles, des hors-la-loi, tu peux les nommer comme tu voudras. Il pourra bien arriver, non, que l'un d'eux, par défi, ose écrire ou prononcer le mot tabou ? Qu'est-ce qui se passera alors?

Rien, absolument rien. C'est justement la preuve de l'extraordinaire réussite de cette expérience: l'interdiction est à tel point ancrée désormais au plus profond des esprits qu'elle est parvenue à conditionner jusqu'à la perception sensorielle.

Ce qui signifie?

Ce qui signifie que, par un veto du subconscient — toujours prêt à intervenir en cas de danger —, si quelqu'un s'avisait de prononcer le mot ignominieux, les gens ne l'entendraient même pas, et s'ils le trouvaient écrit ils ne le verraient pas.

Et qu'est-ce qu'ils verraient à la place du mot?

Rien, un emplacement blanc sur le papier ou, si c'est écrit sur un mur, le mur tout nu.

Je tente un dernier assaut: 

Je t'en prie. Geronimo. Par simple curiosité: aujourd'hui, là, en te parlant, est-ce que je l'ai employé, ce mot mystérieux? Cela, du moins, tu peux me le dire: ça ne t'engage à rien.

Le vieux Geronimo sourit, cligne d'un oeil sans répondre.

Alors, je l'ai employé?

Il cligne de l'oeil à nouveau. Mais il ne sourit plus, une tristesse souveraine s'est soudain plaquée sur son visage.

Combien de fois? Ne fais pas de manières, je t'en prie, dis-le-moi. Combien de fois?

Combien de fois... Vraiment, je ne saurais te le dire, ma parole d'honneur. D'ailleurs, si tu l'as prononcé, je n'ai pas pu l'entendre. Toutefois il m'a semblé, oui je dis bien: semblé, qu'à un certain moment, mais je te jure que je ne me souviens pas quand, il y a eu comme une parenthèse dans ton discours, un bref espace vide, comme si tu avais effectivement parlé mais que le son de ta voix ne pouvait plus me parvenir. Au demeurant, c'était peut-être une simple pause de ta part, comme il peut en arriver dans toutes les conversations...

Une seule fois?

Cela suffit maintenant, n'insiste pas.

Alors, tu sais ce que je vais faire? Tout ce que nous venons de nous dire, à peine rentré chez moi je vais le coucher sur le papier, mot pour mot. Et puis je vais courir le faire imprimer.

Pour quoi faire?

Si ce que tu m'as dit est vrai, le typographe — dont nous pouvons raisonnablement présumer qu'il s'agit d'un bon citoyen — n'apercevra pas le mot incriminé. Il y aura donc deux possibilités: soit il va laisser un espace vide en composant mon texte, et je verrai immédiatement à quel endroit; soit il n'en laissera pas. et il me suffira de comparer l'imprimé avec mon original, dont je vais évidemment conserver un double, pour découvrir où se trouve et quel est ce mot.

Geronimo sourit à nouveau, apitoyé.

Mon pauvre ami. tu n'en seras pas plus avancé... Chez n'importe lequel de nos typographes que tu pourras contacter, le conformisme est devenu tel qu'il saura immédiatement ce qu'il convient de faire pour déjouer ton piège par trop puéril. En conséquence, pour une fois, il verra le mot que tu auras écrit — en admettant évidemment que tu l'aies écrit, que tu l'aies prononcé — et il se gardera de l'omettre en composant ton texte. Tu peux en être assuré. Les typographes de chez nous sont parfaitement bien dressés, parfaitement aguerris.

Peux-tu au moins me dire dans quel but toutes ces précautions? N'y aurait-il pas, pour la ville j'entends, un avantage certain à me laisser connaître de cette façon le mot prohibé, sans que personne n'ait à me l'écrire ou à me le dire?

Sans doute que non, pour l'instant du moins. Il semble évident, d'après les discours que tu viens de me tenir, que tu n'es pas encore mûr. Il te faut une initiation. Tu n'es pas encore digne — selon l'orthodoxie en vigueur dans notre ville — de respecter la loi...

Et mes lecteurs, quand ils prendront connaissance de ce dialogue, crois-tu vraiment qu'ils ne s'apercevront de rien?

Ils verront seulement qu'il y a un blanc quelque part. Et tout simplement, ils se diront: tiens, quels étourdis, ils ont sauté un mot!

Dinu Buzzati, Le mot prohibé, dans: Panique à la Scala (coll. 10-18/UGE, 2006)

traduit de l'italien par Michel Breitman

24/02/2013

Morceaux choisis - Agnès Schnell

Agnès Schnell

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L'heure était à l'absence
à cette nécessité portée
en creux
dès l'origine,
et ce dire en staccato
qui affolait
et refusait de se tarir.
 
L'heure était à l'errance
au vertige
sur les terres intimes
au filet lancé à contre espoir
vers la rive
et ramené vide.
 
Tous ces signes
cette force montante
nous absorbaient
nous aveuglaient.
 
La saison s'était égarée
une fois de plus.
 
On se débattait comme on pouvait
on ignorait les parois dressées
à l'improviste
on usait nos dards
on rejettait nos greffons.
 
On n'éprouvait
qu'une impression d'urgence
un émiettement imminent
le grincement des âmes
insatisfaites
 
contre les nôtres.
 

Agnès Schnell, Démesure, dans: Pas d'ici, pas d'ailleurs - Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines / présentation et choix: Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli, Aurélie Tourniaire / préface: Déborah Heissler (Voix d'Encre, 2012) 

image: Peter Grevstad, Contemplating Mark Rothko (tumblr.com) 

20:47 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/02/2013

Morceaux choisis - José Saramago

José Saramago

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La mort assiste au concert dans la robe neuve achetée la veille dans un magasin du centre. Elle est assise seule dans la loge au premier balcon et elle regarde le violoncelliste comme elle l'avait fait pendant la répétition. Avant que les lumières dans la salle ne soient baissées, pendant que l'orchestre attendait l'entrée du maestro, le musicien avait remarqué cette femme. Il n'avait pas été le seul à s'apercevoir de sa présence. D'abord, parce qu'elle occupait seule la loge et que, même si ce n'est pas rare, ce n'est pas non plus fréquent. Ensuite, parce qu'elle était belle, peut-être pas la plus belle de toute l'assistance féminine, mais belle d'une façon indéfinissable, particulière, impossible à expliquer avec des mots, comme un vers dont le sens ultime, si pareille chose existe dans un vers, échappe continuellement au traducteur. Et enfin, parce que sa silhouette solitaire, là-bas dans la loge, entourée de vide et d'absence de toutes parts, comme si elle habitait le néant, semblait exprimer la solitude la plus absolue. La mort, qui avait souri si souvent et si dangereusement depuis qu'elle était sortie de son souterrain glacial, ne sourit plus à présent. Dans l'assistance, les hommes l'avaient observée avec une curiosité douteuse, les femmes avec une inquiétude jalouse, mais elle, tel un aigle fondant sur un agneau, n'a d'yeux que pour le violoncelliste.

Avec une différence, cependant. Dans le regard de cet autre aigle qui a toujours attrapé ses victimes, il y a comme un voile ténu de pitié, les aigles, nous le savons, sont obligés de tuer, leur nature le leur impose, mais en cet instant cet aigle-ci préférerait peut-être, devant cet agneau sans défense, éployer soudain ses ailes puissantes et s'envoler de nouveau vers les hauteurs, vers l'air glacé de l'espace, vers les troupeaux de nuages inaccessibles.

L'orchestre se tut. Le violoncelliste commença à jouer son solo comme s'il n'était venu au monde que pour cela. Il ne sait pas que cette femme dans la loge a dans son sac à main étrenné récemment une lettre de couleur violette dont il est le destinataire, non, il ne le sait pas, il ne pourrait pas le savoir, et cependant il joue comme s'il faisait ses adieux au monde, comme s'il disait enfin tout ce qu'il avait tu, les rêves tronqués, les désirs frustrés, bref, la vie. Les autres musiciens le regardent avec ébahissement, le chef d'orchestre avec surprise et respect, le public soupire, frissonne,le voile de pitié qui masquait le regard perçant de l'aigle s'est changé en larmes.

Déjà le solo est fini, l'orchestre, telle une puissante mer, s'est avancé lentement et a doucement submergé le chant du violoncelle, il l'a englouti et amplifié comme s'il voulait le conduire en un lieu où la musique se sublimerait dans le silence, dans l'ombre d'une vibration qui parcourrait la peau comme la dernière et inaudible résonance d'une timbale effleurée par un papillon. Le vol soyeux et sinistre de l'acherontia atropos traversa rapidement la mémoire de la mort, mais celle-ci l'écarta d'un geste de la main qui ressemblait autant à celui avec lequel elle faisait disparaître les lettres de la table dans la pièce souterraine qu'à un signe de gratitude destiné au musicien qui tournait à présent la tête dans sa direction, frayant un chemin à ses yeux dans la chaude obscurité de la salle.

La mort répéta son geste et ce fut comme si ses doigts effilés étaient allés se poser sur la main qui déplaçait l'archet. Bien que son coeur eût fait de son mieux pour que cela se produisit, le violoncelliste ne fit pas de fausse note. Les doigts de la mort ne le toucheraient plus, elle avait compris qu'il ne faut jamais distraire un artiste de son art. Quand le concert prit fin et que les applaudissements éclatèrent, quand les lumières se rallumèrent et que le chef d'orchestre ordonna aux musiciens de se lever, puis quand il fit signe au violoncelliste de s'avancer seul afin de recevoir la part d'applaudissements qui lui revenait de droit, la mort, debout dans la loge, souriant enfin, croisa les mains en silence sur sa poitrine et se borna à regarder, que les autres applaudissent, que les autres poussent des cris, que les autres réclament dix fois le chef d'orchestre, elle se contentait de regarder. Puis, lentement, comme à contrecoeur, le public commença à s'en aller, cependant que l'orchestre se retirait. Quand le violoncelliste se tourna vers la loge, elle, la mort, n'était déjà plus là. La vie est ainsi, murmura-t-il.

Il se trompait, la vie n'était pas toujours ainsi, la femme de la loge l'attendra à l'entrée des artistes... 

José Saramago, Les intermittences de la mort (coll. Points/Seuil, 2009)

traduit de l'espagnol par Geneviève Leibrich

image: www.all4myspace.com 

20/02/2013

Morceaux choisis - Jacques Jouet/Zeina Abirached

Jacques Jouet/Zeina Abirached

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Agatha de Win'theuil venait de changer de nom. Comme à son habitude, à peine franchissait-elle la frontière d'une ville toute nouvelle, qu'elle prenait le nom de celle-ci. Aujourd'hui, Agatha de Win'theuil n'était plus Agatha de Win'theuil. Elle était Agatha de Beyrouth!

Agatha de Beyrouth ressemblait à Agatha de Win'theuil comme deux gouttes d'eau, c'est-à-dire comme une goutte d'eau ressemble à une goutte d'eau, ou comme une goutte de vin ressemble à une goutte de vin: pour l'oeil comme pour le goût, aussi parfaite l'une que l'autre. 

Agatha de Beyrouth n'avait pas mégoté sur son habillement du jour. Comme le printemps était arrivé, elle avait fait en sorte de ne pas trop se charger en tissus superflus. Juste ce qu'il fallait dans la partie haute, pas la plus petite surface excessivement couvrante dans la partie basse. Elle avait toujours pensé que la mode féminine consistait avant tout à bien gérer ce qu'on laisse à découvert. La soie était une matière qui aidait à la stabilité du voilement, tout en laissant venir, à la faveur de mouvements plus ou moins contrôlés, des entrouvertures de fenêtres extrêmement suggestives. Agatha était en noir. Elle avait les cheveux noirs. Elle avait les yeux noirs. Elle avait les sourcils noirs noircis au crayon noir, au pinceau noir, mais aussi aux idées noires.

A cette époque, Agatha de Win'theuil, et de Beyrouth tout à la fois, après avoir été, tout récemment, de Paris, de Tyré et de Ouagadougou, Agatha potentiellement de partout, Agatha était toujours la première vice-présidente du gouvernement Monde-Mondes, charge qu'elle occupait depuis des temps immémoriaux, comme le prétendaient perfidement ses rares opposants. Elle ne décolérait pas contre le président en titre, lequel n'en fichait pas une rame, n'était jamais dans son bureau et surtout pas quand la conjoncture avait besoin de lui. Nous en reparlerons. 

Agatha de Beyrouth avait les idées noires. Nul ne savait ce qu'elle venait faire à Beyrouth. Le savait-elle elle-même? Elle était arrivée secrètement, sans protocole, avait acheté son billet d'avion de ses propres deniers. Réservé son hôtel sous un faux nom: Agath'Ouyes de Venise. Etait allée chez le coiffeur pour changer de tête (rajouté des longueurs au bout des pointes). Avait semé ses gardes du corps à Istanbul. 

Agatha avait quitté sa chambre d'hôtel à 7 h 45 exactement pour s'en aller à pied dans les rues de Beyrouth. Elle marchait légèrement sur ses belles jambes visibles, ressentant simplement une légère douleur au bras droit pour avoir tenté de soulever, au matin, le double rideau de la fenêtre de sa chambre, rideau qui paraissait peser une tonne de tissu à fleurs brodées. Elle se retrouva dans la rue Elias-Sarkis, et bientôt sur la place Bechara-El-Khoury.

Elle aperçut, un peu plus loin, la Maison Jaune.

La soie noire se souleva instantanément au niveau du coeur qui battait dessous, qui battait soudain trop fort.

Elle franchit lentement le morceau d'avenue qui la séparait encore de la Maison Jaune. Son regard ne se décollait pas de la façade grêlée, marquée, vérolée, ridée, sillonnée, ravagée, plissée, rayée, rongée, grignotée par les ans, les ânes et les projectiles, égratignée, fragmentée, décolorée, vitriolée, défoncée, mais qui tenait encore debout en épousant élégamment l'angle obtus que faisait la rue de Damas avec la rue Elias-Sarkis. La colonne suspendue l'émut comme un moignon de gueule cassée. Etait-il possible qu'elle eût déjà, dans sa vie, fréquenté la Maison Jaune? C'est l'une des questions à laquelle le roman-feuilleton se devra de répondre avant le vingt-quatrième épisode. 

Qu'on se le dise. 

Jacques Jouet et Zeina Abirached, Agatha de Beyrouth (Cambourakis, 2011)

image: Jacques Jouet et Zeina Abirached (www.beirutworldbookcapital.com) 

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13:10 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/02/2013

Morceaux choisis - Roberto Juarroz

Roberto Juarroz

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Un arbre est la forêt.
S'étendre sous son feuillage,
c'est écouter tout le son, 
connaître tous les vents
de l'hiver et de l'été,
recevoir toute l'ombre du monde.
 
S'arrêter sous ses branches sans feuille,
c'est réciter toutes les prières possibles, 
faire taire tous les silences,
avoir pitié de tous les oiseaux.
 
Rester debout à côté de son tronc,
c'est élever toute méditation,
réunir tout le détachement,
deviner la chaleur de tous les nids,
rassembler la solidité de tous les doutes.
 
Un arbre est la forêt.
Mais pour cela il faut
qu'un homme soit tous les hommes.
Ou aucun.
 

Roberto Juarroz, Dixième poésie verticale / édition bilingue (José Corti, 2012)

traduit de l'argentin par François-Michel Durazzo

image: www.petitgestevert.ca

17/02/2013

Morceaux choisis - Pierre André Milhit

Pierre-André Milhit

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c'est une musique tombée dans le gouffre
c'est un oiseau désemparé
de l'océan dans la trachée
une danse de sang et de soufre
une brouette d'émotions
c'est un charroi de fin du monde
 
ce sont les noces de l'argile
avec le granit de l'ubac
ce sont les noces du sable blond
avec la mémoire des névés
 
elles disent oui
le temps d'une ondée.
 

Pierre-André Milhit, Le garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure (D'Autre Part, 2013)

15/02/2013

Morceaux choisis - Carlos Liscano

Carlos Liscano 

littérature; récit; morceaux choisis; livres

Un jour on fait une fête. On annonce à l'un de nos camarades de cellule que sa femme, détenue ailleurs, vient de mettre au monde une petite fille. La mère et l'enfant se portent bien. Les yeux du père se remplissent de larmes. Nous le serrons sur notre coeur, nous chantons en son honneur, nous plaisantons.

Alors le père, plein de décision, fait quelque chose que personne ne peut croire. Il trouve une aiguille et du fil, ôte sa chemise et commence à la couper en morceaux. Puis il prend un marqueur. Il est merveilleusement adroit de ses mains. En une demi-heure il a fabriqué une poupée, à grands yeux, longs cils, lèvres rouges. C'est son cadeau pour la petite qui vient de naître. La poupée a l'air belle. C'est la première fois, et jusqu'ici la seule, que je vois naître une poupée. Une poupée unique, née des mains d'un homme, parmi des hommes.

Carlos Liscano, Le fourgon des fous (coll. 10-18/UGE, 2008

traduit du sud-américain par Jean-Marie Saint-Lu

12/02/2013

Morceaux choisis - Claudine Helft

Claudine Helft

littérature; poésie; anthologie; livres

Viendra le temps de marcher
A rebours de la haine.
Nous dévisserons nos pas
Réajusterons nos empreintes;
Nous ne chercherons plus
Dans nos miroirs
Le reflet ventru des dieux,
Mais nous réinventerons l'homme
En sa propre soif;
Nous gravirons l'étroit matin
Des sans-frontières,
Et n'aurons plus pour religion
Que nos fils et la terre.
 

Claudine Helft, Métamorphoses de l'ombre, dans: Pas d'ici, pas d'ailleurs - Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines / présentation et choix: Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli, Aurélie Tourniaire / préface: Déborah Heissler (Voix d'Encre, 2012) 

image: mesmotsperdus.blogspot.ch

12:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/02/2013

Morceaux choisis - Jocelyne François

Jocelyne François

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Il est au soleil pâle, sur le seuil. Pâle lui aussi. Un tel changement s'est produit en lui qu'elle reste muette. Il y a presque huit mois qu'elle ne l'a vu. Et d'abord ses mains. Ses mains. Presque transparentes. Il tient ses bras le long de son corps. Et maintenant il ne lutte plus contre la voussure de son dos. Cependant il semble immense, amaigri et léger comme un grand corps de coquillage creux, avec son sourire comme déjeté de son visage et son regard qui renonce. Elle se tait, c'est lui qui commencera la conversation, elle ne sait plus comment car elle entend à peine. Ils rentrent. La pièce de travail lui paraît petite mais l'odeur n'a pas changé. Il tombe dans son fauteuil plus qu'il ne s'y assied. 

Alors? dit-il. Où sont les allées de la parole, ce qui venait comme un vin coule d'une bouteille dont il force lui-même l'ouverture? Elle sent des mots bouger dans sa bouche, mais au lieu d'être faits d'air et de mouvements de langue, il ne sont qu'un conglomérat de gravier, de sable, de cendres et plus rien ne ressemble à rien et tout est dérivé. Une fatigue terrassante s'empare d'elle. Elle regarde ses joues creusées, ses mains posées à plat devant lui sur la table. Il dit à nouveau que c'est son dernier livre qu'elle a reçu, qu'il n'écrira plus. Non, je suis sûre que tu as écrit d'autres poèmes, ce que tu viens de traverser, tu n'a pas pu ne pas l'écrire.

Et il la regarde dans le trouble et la douleur. Viens près de moi!

Elle se lève et se tient debout le long de sa table. Il laisse aller sa tête contre elle, il s'enferme dans la chaleur de ses bras. Quel mal tu m'a fait... Tu ne sauras jamais le mal que tu m'as fait. Je ne te demandais presque rien.

Elle se tait. Nous voilà quatre ans en arrière, pense-t-elle, mais ce n'est jamais vrai. Aucun recul. Elle resserre ses bras sur lui. Ce n'est pas presque rien que tu me demandais. - Tu l'aimes donc à ce point? - Oui. Et toi je t'aime plus que moi-même. Jamais il n'en sera autrement. Même si cela te semble dérisoire, même si tu désires m'en punir, si tu inventes n'importe quoi pour m'en punir. Tu as déjà commencé et tu n'es pas près de finir, je le sais. Mais toujours je me dirai: c'est lui, sa douleur lui donne droit de me faire mal. Je ne peux pas partager l'amour, je préfère mourir. Je t'aurais aimé si je t'avais rencontré avant elle et peut-être en aurais-tu été embarrassé... peut-être aussi aurais-tu cessé d'errer, d'appeler. Nul ne sait. Pour moi l'amour est grave, insolent, brûlant, il refuse la mort, il la digère, il l'anéantit, il use du temps mais il n'est pas dans le temps, il ne laisse aucune place dans mon corps où tu pourrais à ton tour te coucher. Je ne t'en veux pas, pourquoi t'en voudrais-je? Tu es libre d'aller, de venir. Tu es libre d'ouvrir, de fermer. Et moi, pareil. Nous sommes deux mondes. Nous ne pouvons pas toujours à temps nous faire signe. Nous mourrons et si tu t'écartes de moi nous aurons perdu tout le temps qui reste. Personne ne me consolera de ta perte, personne ne remplacera ta présence. Un trou, un blanc. Ton nom quelque part, comme un coup. Je sais que tu n'accepteras pas, je l'ai vu. C'est ton désir qui te faisait mentir quand tu parlais d'amitié entre nous. Tu étais acculé à mentir mais ce n'est pas parce que j'ai vu tes mensonges que je t'ai moins aimé. Et je ne sais pas ce que c'est qu'un mensonge. Ceux qui ne désirent rien sont peut-être les seuls à ne jamais mentir. Pour Sarah, pour la rejoindre, j'ai menti à mort. J'ai eu si peur en mai, tu pouvais mourir. L'idée même de ta mort possible, je ne la supporte pas. Quand tu m'approchais, tes chiens de garde aboyaient.

D. surtout, lui que j'avais rencontré plusieurs fois devant toi, lui si timide, si courtois! Comme les choses changent... Pourtant je me bornais à demander de tes nouvelles, je n'aurais pas fait un seul pas vers toi. Tes cris avaient suffi à m'arrêter net. Je ne comprendrai jamais ni cela ni pourquoi nous sommes là en ce moment, longtemps après. Maintenant nous n'aurons plus que deux choses en commun, la poésie et la mort, c'est peut-être une seule et même chose. Les détails du temps tomberont en dehors de nous. Cela, je le comprends.

Elle parle sans rien voir. Yeux ouverts, ils sont comme fermés car elle ne regarde qu'un seul point de la pièce, le bas de la bibliothèque. Ainsi que l'image rétinienne s'efface en quelques secondes, les portes de bois sont devenues neutres puis elles ont disparu. Il ne bouge pas. Il est cette chaleur entre ses bras, ce poids dont elle ne porte pas la charge. Tout le contenu de ses pensées sur lui, sur eux, pourrait s'écouler sans qu'elle y prenne garde. Elle ne sait que la matière de sa propre voix, une espèce de douceur régulière où perce un début d'enrouement. Un bruit de voiture surgit, on roule dans l'allée de graviers.

A. revient, dit-il. Il se dresse, écarte ses bras, la regarde. Ne bouge pas, ne me reconduis pas. Je pars.

A. entre. Croisement, serrements de mains. Ils demeurent tous deux sur le seuil tandis qu'elle s'éloigne...

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Jocelyne François, Les amantes ou Tombeau de C. (coll. Folio/Gallimard, 1998)

image 1: Henri Elwing, Jocelyne François et M.C. (doucementlematin.com)

image 2: Serge Assier, René Char aux Busclats (blogs.rue89.com)

08/02/2013

Morceaux choisis - Rabindranath Tagore

Rabindranath Tagore

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N'as-tu pas entendu son pas silencieux? Il vient, vient, vient à jamais. A chaque moment, à chaque âge, à chaque jour, à chaque nuit, il vient, vient, vient à jamais. J'ai chanté plus d'un chant sur plus d'un monde, mais dont chaque note toujours proclamait: il vient, vient, vient à jamais. Dans les jours embaumés de l'avril ébloui, par le sentier de la forêt, il vient, vient, vient à jamais. Dans l'angoisse orageuse des nuits de juillet, sur le tonnant chariot des nuées, il vient, vient, vient à jamais. D'une peine à une autre peine, c'est son pas sur mon coeur qu'il oppresse; quand luit ma joie, c'est au toucher d'or de son pied.   

Rabindranath Tagore, L'offrande lyrique, dans: Daniel-Ange, Les feux du désert vol. 2 / Silences (Rémy Magermans, 1973)

image: michelpicard772.skyrock.com

07:48 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |