Morceaux choisis - Lyonel Trouillot (22/08/2013)

Lyonel Trouillot

Lyonel Trouillot.jpg

Le soir d'automne où tu t'es jeté du douzième étage de cette grande ville, la Folle ne souriait pas. Les gamins qui d'habitude n'ont peur de rien évitaient son regard, ils rôdaient autour de la maison sans oser nous aborder, à croire qu'ils savent quand nos poches sont bourrées et quand l'argent nous manque. Tu t'en souviens? Ils nous appellent des riches fauchés, à cause des photos de famille que tu avais amenées un jour, celles, en noir et blanc, sur lesquelles on voit ta mère assise en jeune fille modèle, les mains sagement posées sur sa robe, et tes grands-parents protecteurs et sévères debout en arrière-garde, une maison avec une cour et un jardin, de vieilles photos d'avant ta venue au monde et puis d'autres plus récentes, avec beaucoup de couleurs, sur lesquelles on te voyait toi et tes soeurs, toi sur un vélo portant un chapeau de cow-boy et brandissant une hache indienne, comme si depuis l'enfance tu avais besoin d'être deux personnes en même temps. Rappelle-toi, nous les avions montrées aux enfants du quartier, pour rire, pour poser une énigme en leur demandant lequel de nous c'était, parce qu'aucun de nous trois ne ressemble à son enfance. Ils t'ont reconnu. Ils nous ont fait de beaux sourires avec leurs dents gâtées.

Puis ils nous ont réclamé de l'argent, parce que vous êtes des riches fauchés, mais des riches quand même. Seuls les riches possèdent une famille et des photos pour le prouver qui remontent jusqu'aux grand-parents, et des jouets quand ils étaient petits. Seuls les riches possèdent des livres en quantité et passent des nuits entières à discuter de leur contenu entre copains. Et enfin seuls les riches habitent une maison avec une façade qui donne sur une vraie rue. Les pauvres, ils ont le droit de vivre dans la rue ou dorment dans des maisonnettes qui poussent sur les sentiers comme des herbes folles, grimpent les unes sur le dos des autres, tremblantes mais solidaires, s'accrochent, tombent, se relèvent, pansent leurs blessures comme elles peuvent avec de la chaux et du mastic, ou vivent avec leurs plaies ouvertes, s'appuient de nouveau les unes sur les autres, je te tiens tu me tiens, ne laissent pas de place au secret, se conduisent mal, glissent et sautillent comme des enfants qui ne se fatiguent jamais de jouer à saute-mouton, mais elles connaissent leurs limites, les barrières à ne pas franchir, elles se tiennent toujours derrière et ne changent jamais de quartier, ne donnent pas sur une grande rue. Vous êtes des riches fauchés, sympas parce que toujours fauchés.

Ils se trompent, les gosses, même s'ils sont devenus, à force de chercher à comprendre pour mieux se débrouiller, bien meilleurs sociologues que les doctes. Je n'ai qu'une photo de mes parents. Je l'ai décrochée après leur décès. Elle est dans la malle avec les titres de propriété de notre logis. Des papiers qui ne servent à rien. Le bateau, il est à nous trois. A nous deux, maintenant que tu n'es plus là. Cela n'avait nulle importance, lequel l'avait pris le premier, lequel était le capitaine, mon capitaine... Nous étions trois marins sans titres ni hiérarchie. Nous ne venions pas de la même enfance. Tu arrivais de loin avec tes photos. L'enfance de l'Estropié n'a pas eu droit aux photos. Ni aux jouets. La mienne ne fut pas sans cadeaux, mais c'étaient des urgences, du strict minimum que mes parents avaient fait patienter jusqu'à Noël, pour donner un air de fantaisie à une paire de chaussures neuves, un cahier, un cartable. Contrairement à toi, nous étions très fauchés. Moi quelque part entre les gamins et toi. Entre les corridors et les notables, l'Estropié, à Peau-Noire. Il a un peu bougé. Des corridors à la façade. Toi, tu as traversé la ville pour venir jusqu'à nous.

Quelques jours après ta mort, rien n'a changé dans nos vies et dans le quartier. Sauf qu'il ne reste plus que deux faux riches fauchés. La mort ne commence rien, à part ce sentiment de perte qui habite nos insomnies... 

Lyonel Trouillot, Parabole du failli (Actes Sud, 2013)

03:19 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |