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02/07/2015

Morceaux choisis - Jack Kerouac

Jack Kerouac

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Il croit qu'il faut imaginer le monde comme le rendez-vous des errants qui s'avancent sac au dos, des clochards célestes qui refusent d'admettre qu'il faut consommer toute la production et par conséquent travailler pour avoir le privilège de consommer, et d'acheter toute cette ferraille dont ils n'ont que faire; réfrigérateurs, récepteurs de télévision, automobiles (tout au moins ces nouvelles voitures fantaisistes) et toutes sortes d'ordures inutiles, les huiles pour faire pousser les cheveux, les désodorisants et autres saletés qui, dans tous les cas, atterriront dans la poubelle huit jours plus tard, tout ce qui constitue le cercle infernal: travailler, produire, consommer, travailler, produire, consommer.

Jack Kerouac, Les clochards célestes (coll. Folio/Gallimard, 1974)

05:59 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/06/2015

Morceaux choisis - Henri Bergson

Henri Bergson

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Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. On rira d’un chapeau; mais ce qu’on raille alors, ce n’est pas le morceau de feutre ou de paille, c’est la forme que des hommes lui ont donnée, c’est le caprice humain dont il a pris le moule. Comment un fait aussi important, dans sa simplicité, n’a-t-il pas fixé davantage l’attention des philosophes ? Plusieurs ont défini l’homme "un animal qui sait rire". Ils auraient aussi bien pu le définir un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet inanimé, c’est par une ressemblance avec l’homme, par la marque que l’homme y imprime ou par l’usage que l’homme en fait.

Henri Bergson, Le rire (coll. GF/Flammarion, 2013)

06:32 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; philosophie; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/06/2015

Morceaux choisis - Eugenio Montale

Eugenio Montale

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Ecoute-moi:
les poètes à lauriers
n'évoluent que parmi les plantes
au nom peu usité:
buis troènes ou acanthes.
Pour moi, j'aime les routes
qui mènent aux fossés herbeux
où dans les flaques à moitié asséchées
les gamins attrapent
quelque chétive anguille:
les sentiers qui longent les abrupts
descendent entre les touffes de roseaux
et donnent dans les enclos, parmi les citronniers.
 
Tant mieux si le tapage des oiseaux
s'éteint englouti par le ciel bleu:
plus clairement on écoute murmurer
les branches amies dans l'air qui bouge à peine
et on goûte cette odeur
qui ne sait pas se détacher de terre
et inonde le cœur d'une douceur inquiète.
Écartées d'ici, les passions
font par miracle taire leur guerre,
ici revient même à nous pauvres
notre part de richesse
et c'est l'odeur des citrons.
 
Vois-tu,
en ces silences où les chosess'abandonnent
et semblent prèsde trahir leur ultime secret,
parfois on s'attend
à découvrir un défaut de la nature,
le point mort du monde,
le chaînon qui ne tient pas,
le fil à démêler qui enfin nous conduise
au centre d'une vérité.
Le regard fouille tout autour,
l'esprit enquête accorde sépare
dans le parfum qui se répand
à mesure que le jour languit.
Ce sont les silences où l'on voit
en chaque ombre humaine qui s'éloigne
quelque Divinité qu'on dérange.
 
Mais l'illusion cesse et le temps nous ramène
dans les villes bruyantes
où le bleu se montre par pans, seulement,
là-haut, entre les toits.
La pluie fatigue la terre, ensuite;
l'ennui de l'hiver accable les maisons,
la lumière se fait avare, amère l'âme.
Quand un jour d'une porte cochère mal fermée
parmi les arbres d'une cour
se montre à nous le jaune des citrons;
et le gel du cœur fond,
et en pleine poitrine nous déversent
leurs chansons
les trompettes d'or de la solarité.
 

Eugenio Montale, Poèmes choisis 1916-1980 (coll. Poésie/Gallimard, 1999)

image: http://feedesbrumes.canalblog.com

19/06/2015

Morceaux choisis - Pierre-Albert Jourdan

Pierre-Albert Jourdan

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Il y a une parole confiée au silence, que l'ombre nous transmet. Une parole d'effacement qui est parole de tendresse. Peut-être pourrions-nous aussi parler de bonté. Lavis d'ombre sans que soit raturée cette lumineuse coulée qui la contient. Mais plus proche de notre dénuement. Je crois à cette parole d'ombre. Elle n'est pas jeu de lumière ou de solitude mais ce que nous pouvons comprendre d'un dialogue qui se fait, qui se défait en nous. A chaque instant. Car nous ne pouvons comprendre que l'ombre. La brisure de l'éclat.

Affamés de soleil, de cette lumière violente qui nous pousserait hors des limites (les prétentions ont été bien réduites!), nous sommes pourtant ce versant d'ombre, c'est notre pente. Je crois à cette parole d'ombre. Ma main glisse sur la table, devient multitude de touches impossibles à décrire. Pousse la parole à l'impuissance. Ombre de l'ombre! Simplement posée là, et quel murmure de sang et d'ombre, quelle certitude de fardeau un instant déposé! Je crois à cette légèreté quand c'est l'ombre qui m'y conduit. Passagère, passante, c'est le voile pudique sur la suffisance, la vulgarité. Elle vient ruiner le cri. Elle ouvrira demain mon regard à la lumière, et je consentirais peut-être à l'entendre, elle aussi, sans déchirement. C'est la seule leçon, la discrétion de cette ombre qui s'éloigne.

Pierre-Albert Jourdan, Parole d'ombre, dans: Le bonheur et l'adieu (Mercure de France, 1991)

Préface de Philippe Jaccottet

15/06/2015

Morceaux choisis - Henri-Pierre Roché

Henri-Pierre Roché

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Nous avons trois jours devant nous. Il fait froid dehors. Le feu pétille. Muriel s'assied par terre, le dos appuyé au grand divan-lit, se déchausse et tend ses pieds nus vers la flamme, en écarquillant les orteils, pour les mieux chauffer. Je chauffe aussi les miens, mais sans pouvoir les écarquiller comme elle. Nos épaules s'accotent. Nous regardons le feu. Qu'allons-nous faire de tout ce temps? De la sagesse?

J'attrape le pain, en casse un quignon et le fais roussir au feu et nous mordons dedans, sans toucher aux mets simples servis sur la table. J'aurais pu couper des tranches et les griller, mais il eût fallu quitter l'épaule. Nous buvons de l'eau au même verre.

Je revois les fossettes du revers de sa main, dans le labyrinthe. Je sens son dos dans citron pressé. J'ai trop chaud devant le feu. Je me lève, ôte ma veste et la mets sur le dossier d'une des deux chaises. Muriel en fait autant avec la petite sienne, sur l'autre chaise. J'ôte mon chandail et ma cravate, les plie et les pose sur la chaise. Muriel fait de même avec son jersey. J'ôte ma chemise beige et Muriel ôte sa chemisette vert clair et la plie comme moi, sans me regarder. Nous faisons l'essentiel sans parler: nous ôtons ce qui nous sépare. Cela devient certain, elle fera comme moi jusqu'au bout.

Je continue à me dévêtir et à plier mes effets jusqu'à être nu, et Muriel aussi. C'est comme un numéro de cirque. Le feu éclaire doucement. J'ai la vision brève d'une petite Vénus nordique. J'arrache dessus de lit et couvertures, mais ils sont bien engagés et ils résistent à moitié. Muriel se fourre dans le lit, s'arc-boute et, de ses pieds, achève de l'ouvrir, me faisant place. Nous rabattons les draps sur nous et nous nous blottissons. Je contiens Muriel, après sept ans. Les beautés de Pilar et d'Anne s'estompent. Muriel est une neige fraîche que je serre doucement dans mes mains comme pour en faire des boules. Je ne savais pas ce qu'est la consistance. Muriel est un autre état de la matière, qui me donne un but: elle.

Elle ne montre rien. Elle me laisse faire. Je suis en liberté... comme un insecte sous un microscope. Ses oreilles sont plus sensuelles que les miennes. C'est contre cela qu'elle porte une armure. J'ai toujours désiré sa nuque, le seul morceau d'elle que je pouvais regarder à loisir sans être vu par elle. Je pensais: pourrai-je un jour y poser mes lèvres? Je ne les pose pas, ce n'est plus la peine, elle est toute nuque. Elle est le miracle après un long pélerinage. Nous n'avons pas à regarder l'heure. Il n'y a plus de clous qui arrêtent mon bras autour de sa taille. Elle aussi doit repenser ses rêves. Alors je me mets à la manger toute, délicatement, avec mes dents et mes lèvres, je ne finis pas de la constater. Nous sommes un seul nuage avec de lents remous. Elle a trente ans, en paraît vingt, elle est toute neuve. Ses seins sont plus subtils que les jolis seins d'Anne. Il n'est pas question de la prendre: un jour lointain... si elle le commande.

Dans ce pré-natal retrouvé, un tourbillon se forme en moi, une lente marée intérieure qui porte une pointe, et qui me transperce lentement comme dans mon rêve de Claire. Je me serre sur le flanc de Muriel, je lui renverse la tête, j'ouvre sa bouche avec mes mains, elle se laisse faire, j'ouvre grande ma bouche à moi, je l'approche de la caverne rouge-rose de la sienne, et je m'y laisse rugir tout bas, tandis que nos enfants s'épanchent contre son flanc. C'est arrivé, contenu depuis si longtemps, je n'y suis pour rien. Tant mieux. Elle y réfléchira plus tard.

Je suis dans le Grand Nord, dans une contrée impassible qui ne m'est pas hostile mais où, sans repère, je suis perdu.


Henri-Pierre Roché, Le journal de Muriel IV, dans: Les deux anglaises et le continent (coll. Folio/Gallimard 2001) 

image: François Truffaut, Les deux anglaises et le continent, avec: Jean-Pierre Léaud, Kika Markham et Stacey Tendeter (1971)

musique: Georges Delerue pour: François Truffaut, Les deux anglaises et le continent (1971)

08:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/06/2015

Jean Echenoz

Morceaux choisis

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Comme il s'y attendait, Anthime a d'abord vu Blanche porter vers Charles un sourire fier de son maintien martial puis, comme il arrivait à sa hauteur, cette fois non sans surprise, il a reçu d'elle une autre variété de sourire, plus grave et même, lui a-t-il semblé, un peu plus ému, soutenu, prononcé, va savoir au juste. Il n'a pas vu ni tenté de voir comment Charles, de toute façon de dos, répondait à ce sourire mais lui, Anthime, n'y a réagi que par un regard, le plus court et le plus long possible, se forçant à le charger du moins d'expression disponible tout en en suggérant le maximum, nouvel exercice cette fois doublement antinomique et qui, tout en se contraignant à tenir le pas, n'était pas une petite affaire. Puis après qu'on a dépassé Blanche, Anthime a préféré ne plus regarder les autres gens.

A la gare, tôt le matin du jour suivant, Blanche était encore là, sur le quai parmi la foule agitant de petits drapeaux, des garçons traçaient à la craie A Berlin sur les flancs de la motrice, quatre ou cinq cuivres déclinaient de leur mieux l'hymne national. Des chapeaux, des foulards, des bouquets, des mouchoirs s'agitaient en tous sens, des paniers de provisions passaient par les fenêtres des wagons, on serrait dans ses bras des enfants, des vieillards, des couples s'étreignaient, des larmes s'écrasaient sur les marchepieds, comme on peut le voir de nos jours à Paris sur la vaste fresque d'Albert Herter, dans le hall Alsace de la gare de l'Est. Mais dans l'ensemble tout le monde souriait avec confiance puisque tout cela serait à l'évidence très bref, on allait revenir vite et, de loin, par-dessus l'épaule de Charles serrant Blanche dans ses bras, Anthime a vu celle-ci poser encore une fois ce même regard sur sa propre personne.

Ensuite il a fallu monter dans le train et une semaine s'était juste écoulée depuis son petit tour à vélo que, parti de Nantes samedi à six heures du matin, Anthime est arrivé lundi dans les Ardennes en fin d'après-midi. 

Jean Echenoz, 14 (Minuit, 2012)

image: Albert Herter, Le départ des Poilus / Août 1914 (ventscontraires.net)

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/06/2015

Morceaux choisis - Alberto Nessi

Alberto Nessi

littérature; nouvelle; morceaux choisis; livres

Le soleil jette des feux soudains dans le dimanche d'août, teinte d'argent les anges au sommet de l'autel, les stucs, le manteau de Saint Roch, les yeux de la fillette dans l'église de montagne.

Hier aussi, le soleil avait des scintillements subits sur les eaux de la rivière qui prend son nom du lis. La fillette en vacances sautait de pierre en pierre avec son grand cousin, celui qui l'a déjà initiée aux pentes abruptes de la fosse à fumier et qui aujourd'hui jouera du violon pendant la messe et qui est bien plus beau que l'enfant de bois, là dans le coin de l'église.

Maintenant c'est à elle de lire la phrase inscrite sur un feuillet, c'est son tour, tandis que le soleil pointe à nouveau et fait resplendir le bleu de la colonne sur laquelle grimpent des grappes d'or. Le soleil a des reflets couleur polenta sur les stucs, hier soir la fillette est allée manger sur le terrain herbeux au bord de la rivière, tous rassemblés autour de la table de pierre, et le grand-père a coupé la polenta au fil. Là, dans ce noir habité, la fillette a vu une lumière nouvelle: le feu de joie sur la rive, le feu de la mi-août. Elle est restée sur la grève, avec sa soeur aînée qui sourit déjà aux garçons, elle est restée à fixer la flamme et à écouter le crépitement des fagots. Les poissons aussi, sous les pierres, épiaient l'incendie des eaux, le vol des étincelles. 

Maintenant un petit homme s'approche du micro, cheveux gris, sac banane sur le ventre. Aussitôt la fillette pense à son chat: il trouverait place dans cette poche de kangourou. Hier, elle l'a installé pour dormir dans l'étable et elle a tiré le verrou, parce qu'il se peut que, la nuit, la fouine entre et le mange, ou bien la paysanne le prendra, elle qui a déjà liquidé dix chiots qui venaient de naître et qui était prête à supprimer aussi son chaton grand comme une souris.

A présent le cousin attaque Vivaldi. Et les stucs s'enflamment à nouveau, rappellant la rivière, le feu de joie, les yeux du chat. La fillette lève les yeux vers la tribune, elle voit son cousin avec son violon qui rutile et il lui fait l'effet d'un ange, plus beau que ces ahuris accrochés sur l'autel, oh, tellement plus beau!

Quand le soleil fait scintiller les clochettes du sanctus, la fillette pense au pré là-haut qui, en mai, s'illumine de narcisses. Hier, avec sa mère, elle est montée trouver Lucia. Et tandis que Lucia cueillait les courgettes pour les vacanciers, elle ne pouvait détacher son regard de cet enfant: il boitait en rond dans le pré sans dire un mot, puis il s'asseyait, aidé par une fille à la robe trop longue, et il restait là à se balancer d'avant en arrière sur une couverture étendue sur l'herbe. Toujours la même chose. En cage. Et Lucia a expliqué que ce gosse, à neuf mois, avait fait une otite: le médecin avait laissé à la mère les gouttes à mettre dans l'oreille et il était parti.

Au sanctus, tandis que le soleil brille sur le calice que le prêtre élève, la fillette file loin de l'église, vers l'éclat du violon avec son cousin, loin des grands! Elle va retrouver le pré aux narcisses, elle va libérer l'enfant qui tourne en rond sur l'herbe comme un chat blessé.

Alberto Nessi, Scintillements - Fleurs d'ombre (La Dogana, 1997)

traduit de l'italien par Christian Viredaz

image: http://media.paperblog.fr

05/06/2015

Morceaux choisis - Louis Aragon

Louis Aragon

Louis Aragon.jpg

Tant qu’un enfant rêvera de l’aurore,
tant qu’une rose embaumera la nuit,
tant qu’un coeur quelque part éprouvera le vertige,
tant qu’un pas chantera sur la chaussée,
tant que l’hiver quelqu’un se souviendra du printemps,
tant qu’il y aura dans la tête d’un seul homme
une manière de musique,
et dans le silence une douceur comparable à la femme aimée,
tant qu’il flottera un peu de jour sur le monde et sa destinée …
 
… on entendra la chanson de France.
 
Tant qu’il y aura dans la dernière maison de l’univers
un restant de chaleur et de tendresse,
tant que dans la dernière chambre humaine dévastée
un bout de miroir encore se souviendra de la beauté,
tant qu’une trace de pied nu attestera le passage
d’un être de chair et de sang sur une plage,
tant qu’un livre sera pour des yeux la porte des songeries,
tant que de la cathédrale à l’audace des ponts,
de la fresque à la carte postale,
et de la prose de Sainte-Eulalie
à la parole enregistrée d’un poète qui naîtra,
toute forme de la mémoire n’aura pas été saccagée,
anéantie …
 
… on entendra la chanson de France.
 
Tant qu’une petite fille bercera sa poupée,
tant qu’on aura plaisir à Peau d’Ane
ou à la Belle au bois dormant,
tant que les garçons lanceront des pierres plates
sur l’eau des rivières,
tant qu’on s’appellera tout bonnement Marie ou Jean,
tant qu’on jouera à la main chaude, aux billes,
aux barres, à chat-perché,
tant qu’on cachera des fèves dans la brioche au jour des Rois
et qu’on fera des crêpes en carnaval,
tant que les tout-petits s’essaieront à retrouver sur les pianos
l’air d’Au clair de la Lune,
tant qu’on dira d’Yseut, de Manon, de Nana …
 
… on entendra la chanson de France.
 
Mais surtout, mes amis,
quels que soient les péripéties de l’immense troupeau,
les catastrophes des continents,
les aléas monstrueux de l’histoire,
surtout, surtout,
quelles que soient les transformations imprévisibles
d’une humanité en proie aux miracles de son esprit,
aux conséquences infinies de l’immense partie d’échecs
qui va donner la clé de l’avenir,
quels que soient les développements de ce qu’elle enfante,
et l’apocalypse commencée,
ô mes amis surtout,
tant que s’élèvera la double harmonie aux répons merveilleux,
qui de deux noms dit tout un peuple,
et c’est Jeanne d’Arc et Fabien,
soyez-en sûrs, on l’entendra …
 
… car c’est la chanson de France.

Louis Aragon, Le crève-coeur, suivi de: Le  nouveau crève-coeur (coll. Poésie/Gallimard, 1989) 

06:22 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Louis Aragon, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/06/2015

Morceaux choisis - Odilon-Jean Périer

Odilon-Jean Périer

littérature; roman; contes; livres

On rencontrait au milieu d'une avenue à la mode, d'énormes pierres pâles, inexplicables. Les oiseaux se taisaient. La pluie, odorante comme une chevelure, donnait de vraies pensées d'amour.

Enfin parurent les Etrangers. On en parlait à peine, vaguement. Tout le monde avait vu des anges, mais personne n'en croyait les yeux de son voisin. Ces personnages mystérieux se présentaient avec naturel, comme des amis qu'on retrouve au moment critique. Ils étaient debout dans les arbres, assis au bord des toits, en rang, sans ailes, maigres, décents, habillés de gris perle ou de bleu. Ils fumaient des cigarettes jaunes et minces comme des fétus de paille.  

Ceux qui les avaient rencontrés, guéris du jour au lendemain, s'entretenaient de poésie, d'amour, de liberté. Sans d'ailleurs qu'on s'accordât sur leur aspect. Certains les avaient vus sourire, d'autres pleurer, d'autres se taire, et le visage uni comme un verre de lait. Mais tous parlaient d'eux avec tendresse.

Les plus forts ou les plus sages des hommes, à qui rien n'était révélé, se moquèrent quelque temps de ces visions. Mais bientôt touchés par la grâce, on les vit se mettre en chasse, les yeux grands ouverts sur leur ciel vide, cherchant des dieux de tout leur coeur. Ils se consumaient de désir, mordant leurs poings de philosophes, passant une main tremblante sur leurs célèbres têtes chauves. 

Déjà toutes les petites filles avaient leur ange, ami intime. Ces princes volaient comme en rêve, sans nul effort, le petit doigt à la couture du pantalon. Embrassant leur gracieuse proie, ils allaient s'asseoir dans les arbres. Chaque marronnier abritait plusieurs couples sans ailes. Le mouvement du vent dans les feuilles se mêlait au bruit des baisers. 

Les philosophes se traînaient sous les arbres. Plusieurs y moururent, desséchés comme des cigales, après une petite chanson. Car la mort faisait d'eux des poètes et ils se lamentaient enfin aussi mélodieusement que possible.

Perchés dans les branches odorantes, les anges et les jeunes filles, unissant leurs doigts légers, écoutaient non sans une charmante mélodie, agoniser ces vieux messieurs à leur ombre rafraîchissante. 

Odilon-Jean Périer, Le passage des anges (Editions Finitude, 2007)

 image: Wim Wenders, Les ailes du désir (1987)

12:16 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/05/2015

Morceaux choisis - Francis Carco

Francis Carco

littérature; poésie; anthologie; livres

Il pleut, c'est merveilleux. Je t'aime.
Nous resterons à la maison:
Rien ne nous plaît plus que nous-mêmes
Par ce temps d'arrière-saison.
 
Il pleut. Les taxis vont et viennent.
On voit rouler les autobus
Et les remorqueurs sur la Seine
Font un bruit ... qu'on ne s'entend plus!
 
C'est merveilleux: il pleut. J'écoute
La pluie dont le crépitement
Heurte la vitre goutte à goutte...
Et tu me souris tendrement.
 
Je t'aime. Oh! ce bruit d'eau qui pleure,
Qui sanglote comme un adieu.
Tu vas me quitter tout à l'heure:
On dirait qu'il pleut dans tes yeux.
 

Francis Carco, Petite suite sentimentale,  dans: La bohème et mon coeur (Albin Michel, 1955)

image: Christiane Michaud (www.flickr.com/people/misccha)

00:14 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |