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20/05/2014

Morceaux choisis - Marguerite Duras

Marguerite Duras

littérature; récit; morceaux choisis; livres 

Un jour elle n'est plus là. Vous vous réveillez et elle n'est plus là. Elle est partie dans la nuit. La trace du corps est encore dans les draps, elle est froide. 

C'est l'aurore aujourd'hui. Pas encore le soleil, mais les abords du ciel sont déjà clairs tandis que du centre de ce ciel l'obscurité tombe encore sur la terre, dense.

Il n'y a plus rien dans la chambre que vous seul. Son corps a disparu. La différence entre elle et vous se confirme par son absence soudaine.

Au loin, sur les plages, des mouettes crieraient dans le noir finissant, elles commenceraient déjà à se nourrir des vers de vase, à fouiller les sables délaissés par la marée basse. Dans le noir, le cri fou des mouettes affamées, il vous semble tout à coup ne l'avoir jamais entendu.

Elle ne reviendrait jamais.

Le soir de son départ, dans un bar, vous racontez l'histoire.

D'abord vous la racontez comme s'il était possible de le faire, et puis vous abandonnez. Ensuite vous la racontez en riant comme s'il était impossible qu'elle ait eu lieu ou comme s'il était possible que vous l'ayez inventée.

Le lendemain, tout à coup, vous remarqueriez peut-être son absence dans la chambre. Le lendemain, peut-être éprouveriez-vous un désir de la revoir là, dans l'étrangeté de votre solitude, dans son état d'inconnue de vous.

Peut-être vous la chercheriez au-dehors de votre chambre, sur les plages, aux terrasses, dans les rues. Mais vous ne pourriez pas la trouver parce que dans la lumière du jour vous ne reconnaissez personne. Vous ne la reconnaîtriez pas. Vous ne connaissez d'elle que son corps endormi sous ses yeux entrouverts. La pénétration des corps vous ne pouvez pas la reconnaître, vous ne pouvez jamais reconnaître. Vous ne pourrez jamais.

Quand vous avez pleuré, c'était sur vous seul et non sur l'admirable impossibilité de la rejoindre à travers la différence qui vous sépare.

De toute l'histoire vous ne retenez que certains mots qu'elle a dits dans le sommeil, ces mots qui disent ce dont vous êtes atteint: Maladie de la mort.

Très vite vous abandonnez, vous ne la cherchez plus, ni dans la ville, ni dans la nuit, ni dans le jour.

Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en la perdant avant qu'il soit advenu.

Marguerite Duras, La maladie de la mort (Minuit, 1982)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/05/2014

Morceaux choisis - Anna Akhmatova

Anna Akhmatova

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Que nous importe, en vérité,
Que tout se transforme en poussière,
Sur combien d’abîmes j’ai chanté,
Dans combien de miroirs j’ai vécu?
Ce n’est pas un rêve, soit, ni un réconfort,
C’est tout sauf un bienfait du ciel,
Il se peut que tu sois obligé
De te rappeler plus qu’il n’est nécessaire.
Le grondement des poèmes qui se taisent,
L’oeil qui se cache dans les profondeurs,
Cette couronne de barbelés rouillés
Au milieu d’un silence inquiet.
 

Anna Akhmatova, dans: Collectif, Quelqu'un plus tard se souviendra de nous (coll. Poésie/Gallimard, 2010)

image: http://www.metronews.fr

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09/05/2014

Morceaux choisis - John Donne

John Donne

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Je ne sais trop, ma foi, ce que nous pouvions faire
Avant de nous aimer: n'étions-nous donc sevrés?
Nous paissions-nous, enfants, de plaisirs terre à terre?
Ou chez les Sept Dormants étions-nous à ronfler?
Certes: ce plaisir seul ne fut imaginé,
Et si jamais je vis et désirai beauté
Et la pris, c'est alors que de toi je rêvai.
 
Et maintenant, bonjour, nos âmes qui s'éveillent,
Et qui de crainte encor ne s'osent regarder:
Car Amour tient l'amour de toute autre merveille
Et fait d'une chambrette un univers entier.
Qu'aillent navigateurs vers des mondes nouveaux,
Que cartes fassent voir des mondes tant et trop:
Soyons monde chacun, nul autre ne nous faut.
 
Nos visages l'un et l'autre en nos yeux se reflètent,
Sur nos visages sont nos coeurs simples et francs;
Où mieux qu'ici trouver mappemonde parfaite
Sans l'âpreté du Nord, le déclin du Couchant?
Ce qui meurt est le fruit d'un mélange mal fait:
N'ayant qu'un seul amour, ou si bien partagé
Que nul ne peut faiblir, nous ne mourrons jamais.
 

John Donne, Le bonjour, dans: Poèmes - édition bilingue (coll. Poésie/Gallimard, 1991)

traduit de l'anglais par Jean Fuzier et Yves Denis

image: Elisabeth Vigée Le Brun, Autoportrait (passionlectures.wordpress.com)

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02/05/2014

Morceaux choisis - Jean-François Bernard

Jean-François Bernard

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Le peintre qui cherche son sujet
Et ne le trouve pas
Et l'enfant qui joue dans la rue
Et qui trouve sa joie
Un matin de mai
Ont fini de se ressembler
 
Le peintre est en face de la réalité
En face de sa feuille de papier
Les doigts dans les couleurs
De sa palette
Les doigts dans le nez
A chercher la vérité du vert
La vérité de la palette
La vérité qu'il veut défigurer
Pour en faire une tête abstraite
 
L'enfant est dans la rue
Assis par terre
Il joue avec les pierres
La vie
La simple vie vivante
Et il joue avec leur vie
Et il trouve sa joie
 
Le peintre se défait
Comme un tricot mal fait
Blanc comme le blanc
De son portrait abstrait
Qui ne veut pas venir
Et qu'il poursuit
Au grand galop
A cheval sur son chevalet
Mais le sujet s'enfuit
Et il joue avec lui
Comme le chat avec la souris
 
L'enfant est ravi
 
Le peintre est hors de lui
Il jette ses pinceaux
Met sa palette en morceaux
Sa belle couleur à l'huile à l'eau
Et d'un grand coup de balai
Il envoie tout par la fenêtre
Ouverte au beau matin de mai
 
Et la feuille de papier blanc
Comme une feuille morte
Tournoie et tombe doucement
Sur le trottoir où l'enfant
Joue avec sa joie
Dans la joie du printemps
 
L'enfant prend la feuille au vent
La plie entre ses doigts
La plie en deux en trois
En quatre et puis
En huit
Et il en fait un petit bateau
Pour aller sur l'eau
Du ruisseau
 
Et le petit bateau s'en va sur l'eau
Et l'enfant rit dans le ruisseau
Et le soleil du mois de mai
Se promène dans le sillage
Du bateau
Qui part qui part qui part
Pour un très loin voyage.
 

Jean-François Bernard, Le peintre et l'enfant, dans: Le Temps de la Poésie no 5 (GLM, 1950)

image: René Magritte (nicolettacinotti.net)

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26/04/2014

Morceaux choisis - Daniel Barenboim

Daniel Barenboim

littérature; essai; morceaux choisis; musique; livres

La musique est infiniment plus grande et plus riche que ce que notre société veut qu'elle soit: elle n'est peu seulement belle, émouvante, envoûtante, réconfortante ou passionnée, même si, à l'occasion, elle peut être tout cela. La musique est une partie essentielle de la dimension physique de l'esprit humain.

Daniel Barenboim, La musique est un tout (Fayard, 2014)

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21/04/2014

Morceaux choisis - Jean-Louis Kuffer

Jean-Louis Kuffer 

littérature; chroniques; morceaux choisis; livres 

La peinture de Nicolas de Staël se jette et nous jette dans le vide et rien n'est moins surprenant que le geste ultime du peintre de se jeter dans la mer alors même qu'il touche à la plénitude de son art et s'exclame: joie! en se tuant.

NdS est à l'évidence un plongeur mais vers le haut, en tous cas pour l'élan et le bond, le mouvement, la vitesse et l'intensité du geste. La mort de joie qu'il se donne relève de ce qu'on appelle l'absolu et plus précisément en l'occurrence: l'absolu de l'art, qui se perçoit dans sa phase sommitale et dernière avec l'exultation liée au saut dit justement: de l'ange...

Peu importent les circonstances exactes de sa mort, anticipée ou lui fondant dessus comme l'éclair; on dira peut-être plus tard qu'elle était inscrite mais qu'en sait-on, sachant comme lui la part d'ombre de toute illumination à ce point du risque pris, et la faiblesse de toute force.

L'exigence d'absolu est ce qu'on pourrait dire une folie de jeunesse, et celle-ci jette en avant de nous son défi d'orgueil dans cette forme qui ouvre un nouvel espace et nous arrache au temps comme un Lascaux futur sans l'artifice de vaniteuses fusées ou de chiens et de singes ligotés, dans un ciel rose ou vert qui se déploie dans ce qu'on pourrait dire l'ouvert obscur que salue le Devancier de René Char qu'on dirait écrit pour lui: Sans redite, allégé de la peur des hommes, je creuse dans l'air ma tombe et mon retour.

Que la joie demeure, cependant, avec l'Objet.

L'Objet est à la fois unique et multiple, qui se révèle par accidents successifs sous l'effet de la constante obsession. Telle est, une parmi la centaine d'objets de la dernière folle profusion rappelant celle de Van Gogh, La Lune de 1953 toute tramée de gris sableux et de bleus lessivés en camaïeux lissés au couteau sur plancher de bois à stries. On est très loin des musiciens de Sydney Bechet et des footballeurs du parc des Princes, entre les cyprès noirs et rouges du Sud profond, les arbres en quilles bleues de Ménerbes comme alignés sur les murs ocre et mauve, et c'est parti de Provence en Sicile sous le soleil blanc qui fusille toute nuance, mais tout reste à regarder dans cet autre théâtre sans dehors ni dedans où la table est suspendue au ciel et les bateaux immobiles dans le port que seules les couleurs délimitent. Abstrait ou figuratif? On s'en fout, étant entendu que, depuis qu'on met des adjectifs dans des boîtes, la peinture s'en échappe de plus belle, écrit NdS.

On voit bien dans Les mâts (Marine) de 1955 des espèces de mâts qui pourraient être des aiguilles à tricoter des bonnets d'anges ou de fins crayons à dessiner dans le ciel des motifs ailés comme les Mouettes d'à côté; on voit le billot de cette nature morte où poser sa tête, ou ce nu bleu ondulant en vague entre lit de lait et ciel de sang; on voit un Coin d'atelier fond bleu qui est la double quintessence du coin et de l'atelier tels que les ont connu un Héraclite ou un Hölderlin - ou tout cela serait plutôt de la musique genre Berg ou Schönberg, comme il l'a entendue à Paris la veille du 16 mars où, revenu à Antibes, il s'apprêtait à descendre le Concert sur l'immense toile de six mètres sur six quand Dieu sait quoi l'a happé soudain vers le ciel d'en bas...

Mais quelle joie y a-t-il donc à mourir si violemment, se demandent Madame et Monsieur Tout-le-monde ne percevant pas bien la nécessité de tuer le banal et de faire descendre ainsi le ciel sur de la toile? Or lui-même a parlé de joie dans la plus extrême difficulté, et qui le verrait couler ses vieux jours ou gérer ses avoirs sans sacrifier à la fois cette joie? La mort de Nicolas de Staël est aussi dure et pure que son absolu, aussi terrible que sa joie. 

Jean-Louis Kuffer, Cette joie terrible, dans: L'échappée libre - Lectures du monde 2008-2013 (L'Age d'Homme, 2014)

image: Nicolas de Staël, Concert / 1955 (parfumdelivres.niceboard.com)

20/04/2014

Morceaux choisis - Maurice Carême

Maurice Carême 

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Joie de je ne sais quoi,
Joie du vent, joie de la feuille,
Joie flamme d’écureuil,
Joie de myrtille au bois.
 
Joie d’être un peu de givre
Sur la branche au printemps,
Joie de ne jamais suivre
Que les chemins montants.
 
Joie d’être tout à coup,
Sans même le vouloir,
Cet appel de coucou,
Ce reflet de miroir.
 
Ne pouvoir que crier,
Crier, crier encor
Des mots comme un pont d’or
Sur une eau débordée.
 
Embrasser un bouleau
Pour tenir contre moi
Quelque chose de beau,
Quelque chose de droit.
 
Sans pouvoir apaiser
Ni la nuit ni le jour,
Cette envie de parler
Au ciel de mon amour.
 
Ce plaisir de bercer
Le monde dans mes bras,
D’entrer dans une ronde
Avec n’importe quoi
 
Et d’être devenu
Joie de vent, joie de feuille,
D’être myrtille au bois
Et flamme d’écureuil
 
Et sans jamais savoir
Ni pourquoi ni comment
Je traverse en miroir
Tous les palais du temps.

Maurice Carême, Joie, dans: Colette Nys-Masure et Christian Libens, Piqués des vers - 300 coups de coeur poétiques (Espace Nord, 2014)

image: http://4.bp.blogspot.com 

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10/04/2014

Morceaux choisis - François Beaune

François Beaune

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Il commence à faire frais au pied des Alpes, mais dans un beau soleil. Un pays de cocagne de Haute-Provence, les mannequins ont sorti leurs moignons de métal vibrants, des prolongements de bras pour gratter les olives. C'est l'heure de la cueillette. Les pommiers eux hibernent sous la moustiquaire antigel. Toute la vallée de la Durance asséchée, qui n'est plus le fléau de personne, profite du ciel uni. Je crois qu'aujourd'hui même le dernier des anxieux se sentirait en paix sur ce chemin de pierres. Je suis en train de me fondre je sens, de faire partie du décor, de m'installer dans cet arrière-pays de Méditerranée.

Je grimpe le raidillon. La terre qui devait hier être en boue a été griffée, sculptée par les sabots des moutons. Elle fait penser à une écorce d'arbre. Les empreintes sont profondes et similaires, une nouvelle écriture d'un brun assez clair, foncé par l'ombre des jeunes chênes bordant le sommet de la colline. J'évite de marcher sur ses phrases, de peur de faire dévier le sens. J'imagine un troupeau, cette machine à mille doigts escaladant la pluie. Mais il ne s'agit pas d'imaginer, il s'agit d'accepter l'inspiration des bêtes, abstraite et éphémère. Pour comprendre ça, il n'y a rien à lire.

Sur la tortille du canal, entre Manosque et Foix, je retrouve Suzanne, emmitouflée dans ses couches de châles, car elle craint le vent. A son âge avancé, elle aime autant se promener que moi, on se croise souvent. Cette fois elle se rend à Manosque pour voir son avocat, car elle est en bisbille avec une parente de George Brassens, qui lui loue une petite maison dans les collines, mais cherche à se débarrasser d'elle pour des histoires d'impayés. Suzanne, depuis qu'elle a quitté Paris après de nombreuses années à faire la secrétaire dans différentes boîtes privées, vit le plus souvent en ermitage, selon les places disponibles. 

Un chien nous rejoint. Elle me raconte comment les chiens la suivent, comme elle les attire. Pour elle les chiens ont une âme, pas la même que la nôtre, mais une âme tout de même. Quand on regarde dans leurs yeux on peut voir leur bonté, leurs malheurs, leur peur ou leur envie de mourir. Rien à craindre d'elle, par exemple, me dit-elle en caressant la vieille chienne qui se frotte à mon pantalon.

François Beaune, Manosque le 15 novembre 2011, dans: La lune dans le puits - Des histoires vraies de Méditerranée (Verticales, 2013)

image: Place de la Mairie, Manosque / France (la.fenetre.pagesperso-orange.fr)

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07/04/2014

Morceaux choisis - Susan Sontag

Susan Sontag

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Installés devant nos petits écrans - de télévision, d'ordinateur, de téléphone portable - nous avons la possibilité de surfer d'une image à l'autre et d'accéder aux comptes rendus sommaires des désastres infligés au monde. On a l'impression que le nombre de ces nouvelles est plus important que dans le passé. C'est sans doute une illusion. La différence, c'est que les nouvelles se diffusent partout. Et que certaines souffrances présentent en elles-mêmes beaucoup plus d'intérêt pour le public (étant donné qu'il faut admettre l'existence d'un public pour la souffrance) que d'autres. Que l'actualité relative à la guerre fasse aujourd'hui l'objet d'une diffusion mondiale ne signifie pas que la capacité à réfléchir aux souffrances des gens éloignés ait augmenté dans des proportions significatives. Dans la vie moderne - une vie dispensant une surabondance de choses auxquelles nous sommes invités à prêter attention -, il paraît normal que nous nous détournions des images qui nous indisposent. Un nombre encore plus grand de spectateurs changeraient de chaîne si les médias consacraient plus de temps aux détails de la souffrance humaine induite par la guerre et les autres infamies. Mais il n'est sans doute pas vrai que les gens réagissent moins.

Que nous ne soyons pas totalement transformés, que nous puissions nous détourner, tourner la page, changer de chaîne, ne porte pas atteinte à la valeur éthique de l'assaut produit par les images. Il n'y a nulle déficience dans le fait de n'être pas marqué au fer rouge, de ne pas souffrir assez, lorsqu'on voit ces images. Et la photographie n'est pas censée remédier à notre ignorance quant à l'histoire et aux causes de la souffrance qu'elle choisit de cadrer. Ces images ne peuvent guère faire plus que nous inviter à prêter attention, à réfléchir, à apprendre, à examiner les rationalisations par lesquelles les pouvoirs établis justifient la souffrance massive. A qui doit-on ce que l'image montre? Qui est responsable? Est-ce excusable? Est-ce inévitable? Y a-t-il un état des choses que nous avons accepté jusqu'à présent et qu'il faille désormais contester? Tout cela assorti de la conscience que l'indignation morale, pas plus que la compassion, ne peut nous dicter une manière d'agir.

La frustration que l'on éprouve de ne rien pouvoir faire à ce que les images montrent peut se traduire en une accusation contre l'indécence qu'il y a à regarder ces images, ou l'indécence des procédés employés pour les diffuser - qui les font volontiers voisiner avec des publicités pour crèmes hydratantes, antalgiques ou monospaces. Si nous pouvions faire quelque chose face à ce que les images montrent, nous ne nous sentirions peut-être pas aussi concernés par ces questions.

Susan Sontag, Devant la douleur des autres (Bourgois, 2013)

traduit de l'anglais par Fabienne Durand-Bogaert

09:19 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/04/2014

Morceaux choisis - Yves Bonnefoy

Yves Bonnefoy

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Et des mots, tout cela, des mots car, en vérité, mes proches, qu'avant nous d'autre? Des mots qui se recourbent sous notre plume, comme des insectes qu'on tue en masse, des mots avec de grandes échardes, qui nous écorchent, des mots qui prennent feu, brusquement, et il faut écraser ce feu avec nos mains nues, ce n'est pas facile.

Des mots dont les enchevêtrements dissimulent des trous, où nous perdons pied, et glissons, poussant des cris, mais peu importe, notre vie, c'est si peu de la pensée, n croyez-vous pas! Vite, nous nous ressaisissons, nous nous remettons à parler.

Et je vous disais bien, mes quelques compagnons, je vous disais bien, n'est-ce pas, que le jour se lève? Allons, avançons encore, ramassons tous nos voeux, tous nos souvenirs, vous ces cris, ces appels, ces hurlements, ces sanglots, et moi avec vous ces rires, ces grands rires si loin de toutes parts sous ce ciel si bas que nous le touchons de nos mains tendues! Il est évident que le jour se lève, mes amis, évident qu'il déferle sur nous, recolore tout, emporte et disperse tout.

Yves Bonnefoy, L'heure présente (Mercure de France, 2011)

15:55 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |