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02/07/2015

Morceaux choisis - Jack Kerouac

Jack Kerouac

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Il croit qu'il faut imaginer le monde comme le rendez-vous des errants qui s'avancent sac au dos, des clochards célestes qui refusent d'admettre qu'il faut consommer toute la production et par conséquent travailler pour avoir le privilège de consommer, et d'acheter toute cette ferraille dont ils n'ont que faire; réfrigérateurs, récepteurs de télévision, automobiles (tout au moins ces nouvelles voitures fantaisistes) et toutes sortes d'ordures inutiles, les huiles pour faire pousser les cheveux, les désodorisants et autres saletés qui, dans tous les cas, atterriront dans la poubelle huit jours plus tard, tout ce qui constitue le cercle infernal: travailler, produire, consommer, travailler, produire, consommer.

Jack Kerouac, Les clochards célestes (coll. Folio/Gallimard, 1974)

05:59 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/06/2015

Morceaux choisis - Henri-Pierre Roché

Henri-Pierre Roché

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Nous avons trois jours devant nous. Il fait froid dehors. Le feu pétille. Muriel s'assied par terre, le dos appuyé au grand divan-lit, se déchausse et tend ses pieds nus vers la flamme, en écarquillant les orteils, pour les mieux chauffer. Je chauffe aussi les miens, mais sans pouvoir les écarquiller comme elle. Nos épaules s'accotent. Nous regardons le feu. Qu'allons-nous faire de tout ce temps? De la sagesse?

J'attrape le pain, en casse un quignon et le fais roussir au feu et nous mordons dedans, sans toucher aux mets simples servis sur la table. J'aurais pu couper des tranches et les griller, mais il eût fallu quitter l'épaule. Nous buvons de l'eau au même verre.

Je revois les fossettes du revers de sa main, dans le labyrinthe. Je sens son dos dans citron pressé. J'ai trop chaud devant le feu. Je me lève, ôte ma veste et la mets sur le dossier d'une des deux chaises. Muriel en fait autant avec la petite sienne, sur l'autre chaise. J'ôte mon chandail et ma cravate, les plie et les pose sur la chaise. Muriel fait de même avec son jersey. J'ôte ma chemise beige et Muriel ôte sa chemisette vert clair et la plie comme moi, sans me regarder. Nous faisons l'essentiel sans parler: nous ôtons ce qui nous sépare. Cela devient certain, elle fera comme moi jusqu'au bout.

Je continue à me dévêtir et à plier mes effets jusqu'à être nu, et Muriel aussi. C'est comme un numéro de cirque. Le feu éclaire doucement. J'ai la vision brève d'une petite Vénus nordique. J'arrache dessus de lit et couvertures, mais ils sont bien engagés et ils résistent à moitié. Muriel se fourre dans le lit, s'arc-boute et, de ses pieds, achève de l'ouvrir, me faisant place. Nous rabattons les draps sur nous et nous nous blottissons. Je contiens Muriel, après sept ans. Les beautés de Pilar et d'Anne s'estompent. Muriel est une neige fraîche que je serre doucement dans mes mains comme pour en faire des boules. Je ne savais pas ce qu'est la consistance. Muriel est un autre état de la matière, qui me donne un but: elle.

Elle ne montre rien. Elle me laisse faire. Je suis en liberté... comme un insecte sous un microscope. Ses oreilles sont plus sensuelles que les miennes. C'est contre cela qu'elle porte une armure. J'ai toujours désiré sa nuque, le seul morceau d'elle que je pouvais regarder à loisir sans être vu par elle. Je pensais: pourrai-je un jour y poser mes lèvres? Je ne les pose pas, ce n'est plus la peine, elle est toute nuque. Elle est le miracle après un long pélerinage. Nous n'avons pas à regarder l'heure. Il n'y a plus de clous qui arrêtent mon bras autour de sa taille. Elle aussi doit repenser ses rêves. Alors je me mets à la manger toute, délicatement, avec mes dents et mes lèvres, je ne finis pas de la constater. Nous sommes un seul nuage avec de lents remous. Elle a trente ans, en paraît vingt, elle est toute neuve. Ses seins sont plus subtils que les jolis seins d'Anne. Il n'est pas question de la prendre: un jour lointain... si elle le commande.

Dans ce pré-natal retrouvé, un tourbillon se forme en moi, une lente marée intérieure qui porte une pointe, et qui me transperce lentement comme dans mon rêve de Claire. Je me serre sur le flanc de Muriel, je lui renverse la tête, j'ouvre sa bouche avec mes mains, elle se laisse faire, j'ouvre grande ma bouche à moi, je l'approche de la caverne rouge-rose de la sienne, et je m'y laisse rugir tout bas, tandis que nos enfants s'épanchent contre son flanc. C'est arrivé, contenu depuis si longtemps, je n'y suis pour rien. Tant mieux. Elle y réfléchira plus tard.

Je suis dans le Grand Nord, dans une contrée impassible qui ne m'est pas hostile mais où, sans repère, je suis perdu.


Henri-Pierre Roché, Le journal de Muriel IV, dans: Les deux anglaises et le continent (coll. Folio/Gallimard 2001) 

image: François Truffaut, Les deux anglaises et le continent, avec: Jean-Pierre Léaud, Kika Markham et Stacey Tendeter (1971)

musique: Georges Delerue pour: François Truffaut, Les deux anglaises et le continent (1971)

08:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/06/2015

Jean Echenoz

Morceaux choisis

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Comme il s'y attendait, Anthime a d'abord vu Blanche porter vers Charles un sourire fier de son maintien martial puis, comme il arrivait à sa hauteur, cette fois non sans surprise, il a reçu d'elle une autre variété de sourire, plus grave et même, lui a-t-il semblé, un peu plus ému, soutenu, prononcé, va savoir au juste. Il n'a pas vu ni tenté de voir comment Charles, de toute façon de dos, répondait à ce sourire mais lui, Anthime, n'y a réagi que par un regard, le plus court et le plus long possible, se forçant à le charger du moins d'expression disponible tout en en suggérant le maximum, nouvel exercice cette fois doublement antinomique et qui, tout en se contraignant à tenir le pas, n'était pas une petite affaire. Puis après qu'on a dépassé Blanche, Anthime a préféré ne plus regarder les autres gens.

A la gare, tôt le matin du jour suivant, Blanche était encore là, sur le quai parmi la foule agitant de petits drapeaux, des garçons traçaient à la craie A Berlin sur les flancs de la motrice, quatre ou cinq cuivres déclinaient de leur mieux l'hymne national. Des chapeaux, des foulards, des bouquets, des mouchoirs s'agitaient en tous sens, des paniers de provisions passaient par les fenêtres des wagons, on serrait dans ses bras des enfants, des vieillards, des couples s'étreignaient, des larmes s'écrasaient sur les marchepieds, comme on peut le voir de nos jours à Paris sur la vaste fresque d'Albert Herter, dans le hall Alsace de la gare de l'Est. Mais dans l'ensemble tout le monde souriait avec confiance puisque tout cela serait à l'évidence très bref, on allait revenir vite et, de loin, par-dessus l'épaule de Charles serrant Blanche dans ses bras, Anthime a vu celle-ci poser encore une fois ce même regard sur sa propre personne.

Ensuite il a fallu monter dans le train et une semaine s'était juste écoulée depuis son petit tour à vélo que, parti de Nantes samedi à six heures du matin, Anthime est arrivé lundi dans les Ardennes en fin d'après-midi. 

Jean Echenoz, 14 (Minuit, 2012)

image: Albert Herter, Le départ des Poilus / Août 1914 (ventscontraires.net)

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24/02/2015

Morceaux choisis - Victor Hugo

Victor Hugo

littérature; roman; morceaux choisis; livres

On s'aime, on se sourit, on se rit, on se fait des petites moues avec le bout des lèvres, on s'entrelace les doigts des mains, on se tutoie, et cela n'empêche pas l'éternité. Deux amants se cachent dans le soir, dans le crépuscule, dans l'invisible, avec les oiseaux, avec les roses, ils se fascinent l'un l'autre dans l'ombre avec leurs cœurs qu'ils mettent dans leurs yeux, ils murmurent, ils chuchotent, et pendant ce temps-là d'immenses balancements d'astres emplissent l'infini.

Victor Hugo, Les misérables (coll. Folio/Gallimard, 1999)

image: Charles Gallot, Victor Hugo (omondouvelo.com)

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08/01/2015

Morceaux choisis - Blaise Cendrars

Blaise Cendrars

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Je voulais indiquer aux jeunes gens d’aujourd’hui qu’on les trompe, que la vie n’est pas un dilemme et qu’entre les deux idéologies contraires entre lesquels on les somme d’opter, il y a la vie, la vie, avec ses contradictions bouleversantes et miraculeuses, la vie et ses possibilités illimitées, ses absurdités beaucoup plus réjouissantes que les idioties et les platitudes de la politique, et que c’est pour la vie qu’ils doivent opter, malgré l’attirance du suicide, individuel ou collectif, et de sa foudroyante logique scientifique. Il n’y a pas d’autres choix possibles. Vivre!

Blaise Cendrars, Le lotissement du ciel (coll. Folio/Gallimard, 2010)

28/12/2014

Morceaux choisis - Philippe Besson

Philippe Besson

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Chez Phillies, il ne viendra plus de client, pour sûr. Les dimanches se suivent et se resemblent, en somme. C'est à se demander pourquoi on persiste à rester ouvert. Le vieux Carter a une explication: il prétend que le café est un phare et les phares ne ferment jamais, ils éclairent les nuits. Ben a un peu l'impression d'être un gardien de phare. Louise et Stephen ne songent pas à partir. Le silence du café les protège et personne ne les attend.

C'est cela qui leur est arrivé: plus personne pour les attendre. Ils sont seuls, comme ne le sont que les vieillards. Ils ont le regard hagard de solitude. Ils ont le souffle court des épuisés. Ils ont les gestes ralentis des plus démunis. Ils s'abritent dans un café improbable, à l'extrémité d'un continent. Ils égrènent leur vie comme d'autres des prières, en roulant des chapelets entre leurs doigts osseux. Ils sont parvenus au terme de quelque chose, sans être en mesure de discerner encore ce qui pourrait commencer pour eux. Ils se sont égarés.

Dans cet égarement qui les réunit, ils seraient presque capables enfin de se parler calmement, et de laisser venir entre eux une manière de douceur. Il fallait sans doute que les abcès crèvent, que la mauvaise mémoire soit expiée, que les aveux soient consentis, que la place soit nette pour qu'ils soient finalement aptes à s'adresser l'un à l'autre sans arrière-pensée, sans invective, sans remords ni rancune, sans aigreur. Et s'il suffisait désormais de se laisser aller, de ne plus se poser de questions, d'accepter le moment comme il se présente?

Ce serait comme une décontraction, une tension qui se relâche, un bras qui se détend, une main qui s'ouvre, comme lorsque les efforts ou les étreintes s'achèvent.

Tu es au moins aussi mal à l'aise que moi, c'est rassurant, mais nous avons fait le plus délicat, n'est-ce pas?

Le plus délicat, je ne sais pas. Le plus dur, certainement.

Philippe Besson, L'arrière-saison (Julliard, 2002)

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14/12/2014

Morceaux choisis - Karel Schoeman

Karel Schoeman

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Il y a quelque chose qui est au-delà de l'amour, au-delà des mots, au-delà même de la création; il m'a fallu attendre de vieillir pour apprendre cela. Quand on a parcouru un long chemin, qu'on est arrivé le plus loin possible, après avoir tout quitté, au moment où on pense qu'on ira pas plus loin - c'est là qu'on découvre que le voyage ne fait que débuter, et que la route ne va pas plus loin au sens où elle s'éloignerait de soi, mais qu'elle est en soi, à l'intérieur de soi. Alors on se laisse envelopper par le silence, on ne cherche plus rien, on existe simplement en soi-même et on éprouve une sorte de paix.

Karel Schoeman, La saison des adieux (coll. 10-18/UGE, 2006)

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20/11/2014

Lire les classiques - Emily Brontë

Emily Brontë

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Mes grandes souffrances dans ce monde ont été les souffrances de Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerai d'exister; mais si tout le reste demeurait et que lui fut anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurai plus l'air d'en faire partie. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff! Il est toujours, toujours dans mon esprit; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être.

Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent (coll. Livre de Poche/LGF, 2007)

image: Laurence Olivier et Merle Oberon / Les Hauts de Hurlevent, William Wyler 1939

06:06 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/11/2014

Morceaux choisis - Georges Simenon

Georges Simenon

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Si l'on me demandait aujourd'hui à quoi on reconnaît l'amour, si je devais établir un diagnostic de l'amour, je dirais: D'abord le besoin de présence

Je dis bien un besoin, aussi nécessaire, aussi absolu, aussi vital qu'un besoin physique.

La soif de s'expliquer soi et d'expliquer l'autre, car on est tellement émerveillé, voyez-vous, on a tellement conscience d'un miracle, on a tellement peur de perdre cette chose qu'on n'avait jamais espérée, que le sort ne vous devait pas, qu'il vous a peut-être donnée par distraction, qu'à toute heure on éprouve le besoin de se rassurer et, pour se rassurer, de comprendre.

Georges Simenon, Lettre à mon juge (coll. Livre de Poche/LGF, 1997)

17/10/2014

Morceaux choisis - Hermann Hesse

Hermann Hesse

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Ce petit lac s'étalait devant lui, gris-vert, immobile. Sur la rive opposée, une haute falaise abrupte, à la crête tranchante et déchiquetée, se découpait sur le ciel matinal sans profondeur, verdâtre et frais, brutalement dans la froideur de l'ombre. Mais on sentait que, derrière cette crête, le soleil déjà s'était levé; sa lumière faisait scintiller çà et là les facettes menues d'une arête de pierre vive. Il ne lui faudrait que quelques minutes pour paraître au-dessus des dentelures de la montagne et inonder de lumière le lac et la vallée alpestre. Il contempla avec attention et gravité ce spectacle, dont le calme, l'austérité et la beauté ne lui étaient pas familiers et dont il avait pourtant l'impression qu'ils lui parlaient et qu'ils l'avertissaient.

Plus fortement encore durant son voyage de la veille, il fût sensible à la puissance, à la froideur et à cette dignité d'autre monde de l'univers de la haute montagne, qui n'a pour l'homme aucune prévenance, qui ne l'invite point et le tolère à peine. Et il lui parut singulier et significatif que son premier pas dans la liberté nouvelle de la vie du siècle l'eût amené justement ici, dans cette grandeur calme et froide.

Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre (coll. Livre de Poche/LGF, 2014)

image: Caspar Wolf (topofart.com)

00:26 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |