Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

04/12/2012

Au bar à Jules - Du Zéro 1b

Un abécédaire - Z comme Zéro

Voici une scène emblématique du film de Jean Vigo, Zéro de conduite, réalisé en 1933, avec Jean Dasté. En 1968 lui répondra le film de Lindsay Anderson, If..., avec Malcolm McDowell, que vous pouvez découvrir dans le second extrait. If... est disponible dans son intégralité sur YouTube.



09:08 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Films inoubliables, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : films | |  Imprimer |  Facebook | | |

Au bar à Jules - Du Zéro 1a

Un abécédaire - Z comme Zéro

0000523_aff_001_med.jpg

Plus jeune, j'ai toujours prétendu que si j'emporterais le gros lot de la Loterie Romande, j'ouvrirais une librairie: avec pour nom Zéro de conduite. Allusion au film de Jean Vigo, réalisé en 1933 - interdit jusqu'en 1945 - avec pour interprète principal Jean Dasté: une oeuvre subversive, largement autobiographique où le monde des adultes et les représentations du pouvoir qui l'accompagne, sont mis en pièces avec une férocité terriblement imaginative, drôle et grinçante à la fois.

Je n'ai, bien sûr, pas gagné le jackpot et mon projet ne s'est pas concrétisé! En 2009, lors de la création de mon blog, j'ai pensé réaliser ce rêve de jeunesse en empruntant le nom de Zéro de conduite. Peine perdue, car ce titre est protégé par copyright... Signe du destin? Certainement une intuition heureuse, car les multiples développements sur ces pages n'auraient pas tous correspondu à cette appellation jaillie de ma mémoire d'adolescent qui, depuis lors, a emprunté au gré de flux et de reflux successifs, des voies bien différentes.

Ainsi est née La scie rêveuse - titre d'un poème de René Char - qui n'a toutefois pas effacé le Zéro de conduite, dont subsiste la rébellion envers l'autorité, les rassemblements et les drapeaux de toutes sortes. Ce qui me fait dire, avec un large sourire malicieux, que si j'avais suvi mes appels à la vocation religieuse - à deux reprises, cette orientation a failli voir le jour: auprès des trappistes et des carmes - je n'aurais pas connu de difficultés insurmontables avec les deux premiers voeux: la pauvreté et la chasteté. En revanche, avec le troisième - l'obéissancej'aurais été recalé, sans l'ombre d'un doute! Ouf?

Un autre coup de pouce du destin a ainsi voulu que je demeure dans l'univers merveilleux des livres - lui aussi rebelle au conformisme ambiant - qui, sans regrets, m'a valu des rencontres et amitiés hors du commun ainsi qu'une appréhension étonnante et insolite du monde sensible. Un cadeau de la vie inappréciable, reçu, partagé et transmis à ce jour avec une infinie gratitude...

films

image 1: Jean Vigo, Zéro de conduite / 1933 (gaumont.fr)

image 2: Pierre-Henri Benoit, René Char  (rfi.fr)

09:07 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Films inoubliables, Le monde comme il va, René Char | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : films | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/11/2012

Au bar à Jules - Des yeux

Un abécédaire: Y comme Yeux

Yeux 7_MC.jpg

A l'âge de seize ans, jugé asocial, hostile à mon entourage et destructeur de son héritage, mes parents m'avaient contraints à rencontrer un psychiâtre - une aventure qui dura à peine trois semaines - en ville de Bienne. S'aventurant sur le terrain de la sexualité qui devait forcément renfermer la clef de mon attitude, il me demanda ce qui, d'emblée, m'attirait chez une femme. Quand je lui répondis que c'étaient les yeux, il m'affirma que cela révélait une nature immature, les yeux étant une expression asexuée du désir. Rien que ça! Avait-il tort ou non, peu importe, sinon qu'aujourd'hui encore, quand je me souviens des personnes qui m'ont marqué dans la vie et dans mon imaginaire - le cinéma par exemple - ce sont toujours les yeux qui représentent cette concentration de l'émotion que j'ai retenue, empreinte d'un bouleversement des sens et de l'âme, chassant la raison comme ces eaux profondes qui dépossèdent le rivage de ses mouvements les plus immuables.

Bien mieux que je ne le puis, les poètes, traqueurs de l'invisible, ont composé cet incomparable arc-en-ciel célébrant tour à tour la fragilité, la coquetterie, la force, l'espièglerie, la tendresse ou la légèreté. Même si l'on pourrait citer Charles Baudelaire, Victor Hugo, Louis Aragon ou Paul Eluard, c'est à Jules Supervielle que reviennent, peut-être,  parmi les plus beaux vers sur ce regard puisé au plus intime de moi-même:

Chers yeux si beaux qui cherchez un visage,
Vous si lointains, cachés par d'autres âges,
Apparaissant et puis disparaissant
Dans la brise et le soleil naissant,
 
Et d'un léger battement de paupières,
Sous le tonnerre et les célestes pierres
Ah ! protégés de vos cils seulement
Chers yeux livrés aux tristes éléments.
 
Que voulez-vous de moi, de quelle sorte
Puis-je montrer, derrière mille portes,
Que je suis prêt à vous porter secours,
Moi, qui ne vous regarde qu'avec l'amour.

Même les auteurs mystiques ont consacré d'admirables pages aux yeux, tels Jean de la Croix: Que Te voient mes yeux car Tu es leur éclat, et je ne veux les avoir que pour Toi, et Blaise Pascal: Les yeux sont les interprètes du coeur.

Comment ne pas conclure cet hommage sans invoquer le cinéma dont bien des yeux m'ont chamboulé au fil des ans! En voici quelques-uns dont vous pouvez retrouver les noms - si besoin est - à la fin de cet article, ainsi que plusieurs références littéraires...

Yeux 1_ET.jpg

Yeux 5_LB.jpg

Yeux 2_BB.jpg

Yeux 8_DB.jpg

Yeux 3_GK.jpg

Yeux 9_HA.jpg

Yeux 10_CC.jpg

Yeux 4_AH.jpg

Yeux 6_GM.jpg

Jules Supervielle, Le forçat innocent (coll. Poésie/Gallimard, 1989)

Jean de la Croix, Le cantique spirituel (coll. Points Sagesse/Seuil, 2005)

Blaise Pascal, Ecrits sur la grâce / Discours sur les passions de l'amour (coll. Petite Bibliothèque/Rivages, 2007) 

images: Montgomery Clift, Elizabeth Taylor, Lucia Bosé, Brigitte Bardot, Dirk Bogarde, Grace Kelly, Harriet Andersson, Cyd Charisse, Audrey Hepburn et Giulietta Masina

16/10/2012

Au bar à Jules - De la xénophobie

Un abécédaire: X comme Xénophobie 

littérature; essai; livres

Ma lecture du jour est signée Carlos Fuentes:

Je crois dans les questions qui sont celles d'un pacte fraternel entouré d'abîmes: Est-il possible qu'il n'existe pas d'autre voix qui ne soit également la mienne? Est-il possible qu'il n'y ait pas un autre temps que je puisse toucher et qui puisse me toucher? N'existe-t-il pas d'autres croyances, d'autres histoires, d'autres rêves, et ne sont-ils pas aussi les miens?

Les cultures s'influencent réciproquement. Elles s'anémient dans l'isolement, et prospèrent dans la communication. En tant que citoyens, hommes et femmes de deux villages - le global et le local -, il nous incombe de défier les préjugés, de faire reculer nos limites, d'accroître notre capacité à donner et à recevoir, ainsi que l'intelligence de ce qui nous est étranger. Rappelons-nous, au seuil de ce nouveau siècle, que l'histoire n'est pas terminée. L'histoire est toujours inaboutie. Et la leçon de notre humanité inachevée est que, chaque fois que nous excluons, nous nous appauvrissons; chaque fois que nous incluons, nous nous enrichissons. Aurons-nous le temps de découvrir, de toucher, de nommer tous ces semblables que nos bras peuvent enserrer? Nul ne trouvera sa propre humanité s'il ne la reconnaît, d'abord, dans les autres.

Et - histoire d'enfoncer le clou dans ma perception occidentale du monde - Carlos Fuentes me rappelle que, au cours des cinq cents dernières années, l'Occident a voyagé au Sud comme en Orient, en imposant sa volonté politique et économique aux cultures de la périphérie, sans demander la permission de personne. Maintenant, ces cultures exploitées reviennent en Occident et mettent à l'épreuve les valeurs que celle-ci a proposées sur un mode universel: liberté de mouvement, liberté de marche fondée non seulement sur l'offre et la demande, mais sur la mobilité de la main d'oeuvre, et respect des droits de l'homme, à commencer par le droit du travail.

Bien sûr, Carlos Fuentes n'offre pas une réponse clef en main à toutes les questions que je me pose. Néanmoins, il me fournit un cadre indispensable au sein duquel il m'est possible de poser une première pierre, de repartir à zéro ou presque, de modifier l'angle de mon regard sans toutefois démentir - en profondeur - ce que je crois.

Nous sommes soumis à l'épreuve de l'autre. Nous regardons, mais nous sommes aussi regardés. Nous vivons dans une constante rencontre avec ce que nous ne sommes pas, avec le différent. Nous découvrons que seule une identité morte est une identité figée. Nous sommes tous en perpétuel devenir, dit encore Carlos Fuentes

... que cela nous plaise ou non!

Carlos Fuentes, Xénophobie, dans: Ce que je crois (Grasset, 2003) 

image: poesie.tableau-noir.net

30/09/2012

Au bar à Jules - De Simone Weil

Un abécédaire: W comme Weil 

littérature; essais; livres

Nul ne sait comment les choses tourneront. Plusieurs catastrophes sont à craindre. Mais aucune crainte n'efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la tête, la redresser. Ils n'ont pas, quoiqu'on suppose du dehors, des espérances illimitées. Il ne serait même pas exact de parler en général d'espérance. Ils savent bien qu'en dépit des améliorations conquises, le poids de l'oppression sociale, un instant écarté, va retomber sur eux. Ils savent qu'ils vont se retrouver sous une domination dure, sèche, et sans égards. Mais ce qui est illimité, c'est le bonheur présent. Ils se sont enfin affirmés. Ils ont enfin fait sentir à leurs maîtres qu'ils existent. 

Ces mots ne sont pas ceux d'un délégué syndical ou d'un représentant des ouvriers d'ArcelorMittal, mais la conclusion d'un texte écrit en 1936 par Simone Galois - alias Simone Weil - intitulé La vie et la grève des ouvrières métallos. Oublions pour un temps les politiques, les économistes, les révolutionnaires, les donneurs de leçons, et relisons les oeuvres de Simone Weil - autres que religieuses et mystiques cette fois-ci - qui aujourd'hui encore, en une délicate période de notre histoire, abondent en pistes de réflexion, indépendamment du contexte historique où elles sont nées. 

Retour au centre, c'est-à-dire à l'homme, avec Simone Weil. Une pensée libre, terriblement lucide et utopique à la fois, qu'on se réjouit de n'être pas récupérable - c'est si rare - ni à gauche, ni à droite, parce que l'enjeu se situe au-delà de ces clivages. Tirée des Ecrits de Londres, la Note sur la suppression générale  des partis politiques est éloquente et mérite d'être citée pour sa pertinence qui dépasse - et de loin - la condition ouvrière ou les valeurs que nous croyons défendre: On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu'en prenant position pour ou contre une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. C'est exactement la transposition de l'adhésion à un parti. Comme dans les partis politiques, il y a des démocrates qui admettent plusieurs partis, de même dans le domaine des opinions les gens larges reconnaissent une valeur aux opinions avec lesquelles ils se disent en désaccord. C'est avoir complètement perdu le sens même du vrai et du faux. D'autres, ayant pris position pour une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui soit contraire. C'est la transposition de l'esprit totalitaire. (...) C'est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s'est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée.

Ses éclairages parfois critiques ou intransigeants sur le syndicalisme, le marxisme ou le monde du travail face à la réalité de la vie et de la mort, n'ont rien perdu de leur modernité. Pas plus que son regard sur le pouvoir, dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, par exemple: Ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés qu'ils sont d'une manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. Plus ils se sentiront animés de bonnes intentions, plus ils seront amenés même malgré eux à tenter d'étendre leur pouvoir pour étendre leur capacité de faire le bien; ce qui revient à opprimer dans l'espoir de libérer.

Lisez ou relisez Simone Weil, et tout particulièrement, L'enracinement. Ecoutez à son propos, la voix d'Albert Camus: Quand une société court irrésistiblement vers le mensonge, la seule consolation d'un coeur fier est d'en refuser les privilèges. On verra dans "L'enracinement" quelle profondeur avait atteint ce refus chez Simone Weil. Mais elle portait fièrement son goût, ou plutôt sa folie, de vérité. Car si c'est là un privilège, il est de ceux qu'on paie à longueur de vie, sans jamais trouver le repos. Et cette folie a permis à Simone Weil, au-delà des préjugés les plus naturels, de comprendre la maladie de son époque et d'en discerner les remèdes (...) Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C'est ainsi qu'elle est encore solitaire. Mais il s'agit cette fois de la solitude des précurseurs, chargée d'espoir...

Que c'est bien dit!

Simone Weil, Oeuvres (coll. Quarto/Gallimard, 1999)

Simone Weil, L'Enracinement - Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain (coll. Folio Essais/Gallimard, 2008)

Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques (Climats, 2006)

23/09/2012

Au bar à Jules - De Virgile

Un abécédaire: V comme Virgile

1929-VR_Statue.jpg

pour mon père

La scène se déroule un certain 24 septembre 1923, entre Renens et Lausanne. Ma grand-mère maternelle ressent de violentes contractions, signe que la naissance de mon père est imminente. Sur le chemin qui la conduit tant bien que mal à la Maternité au bras de son époux - un cheminot prénommé Alfred - s'empare d'elle un vent de panique d'une toute autre nature: aucun prénom n'a été envisagé pour le nouveau-né.

Peu imaginative et ayant bénéficié d'une instruction sommaire - elle se voit contrainte de quitter l'école à quatorze ans pour contribuer financièrement au ménage de ses parents - ma grand-mère emprunte une rue non loin de l'hôpital, lève les yeux, lit le nom: Virgile Rossel, un célèbre juriste, historien, écrivain, professeur et homme politique jurassien (1858-1933) établi à Lausanne à la fin de ses jours. Poète à ses heures, il laisse quelques beaux vers consacrés à son pays du Jura: Si mon petit pays qui se cache dans l'herbe n'a point de fier sommet, ni de ville superbe, si parfois on en parle avec un air moqueur, moi, je l'aime et le vois par les yeux de mon coeur.

Le nom de Virgile plaît bien à ma grand-mère. Et voilà, c'est dit. Mon grand-père ne bronche pas. La progéniture se nommera Virgile. Pour répondre à l'étonnement de ses camarades d'école, puis de ses collègues de travail - nous ne sommes pas en Italie! - jamais mon père ne racontera cette histoire qui circule pourtant dans les cercles familiaux depuis une soixantaine d'années. Ses proches - dont ma mère - l'ont pourtant toujours appellé Frédy... Un surnom sans doute plus léger à porter sous notre drapeau rouge à croix blanche...   

image: Virgile Rossel (retrotrame.ch)

15:14 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Le monde comme il va, Rosebud | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

07/09/2012

Au bar à Jules - De l'usure

Un abécédaire: U comme usure

8c755d43.jpg

Dans un livre autrefois célèbre - La pratique du bonheur - Marcelle Auclair écrit ces quelques mots dans les années 60 qui résument bien ce que j'ai longtemps redouté dans la vie: L'habitude est une forme de l'usure, elle efface les contours de nos plus chères amours, les recouvre d'une poussière sous laquelle nous ne les voyons plus.

J'ai souvent évoqué le danger d'être submergé par la tiédeur progressive, la banalité ordinaire, tout ce qui au fil des jours étouffe ou avilit et de la beauté d'origine prépare à l'agonie inéluctable: celle du corps, de la passion, des sentiments. Davantage peut-être - rétrospectivement - l'aveu d'un parfait alibi pour ne pas m'engager, jamais. Et voici que plus de quarante ans après ces années de jeunesse - l'âge idiot que chante Jacques Brel - je fais mienne cette exclamation de Pablo Neruda: Il meurt lentement, celui qui ne prend pas de risques pour réaliser ses rêves. Vis maintenant! Risque-toi! Agis tout de suite! Ne te laisse pas mourir lentement! Ne te prive pas d'être heureux!

Et qu'importe le fil parfois discordant de la vie, les sensations inoubliables, les questions qui remplacent les réponses, le corps qui vacille, la mémoire qui se fait plus imprécise. Aujourd'hui est une fête! Selon un ordre invisible des choses, chaque saison ressemble à la précédente et pourtant distille d'imperceptibles différences qui donnent un prix à l'existence: dans la beauté de la nature environnante, le rythme des heures choisies, les amitiés rares qui survivent au désastre, la musique de l'âme qui peu à peu - sans même y réfléchir - se fait plus accueillante, silencieuse et douce au fil du temps, reconnaissante pour ce jour éphémère et changeant qui demain encore sera capable de m'émerveiller.

Et Paul Claudel le dit si bien: L’automne aussi est quelque chose qui commence...

Marcelle Auclair, Le bonheur est en vous , suivi de: La pratique du bonheur (seuil, 1959)

image: sherazade.centerblog.net

24/08/2012

Au bar à Jules - De la traduction

Un abécédaire - T comme Traduction

Walter Benjamin.jpg

Tahar Ben Jelloun utilise une image amusante pour évoquer les problèmes de la traduction, quand il dit: Les traductions sont comme les femmes. Lorsqu'elles sont belles, elles ne sont pas fidèles, et lorsqu'elles sont fidèles elles ne sont pas belles. Et souvent, en tant que lecteur, j'ai éprouvé ce sentiment équivoque à propos d'oeuvres littéraires lues en traduction.

Grande fut ma déception à la lecture de Sur la plage de Chesil de Ian McEwan (Gallimard) lu dans les deux langues, qui reprend presque mot pour mot le texte anglais, mais sans la couleur, l'harmonie et l'étrangeté originale: toute la difficulté d'une langue trop cartésienne pour un sujet où la musique occupe une place primordiale. A l'inverse, Le poids du papillon de Erri de Luca (Gallimard) restitue à merveille la saveur de la langue, la profondeur des images, l'intériorité de l'écrivain. Cela dit, les bons traducteurs sont rares et coûtent très cher aux éditeurs. Dominique Bourgois explique ainsi pourquoi le prix de vente de ses romans est parfois élevé. A son catalogue - et cela devrait lui faire plaisir - je compte deux des plus belles traductions de ces dernières années: celle de Marc Amfreville pour Lark et Termite de Jayne Anne Phillips, et celle de Eric Chédaille pour Comment peindre un homme mort de Sarah Hall. Deux chefs-d'oeuvre!  

C'est chez Walter Benjamin que j'ai lu ce qui me semble le plus authentique dans l'approche de la traduction: La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l'original, elle ne se met pas devant sa lumière, mais c'est le pur langage que simplement, comme renforcé par son propre médium, elle fait d'autant plus pleinement tomber sur l'original. Un exercice difficile, mais passionnant. Umberto Eco résume bien cet état des lieux: Au cours de mes expériences d'auteur traduit, j'étais sans cesse déchiré entre le besoin que la version soit fidèle à ce que j'avais écrit et la découverte excitante de la façon dont mon texte pouvait se transformer au moment où il était redit dans une autre langue (...) et parfois amélioré.

Enfin, une traduction qui ne vieillit pas est-elle mauvaise? Oui, je le crois, car - contrairement à la musique, mais pas à ses enregistrements - elle est inscrite dans un temps obéissant à un langage, un goût de l'époque ou une sensibilité particulière dont le sens peut se diluer au fil du temps. Cela vaut pour nombreux ouvrages de ma bibliothèque, de Fédor Dostoïevski à Virginia Woolf. Pour William Shakespeare aussi dont les traductions de Pierre Messiaen m'ont enchanté dans ma jeunesse, mais qui ont vieilli et auxquelles je préfère aujourd'hui celles de Jean-Michel Desprats.

Pourtant, au-delà des affinités de langue, de discours, de culture ou de lien historique, l'appréciation d'une traduction reste essentiellement personnelle, subjective. Et qu'est-ce que j'y cherche, souvent, sinon un reflet de ce que je suis, ce que j'aime, ce que - inconsciemment la plupart du temps - je veux retrouver dans un texte? Et si je privilégie une traduction désormais ancienne, n'est-ce pas afin de laisser perdurer le souvenir heureux de la découverte première d'un texte qui m'a ébloui? Yves Bonnefoy parle de ce problème délicat du lecteur posé au traducteur, lui qui tente humblement de prendre la mesure du monde, avec discrétion et légèreté...

Umberto Eco, Dire presque la même chose - Expériences de traduction (Grasset, 2007)

Walter Benjamin, La tâche du traducteur, précédé de: Expérience et pauvreté - Le conteur  (coll. Petite Bibliothèque/Payot, 2011)

image: Walter Benjamin

16/08/2012

Au bar à Jules - De Simenon

Un abécédaire: S comme Simenon

Maigret FB.jpeg

Georges Simenon ressemble à un membre de ma famille. Il me semble l'avoir toujours côtoyé à travers les enquêtes du commissaire Maigret que je dévorais en vacances - haut comme trois pommes - sur les plages italiennes, puis les séries télévisées avec Jean Richard et Bruno Cremer, enfin les films tirés de son oeuvre, avec Albert Préjean, Pierre Renoir, Harry Baur, Jean Gabin et Charles Laughton.

Une autre raison de proximité est liée à mon père qui - autour de la cinquantaine - était surnommé Maigret, avec sa collection de pipes, son pas tranquille, et qui était bien plus à l'aise avec ses proches collaborateurs ou les ouvriers qu'avec la classe dirigeante de son entreprise dont pourtant il faisait partie. Un point de ressemblance avec SimenonClasses dirigeantes, gentilhommes, personnalités distinguées, classes sociales sont des mots que je hais depuis mon enfance, parce que depuis mon enfance je n'arrive pas à les comprendre. Ou plutôt je ne comprends que trop bien, que même en démocratie, chacun a son rang déterminé qui dépend surtout du bon vouloir du pouvoir.

Plus tard, je me suis passionné pour les autres romans de Simenon et films adaptés de ses livres, dont j'aimais les personnages souvent solitaires ou meurtris envers lesquels l'auteur semblait faire preuve - au contraire des nantis - d'une empathie toute particulière. Parmi les premières lectures, ce furent Le destin des Malou, La neige était sale, L'horloger d'Everton, Le rapport du gendarme et Les demoiselles de Concarneau. Tant d'autres, par la suite parmi lesquels deux titres éclairent l'homme Simenon - déjà présentés dans ces pages -, Pedigree et Les mémoires de Maigret.

A propos de son style si caractéristique, je me souviens d'avoir suivi une série d'entretiens radiophoniques sur France Culture, où Simenon expliquait que, si le lecteur était dès les premières lignes happé par l'intrigue romanesque, l'atmosphère, la progression dramatique, cela provenait de ses débuts d'écrivain dans la presse où il fallait d'emblée captiver et éveiller la curiosité de découvrir la suite du récit, le lendemain. Pas de verbiage inutile chez lui: Pendant l'écriture d'un livre, il s'agit que j'écrive aussi rapidement que possible en y pensant le moins possible, de façon à laisser travailler l'inconscient. Au fond, un roman que j'écrirais consciemment serait probablement très mauvais. Il ne faut pas que l'intelligence intervienne pendant l'écriture du roman.

Je ne me suis intéressé que tardivement à l'homme dont je voulais nuancer le portrait caricatural retenu par le grand public au cours de ses dernières années. Deux images en disent long sur ce vrai Simenon qui transparaît dans ses écrits: L'important, à mes yeux, c'est que je ne suis jamais devenu une grande personne et que mes réactions soient les mêmes que lorsque j'avais moins de quinze ou seize ans. A soixante-dix ans j'agis, je pense, et me comporte comme l'enfant d'Outremeuse.

Et, ailleurs: Si dans mes romans je prends des hommes très quelconques, c'est que pour moi ils représentent davantage l'homme qu'un normalien, un général, un dictateur, un savant, un génie quelconque. Et si mes personnages ratent, c'est que l'homme rate, fatalement. C'est même à mes yeux, le seul drame: la disproportion entre ce que l'homme voudrait, pourrait être, entre ses aspirations et ses possibilités.

Au coeur de l'humain, l'ami Simenon!

Michel Lemoine,  Simenon - Ecrire l'homme (coll. Découvertes/Gallimard, 2003)

Pierre Assouline, Simenon (coll. Folio/Gallimard, 1996)

12/08/2012

Au bar à Jules - Du roman

Un abécédaire: R comme Roman

m503904_jjhp-271_p.jpg

Dans Carnets du vieil écrivain, Jean Guéhenno écrit ceci à propos du roman: Lit-on un grand roman? On s'identifie à son héros. On y vit par procuration. Et cela devient  plus conscient, et vient le moment où on ne lit plus pour aucun intérêt, pour aucun profit, rien que pour admirer, en toute gratuité et dans une joie indéfinissable, au-delà de soi-même. Dès lors, on devient de plus en plus difficile. On ne supporte plus les fantômes d'auteurs, les fantômes d'ouvrages. Mais un vrai livre est devenu la chose la plus précieuse. Un homme vous parle et il vous semble qu'il dise précisément ce que vous attendiez, ce que vous vouliez dire mais n'auriez jamais su dire. C'est tout simple et merveilleusement étrange.

A quelques nuances près, tel est mon sentiment quand je découvre un roman qui me captive dès les premières lignes, aussi redoutables que les dernières. Mais alors, d'où vient cette réticence qui me saisit bien souvent, à propos de la littérature française tout particulièrement? Autrefois, invité de la célèbre émission Apostrophes de Bernard Pivot, Maurice Nadeau , éditeur de Malcolm Lowry, Witold Gombrowicz, Leonardo Sciascia, Georges Perec et Hector Bianciotti entre autres, rappelait - je cite de mémoire - ce qu'est un roman: une oeuvre d'imagination, avec un début, une fin, un cadre, des personnages et une action... Le dictionnaire Littré lui fait écho en ces termes: Une histoire feinte, écrite en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt par la peinture des passions, des moeurs, ou par la singularité des aventures.

Et c'est là que la bât blesse, car en France tout est roman, notamment cette majorité de titres parmi les nouveautés dont la qualité n'est pas toujours en cause, mais qui mériterait le titre de récit ou de fiction romanesque - histoire réelle ou inventée que l'on raconte par écrit - ou d'autofiction - autobiographie empruntant les formes narratives de la fiction - prétexte à une quête identitaire de l'auteur. Un éditeur justifiait cette étiquette arbitraire de roman, afin que ses livres puissent figurer sur les rayonnages des grandes chaînes de la distribution. Dans le cas contraire: aucune chance!

Les vrais romans sont ainsi devenus, dans leur construction et leur qualité, plutôt rares. On ne dira jamais assez combien l'émergence du Nouveau Roman aura laissé des traces - exception faite de Samuel Beckett et de Nathalie Sarraute - qui ressemblent à un séisme dont les prolongements demeurent vifs dans la littérature française actuelle. Avec l'acuité habituelle de son regard, Alexandre Vialatte notait: On a tout essayé pour trouver du nouveau: le roman sans histoire, le roman sans personnages, le roman ennuyeux, le roman sans talent, peut-être même le roman sans texte. La bonne volonté a fait rage. Peine perdue, on n'est parvenu à créer que le roman sans lecteur. C'est un genre connu depuis longtemps!

Rien de tel par exemple chez les anglo-saxons, les italiens ou les espagnols qui savent encore raconter des histoires. Et si nous ne goûtez pas trop les auteurs étrangers, (re)lisez un bon auteur classique ou parmi les auteurs actuels, un roman de Philippe Claudel ou de Pascal Quignard. Vous ne le regretterez pas...  

Jean Guéhenno, Carnets du vieil écrivain (Grasset Digital, 1971)

Alexandre Vialatte, La porte de Bath-Rabimm (Julliard, 1986) 

image: Jean-Jacques Henner, La femme qui lit (culture.gouv.fr)