Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

30/03/2013

Morceaux choisis - Maïssa Bey

Maïssa Bey

maissa-bey.jpg

Est-il déjà trop tard? Les deux mains autour du visage, elle essaie d'effacer les plis aux commissures de ses lèvres, de remonter le temps. Dans le fragment de miroir qu'elle vient d'extraire de sa cachette, elle s'assure qu'aucune ride encore n'étoile ses yeux. 

Elle se lève. Au centre exact de la chambre, elle ôte un à un tous ses vêtements. Elle est nue. Elle déroule ses jambes en arabesques lentes et dans ses hanches ondulent encore les airs triomphants de sa jeunesse. De ses mains de magicienne s'échappent des oiseaux en frissons légers et leurs ailes lui caressent doucement le visage. 

Quand il n'est pas là, elle danse. Au bord du jour qui tombe des fenêtres, la lumière dérive et traîne ses écharpes blafardes sur les murs. Un à un elle a ôté ses vêtements et de ses cheveux ruisselants, elle se fait un voile de ténèbres. Les fenêtres sont hautes et les portes sont fermées. Il la croit prisonnière. Il a mis des barreaux sur ses rêves et des boulets à sa vie. Chaque matin, il emporte les clés avec lui. Il ne revient qu'à la nuit.

Il ne sait pas, non, il ne sait pas que par ce seul geste il la délivre. Quand il n'est pas là, elle danse, et le jour lui appartient. La nuit aussi parfois. Quand, tout près de lui, ses songes la déchaînent. Sa main qui glisse l'emporte et ses doigts tracent les chemins ensoleillés de ses voyages.

Redis-moi encore, mon âme, ces mots plus légers qu'un souffle, nous allons si tu veux nous perdre, suis-moi, je saurai où te mener.

Les yeux ouverts, elle guette sur le sol la lente reptation du jour qui commence et se glisse sans bruit à travers les barreaux dressés aux fenêtres. Elle arrache de son corps les oripeaux tissés de mensonges et de simulacres, et se revêt de soie diaphane et de délires. Invisible et plus légère qu'une bulle, elle s'envole au-dessus des villes peuplées d'hommes aveugles et de chiens couchants. Elle est de feuilles et de fleurs dans la lumière verte qui fait trembler les aubes frileuses et se défait en tourbillons graciles jusqu'à n'être plus que l'instant extrême du plaisir.

La haine explose en gerbes de feu. Puis elle retombe, cendres nacrées au coeur du silence.

Avec lui, le silence est entré dans sa vie...

Maïssa Bey, Nouvelles d'Algérie (Poche/L'Aube, 2011) 

23:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Morceaux choisis - Isaac de Ninive

Isaac de Ninive

20100505011124517.jpg

Hâte-toi d'entrer dans la chambre nuptiale de ton coeur. Là, tu trouveras la chambre nuptiale du ciel. Car ces deux chambres n'en sont qu'une et, par une seule et même porte, ton coeur peut pénétrer dans l'une et dans l'autre. L'escalier qui monte au Royaume est caché au plus profond de ton coeur.

Isaac de Ninive, dans: Daniel-Ange, Les feux du désert, vol. 1/Solitudes (Rémy Magermans, 1973)

image:  Pablo Picasso, Nu de dos (francesco.venier.forumcommunity.net)

07:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; spiritualité; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/03/2013

Morceau choisis - Marcelle Sauvageot

Marcelle Sauvageot

Divers_K.jpg

Sur les gondoles vénitiennes, le soir, le long des canaux fétides où le Sole mio s'éraille sous les lanternes tricolores, près de ces palais morts et tristes, j'ai pleuré d'être seule et de savoir que vous ne voudriez pas vous laisser prendre avec moi par ce charme morbide.

Du haut des montagnes, glissant comme dans un rêve sur les grandes pentes de neige blanche, j'ai pensé à garder dans mon coeur la vision merveilleuse, afin que, revenue près de vous, je puisse vous la faire voir; j'ai cherché les mots ardents capables de vous faire goûter ma joie et de vous donner le désir de venir avec moi. Mais vite vous ne m'avez plus écoutée et vous avez pris un air sombre. J'ai voulu vous emmener voir des danses et entendre des concerts uniques. Toute ma volonté se tendait pour que vous fussiez content, et mon bonheur était plus grand quand vous aviez été ému. Mais vous résistiez pour m'accompagner, et vous avez cessé de vouloir venir.

Partout où j'étais, vous étiez en moi. Vous vous posiez devant mes sensations. Elles étaient tristes parce que vous n'étiez pas là. J'essayais de les garder avec tous leurs détails pour vous les apporter presque brutes. N'avez-vous jamais senti la passion que je mettais à tenter de vous les faire vivre? Je pensais à vous avoir toujours avec moi pour que vous sentiez ce que je sentais, pour que rien de moi n'ait lieu en votre absence: la lueur du soleil dans mes yeux, l'attitude de mon corps dans une danse... Et j'étais impatientée, si je me sentais atteindre un bel épanouissement quand vous n'étiez pas là. Un succès me comblait, car je pouvais vous le dire; un ennui devenait léger, car je pouvais vous le conter. J'ai voulu faire plus de choses, toujours plus de choses, pour vous apporter cet accroissement de ma richesse.

Et le soir, dans les rues de Paris où toujours je passais vite sans rien voir, j'ai essayé d'aimer ce que vous aimiez. Je mettais timidement mon bras sous le vôtre comme tous les couples de la rue, et, curieuse de sentir comme vous, j'ai aimé le parfum du brouillard, le frôlement de la foule, l'agitation des petites midinettes. Dans les rues sombres, moi qui déteste toute démonstration publique, j'ai pris plaisir - un plaisir défendu - à vous rendre vos baisers peu confortables, mais doux parce que vous les aimiez.

Marcelle Sauvageot, Laissez-moi (coll. Libretto/Phébus, 2012)

image: George Hoyningen-Huene, Horst P.Horst and Model / 1930 (ebgruppe-services.de)

20:34 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

20/03/2013

Morceaux choisis - Jules Supervielle

Jules Supervielle

littérature; poésie; anthologie; livres

Vous dont les yeux sont restés libres, 
Vous que le jour délivre de la nuit, 
Vous qui n’avez qu’à m’écouter pour me répondre, 
Donnez-moi des nouvelles du monde. 
Et les arbres ont-ils toujours 
Ce grand besoin de feuilles, de ramilles, 
Et tant de silence aux racines? 
Donnez-moi des nouvelles des rivières, 
J’en ai connu de bien jolies, 
Ont-elles encor cette façon si personnelle 
De descendre dans la vallée, 
De retenir l’image de leur voyage, 
Sans jamais consentir à s’arrêter. 
 
Donnez-moi des nouvelles des mouettes 
De celle-là surtout que je pensai tuer un jour. 
Comme elle eut une étrange façon, 
Le coup tiré, une bien étrange façon de repartir! 
Donnez-moi des nouvelles des lampes 
Et des tables qui les soutiennent 
Et de vous aussi tout autour, 
Porte-mains et porte-visages. 
Les hommes ont-ils encore 
Ces yeux brillants qui vous ignorent, 
La colère dans leurs sourcils 
Le cœur au milieu des périls? 
Mais vous êtes là sans mot dire. 
Me croyez-vous aveugle et sourd? 
Et voici la muraille, elle use le désir, 
On ne sait où la prendre, elle est sans souvenirs, 
Elle regarde ailleurs, et, lisse, sans pensées, 
C’est un front sans visage, à l’écart des années. 
Prisonniers de nos bras, de nos tristes genoux, 
Et le regard tondu, nous sommes devant nous 
Comme l’eau d’un bidon qui coule dans le sable 
Et qui dans un instant ne sera plus que sable. 
Déjà nous ne pouvons regarder ni songer, 
Tant notre âme est d’un poids qui nous est étranger. 
Nos cœurs toujours visés par une carabine 
Ne sauraient plus sans elle habiter nos poitrines. 
Il leur faut ce trou noir, précis de plus en plus, 
C’est l’œil d’un domestique attentif aux pieds nus. 
Œil plein de prévenance et profond, sans paupière, 
A l’aise dans le noir et l’excès de lumière. 
Si nous dormons il sait nous voir de part en part, 
Vendange notre rêve, avant nous veut sa part. 
Nous ne saurions lever le regard de la terre 
Sans que l’arme de bronze arrive la première, 
Notre sang a besoin de son consentement, 
Ne peut faire sans elle un petit mouvement. 
Elle est un nez qui flaire et nous suit à la piste 
Une bouche aspirant l’espoir dès qu’il existe, 
C’est le meilleur de nous, ce qui nous a quittés, 
La force des beaux jours et notre liberté. 
 

Jules Supervielle, Le forçat innocent, suivi de: Les amis inconnus (coll. Poésie/Gallimard, 2007)

image: www.fond-ecran-image.com

18:23 Écrit par Claude Amstutz dans Jules Supervielle, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/03/2013

Lire les classiques - Dante Alighieri

Dante Alighieri

dante-et-beatrice-visoterra-43105.jpg

J'étais parmis ceux qui sont en suspens
quand une dame heureuse et belle m'appela,
telle que je la priai de me commander.
Ses yeux brillaient plus que l'étoile,
et elle me parla, douce et calme,
d'une voix d'ange, en son langage:
 
"Ô âme courtoise de Mantoue,
dont la gloire dure encore dans le monde,
et durera autant que le monde,
mon ami vrai, et non ami de la fortune,
est empêché si fort, sur la plage déserte,
que la peur le fait s'en retourner,
et je crains qu'il ne soit déjà si égaré
que je me sois levée trop tard à son secours,
pour ce que j'entendis de lui au ciel.
Va donc, et aide-le si bien
par ta parole ornée, et ce qui peut servir
à son salut, que j'en sois consolée.
Je suis Béatrice, qui te prie d'aller;
je viens du lieu où j'ai désir de retourner;
Amour m'envoie, qui me fait parler.
Quand je serai auprès de mon seigneur,
je lui ferai souvent ta louange."
 
Elle se tut alors et je repris:
 
"Ô dame de vertu, vertu qui permet seule
que l'espèce humaine excède tout ce qui est
sous le ciel qui a les cercles les plus petits,
ton commandement m'agrée si fort
qu'y obéir, même aussitôt, me semble tard ;
il ne sert plus que tu m'expliques ton désir.
Mais dis-moi la raison qui t'enlève la peur
de descendre ici en ce centre
du vaste lieu où tu désires t'en retourner."
 
"Puisque tu veux savoir un tel secret,
je te dirai brièvement," répondit-elle,
"pourquoi je n'ai pas craint de venir par ici.
Il faut avoir peur seulement de ces choses
qui ont pouvoir de faire mal à autrui;
des autres non, car elles ne sont pas redoutables.
Je suis faite par Dieu, et par sa grâce, telle
que votre misère ne peut me toucher,
et que la flamme de cet incendie ne m'atteint pas.
Une noble dame est au ciel qui a pitié
de la détresse où je t'envoie,
si bien qu'elle brise la dure loi d'en haut.
Or cette dame a appelé Lucie
et lui a dit : - Ton fidèle a maintenant besoin
de toi, et moi, à toi je le recommande - .
Lucie, ennemie de toute cruauté,
se mit en chemin, et vint là où j'étais,
assise auprès de l'antique Rachel,
et dit : - Béatrice, louange de Dieu vraie,
pourquoi n'aides-tu pas celui qui t'aima tant
que pour toi il sortit de la horde vulgaire?
N'entends-tu pas la pitié de ses pleurs,
ne vois-tu pas la mort qui le menace
sur le grand fleuve où la mer ne vient pas? –
Personne jamais ne fut plus prompt
à faire son bien, et à fuir son dommage,
que je ne fus, à ces paroles dites,
à venir ici-bas de mon siège d'élue,
me confiant dans ton parler honnête
qui t'honore toi-même, et ceux qui t'entendent."
 

Dante Alighieri, L'enfer / extrait, dans: La Divine Comédie, volume 1, édition bilingue (coll. GF/Flammarion, 2011)

traduit de l'italien par Jacqueline Risset

image: Giovanni Battista Comolli, Dante e Beatrice / Villa Melzi, Bellagio (Italie)

16/03/2013

Morceaux choisis - Gustave Roud

Gustave Roud 

Blonay 1.jpg

Je pose un pas toujours plus lent dans le sentier des signes qu'un seul froissement de feuilles effarouche. J'apprivoise les plus furtives présences. Je ne parle plus, je n'interroge plus, j'écoute. Qui connaît sa vraie voix? Si pure jaillisse-t-elle, un arrière-écho de sang sourdement la charge de menace. C'est l'homme de silence que les bêtes séparent seul de la peur. Hier une douce biche blessée a pris refuge tout près de moi, si calme que les chiens des bourreaux hurlaient en vain loin de ses traces perdues. Les oiseaux du matin tissent et trouent à coups de bec une mince toile de musique. Un roitelet me suit de branche en branche à hauteur d'épaule. J'avance dans la paix.

Qu'importe si la prison du temps sur moi s'est refermée? Je sais que tu ne m'appelleras plus. Mais tu as choisi tes messagers. L'oiseau perdu, la plus tremblante étoile, le papillon des âmes, neige et nuit, qui essaime aux vieux saules, tout m'est présence, appel; tout signifie. Ces heures qui se fanent une à une derrière moi comme les bouquets jetés par les enfants dans la poussière, je sais qu'elles fleurissent ensemble au jardin sans limites où tu te penches pour toujours. La houle des saisons confondues y verse à tes pieds comme une vague le froment, la rose, la neige pure. Un Jour fait de mille jours se colore et chatoie au seul battement de ta mémoire. Tu sais enfin.

L'ineffable. Et pourtant, l'âme sans défense ouverte au plus faible cri, j'attends encore.

Gustave Roud, Requiem / extrait, dans: Ecrits, 3 volumes (Bibliothèque des Arts, 1978)

image: Blonay / Vaud, Suisse (2013)

22:35 Écrit par Claude Amstutz dans Gustave Roud, Littérature francophone, Littérature suisse, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/03/2013

Sarah Hall 1b

Morceaux choisis

Sarah Hall 3.jpg

Quand nous sortions, c'était le plus souvent en ville, du côté des pubs, là où Manda pensait peut-être apercevoir un garçon qu'elle avait remarqué. De temps en temps, si un de ses frères ne voyait pas d'objection à ce que nous l'accompagnions pour une livraison ou à un concert, nous poussions jusqu'à Carlisle. C'était toujours un trajet complètement dément. Ces deux-là conduisaient de façon insensée et multipliaient les dépassements dangereux, car ils étaient fous de vitesse. Ils en raffolaient à cheval, à moto, à ski, tout véhicule capable d'accélérer à leur aplatir la cervelle contre le crâne.

Il y avait deux nationales qui partaient de la ville: la vieille route à péage et celle qu'avaient tracée les Romains, pour ainsi dire abandonnée et qui traversait l'échine de Lazonby Fell. Et puis il y avait la M6. C'était un tronçon d'autoroute désert, la dernière longueur avant l'Ecosse, si bien qu'elle paraissait ne mener nulle part.

J'étais tassée contre la portière, la joue plaquée contre le froid de la vitre, agrippée à la ceinture qui me barrait la poitrine. Manda se battait pour avoir la mainmise sur les boutons de la radio. Un de ses frères était au volant. C'était le plus souvent Aaron. Il brûlait le bitume comme s'il se trouvait sur un circuit privé. Nous traversions cette portion d'arrière-pays comme les gens le font encore aujourd'hui, comme ils l'ont toujours fait et le feront probablement toujours, sans se soucier de radars ou de policiers embusqués: à fond de train, à tombeau ouvert, comme si on nous donnait la chasse.

Je détestais le trajet pour aller en ville, les vingt-cinq minutes de traversée de ce sinistre bas-fond. On avait, tout au long, le sentiment que quelque chose nous coursait. C'étaient les badlands originels, apprenait-on à l'école si on ne le savait déjà. On n'avait aucune envie d'y moisir. Aucune envie de se retrouver toute seule, roulant lentement, visible comme le nez au milieu de la figure, dans cette rase campagne. C'était là que les maraudeurs se retrouvaient, venus du sud ou du nord. C'était le territoire des fermes brûlées, des rivières de sang, des viols. Un paysage de jupes lacérées et de gorges tranchées, où les toitures étaient arrosées de pétrole et incendiées, où les fenils servaient pour découper et saler des enfants. En baissant sa vitre, on pouvait presque entendre tout ça: les alertes au feu et le crépitement des flammes, les femmes éventrées, hurlant tandis que leurs hommes suffoquaient, des tendons enfoncés dans le gosier. Quand elles n'étaient pas fortifiées, les maisons situées dans la zone frontalière étaient provisoires, faites de clayonnage en terre et bouse de vache, faciles à démonter; car lorsque survenaient les pillards, ou bien on leur tenait tête derrière deux mètres cinquante de pierre équarrie, ou bien on pliait bagage et décampait.

La camionnnette embardait violemment au passage des chicanes, m'écrasant la pommette contre la vitre, tandis qu'Aaron chantait à tue-tête en accompagnement des Stone Roses...

Sarah Hall, Le parfum du boucher, dans: La belle indifférence (Bourgois, 2013)

traduit de l'anglais par Eric Chédaille

05/03/2013

Morceaux choisis - Marie Noël

Marie Noël

littérature; poésie; anthologie; livres

J’ai vécu sans le savoir, 
    Comme l’herbe pousse ... 
Le matin, le jour, le soir 
    Tournaient sur la mousse. 
 
Les ans ont fui sous mes yeux 
    Comme à tire-d’ailes 
D’un bout à l’autre des cieux 
    Fuient les hirondelles ... 
  
Mais voici que j’ai soudain 
    Une fleur éclose. 
J’ai peur des doigts qui demain 
    Cueilleront ma rose, 
  
Demain, demain, quand l’Amour 
    Au brusque visage 
S’abattra comme un vautour 
    Sur mon cœur sauvage. 
  
Dans l’Amour si grand, si grand, 
    Je me perdrai toute 
Comme un agnelet errant 
    Dans un bois sans route. 
  
Dans l’Amour, comme un cheveu 
    Dans la flamme active, 
Comme une noix dans le feu, 
    Je brûlerai vive. 
 
Dans l’Amour, courant amer, 
    Las ! comme une goutte, 
Une larme dans la mer, 
    Je me noierai toute. 
  
Mon cœur libre, ô mon seul bien, 
    Au fond de ce gouffre, 
Que serai-je? Un petit rien 
    Qui souffre, qui souffre! 
 
Quand deux êtres, mal ou bien, 
    S’y fondront ensemble, 
Que serai-je? Un petit rien 
    Qui tremble, qui tremble! 
 
J’ai peur de demain, j’ai peur 
    Du vent qui me ploie, 
Mais j’ai plus peur du bonheur, 
    Plus peur de la joie 
 
Qui surprend à pas de loup, 
    Si douce, si forte, 
Qu’à la sentir tout d’un coup 
    Je tomberai morte. 
  
Demain, demain, quand l’Amour 
    Au brusque visage 
S’abattra comme un vautour 
    Sur mon cœur sauvage... 
 

Marie Noël, Attente / extrait, dans: Les Chansons et les Heures, - Le Rosaire des joies (coll. Poésie/Gallimard, 1983)

00:23 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/03/2013

Morceaux choisis - Jean-Louis Kuffer

Jean-Louis Kuffer

207270_1026993401951_1396_n.jpg

Tout sera peut-être oublié? Tout n’aura peut-être été qu’illusion? Tout n’aura jamais été peut-être qu’un rêve ?Je ne me pose, pour ma part, aucune de ces questions. Je ne fais que m’imprégner. Ou plutôt je ne fais qu’être imprégné. Plus exactement je ne fais qu’être, et encore: je ne suis qu’à vos yeux. Faites de moi ce que vous voulez: courez après mon reflet, emparez-vous de mon ombre, clouez et exposez ma dépouille, mais qui dira ce que je suis en vérité? Quels mots diront mon vol? Quels mes voiles et le vent qui me porte? Quels toutes mes pages écrites à coups d’ailes? Quels les milliards de vie que je continue en planant au-dessus des jardins suspendus jusqu’où remonte l’air poissonneux du Haut Lac aux airs ce soir de fleuve immobile? Quels mes effrois et mes ivresses? Quels mes désirs séculaires, moi qui ai l’âge de mes pères fossilisés dans la roche claire d’avant les glaciers? Quels de vos mots diront mon inscrutable origine? Quels de vos mots diront mes fins dernières?

Vous avez tant écrit pour dire ce que je suis, quand je ne faisais qu’être. Tant d’idées se sont empilées dans vos pyramides de papier pour affirmer qui j’étais, quand je tombais en poussière. Tant de combats entre vous pour décider quel nom je porterais, quand je renaissais. Tant d’armes levées, tant de fracas, tant de têtes coupées, tant de décrets, tant de conciles et de congrès, quand je vous survolais. Tant de peine, tant d’amour, tant de savoir, tant de haine, quand je me posais sur la joue de votre enfant dans la lumière du soir. Tant de contes dans la clairière en forêt. Tant d’images premières. Tant d’essais, tant d’explications, tant de lois, tant de traités, tant de généalogies et tant de prophéties. Vous vous êtes élus et maudits. Vous vous êtes couronnées et répudiés. Vous vous êtes traités de purs et d’impurs. Vous avez écrit sur moi des encyclopédies, mais d’un vol je traverse à l’instant votre crâne poncé par les âges. Or, moi qui n’ai pas de mémoire à vos yeux, je me rappelle vos jeux d’enfants. Vous scribes de la nuit des temps et vous paumés des quartiers déglingués, vous guerriers des légions et vous désertant les armées, vous laudateurs et vous contempteurs, vous sages et vous insensés, vous femmes qui enfantez et vous chefs de guerre qui massacrez – vous tous je vous revois lever vos yeux vers mes couleurs, en toutes vos mémoires j’ai déposé ce reflet, cette ombre diaprée, cette insaisissable douceur.

Quelle main ne se rappelle ma légèreté? Sur quel doigt de quel ange ai-je jamais pesé? Qui ne se souvient de la prairie de son enfance où voltigeaient mes drapeaux? Qui ne se revoit, sous le tourbillon de mes ailes en foule, dans la rivière ou la rizière, les hautes vallées ou la féerie des contrées lointaines? Qui ne revit tel après-midi de sa vie dans l’ondulé de ma chenille sur les sentiers poudreux? Qui ne se rappelle le jeune garçon de la légende me voyant, de la bouche du vieil Homère mourant, m’envoler et rendre son chant à l’Univers? Qui ne revoit, à son plafond de malade que la douleur tient en éveil, la tache ou l’écaille dont on croirait qu’elle cherche l’échappée d’un autre ciel? Si je ne suis qu’à vos yeux, c’est par vos mots que je vous parle de vous. Je ne faisais comme vous que passer. Je ne sais trop ce que vous entendez par le mot beauté, mais un poète l’a écrit sur la nappe de papier d’un café : que je suis en visite chez vous.

Jean-Louis Kuffer, L'Ambassade du Papillon (Campiche, 2000)

image:  Jean-Louis Kuffer, Autoportrait jeté / Huile sur panneau (2008)

01/03/2013

Morceaux choisis - Andrée Chedid

Andrée Chedid

Willy Ronis_Mouche.jpg

A force de frayer
Avec toutes nos paroles
A force de voisiner
Avec nos sombres passions
A force de s'effriter
Sur les corps de passage
L'Amour a-t-il perdu
Innocence et plaisir?
 
A force de renaître
Auréolé de rêve
A force de s'émouvoir
Au passage du désir
A force de s'animer
Aux couleurs de la vie
L'Amour se perpétue
Dans l'être
Et l'infini.
 

Andrée Chedid, L'amour I, dans: Zéno Bianu, Eros émerveillé - Anthologie de la poésie érotique française (coll. Poésie/Gallimard, 2012)

image:  Willy Ronis, Mouche (espritsnomades.com)

00:17 Écrit par Claude Amstutz dans Andrée Chedid, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |