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26/01/2014

Morceaux choisis - Erri de Luca

Erri de Luca

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Vis en aventureux comme font les saints, les cigognes,
vis en desséché comme fait l'herbe en cas de sécheresse,
elle se blottit sous terre pour renaître sous l'averse.
Vis en pollen gaspillé un million de fois
sur les trottoirs, les cailloux
et une seule par hasard dans l'ovaire.
Vis en déserteur d'une guerre,
proclame les vaincus non pas le vainqueur,
trinque à l'insurrection des cibles.
Prends par le bras petite soeur la mort
qui a déjà dû te chercher plusieurs fois,
dis-lui que tu l'invites au cinéma, qu'on donne ta vie,
assise à ta droite,
dis-lui de se préparer,
c'est toi qui passeras la prendre à cette heure-là.
 

Erri de Luca, Aller simple  - édition bilingue (Gallimard, 2012)

traduit de l'italien par Danièle Valin

image: Giuseppe Tornatore, Cinema Paradiso - film (1989)

24/01/2014

Morceaux choisis - Marcel Proust

Marcel Proust

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Les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l'habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c'est justement ce que nous avons oublié, parce que c'était insignifiant, et que nous lui avons ainsi laissé toute sa force. C'est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-mêmes ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. 

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu - A l'ombre des jeunes filles en fleurs (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1954)

image: Odilon Redon, Béatrice / 1885 (art-kingdom.com)

00:19 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/01/2014

Morceaux choisis - Heinrich Böll

Heinrich Böll

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Ils restèrent longtemps éveillés, fumant des cigarettes, tandis que le vent qui mugissait à travers la maison faisait tomber des pierres, arrachait, aux étages supérieurs, des plaques de crépi qui s'écrasaient à grand bruit et volaient en éclats. Il ne la voyait que comme une lueur, un souffle chaud et pourpre, quand ils tiraient sur leurs cigarettes; les formes moelleuses de ses seins mous sous la chemise, son paisible profil. Contempler le creux de ses lèvres minces, bien serrées, cette petite coulée noire au milieu de son visage le remplissait d'une immense tendresse. Ils bordèrent leurs couvertures et se blottirent l'un contre l'autre, c'était merveilleux de savoir qu'il faisait chaud et que l'on resterait toute la nuit au chaud. Les volets battaient, le vent sifflait à travers les carreaux cassés, balayait, là-haut, ce qui restait de la toiture. A intervalles réguliers, quelque chose heurtait violemment un mur avec un bruit métallique.

Elle murmura près de lui: C'est une gouttière, il y a si longtemps qu'il faut la réparer. Elle s'interrompit, une seconde seulement, lui prit la main et poursuivit tout bas: C'était avant la guerre, j'habitais déjà ici et, quand je rentrais à la maison, je voyais la gouttière et je me disais: "Il faut qu'ils la fassent réparer", mais elle n'était toujours pas réparée quand la guerre est arrivée, elle était toujours de guingois, l'une des fixations avait lâché, elle était prête à tomber. Je l'entendais chaque fois qu'il y avait du vent, chaque nuit de tempête, je couchais ici. Les traces humides apparaissaient nettement sur la façade chaque fois que la pluie frappait le mur à l'oblique, traînée blanche bordée de gris foncé, qui descendait en longeant la fenêtre, avec, à droite et à gauche, de grandes taches circulaires dont le centre était blanc, entouré de cercles d'un gris de plus en plus foncé... Par la suite, je suis partie loin, j'ai dû travailler en Thuringe et à Berlin et, lorsque la guerre a touché à sa fin, je suis revenue ici et les choses n'avaient pas changé. La moitié de la maison s'était effondrée - j'étais partie loin, très loin, j'avais vu beaucoup de souffrance, de mort et de sang, j'avais eu peur - et, pendant tout ce temps, cette gouttière endommagée n'avait pas bougé, elle projetait désormais la pluie dans le vide, puisqu'il n'y avait plus de mur. Les tuiles s'étaient envolées, des arbres avaient été abattus, le crépi était parti en lambeaux, mais ce morceau de zinc était finalement resté accroché six ans durant.

Sa voix se fit douce, presque chantante, elle lui pressa la main, il sentit qu'elle était heureuse... De nombreuses pluies étaient tombées en six ans, beaucoup d'hommes étaient morts, des cathédrales avaient été détruites, mais la gouttière était toujours là et je l'entendais claquer la nuit, quand il y avait du vent. Crois-tu que j'étais heureuse?

Oui, dit-il.

Heinrich Böll, Le silence de l'ange (Seuil, 1995)

traduit de l'allemand par Alain Huriot

03:18 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

05/01/2014

Morceaux choisis - Gilles Baudry

Gilles Baudry

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Les yeux fermés, parle de l’intérieur.
 
Trouve des mots
qui soient des portes
derrière lesquelles
on écoute la mer raconter une histoire,
de ces portes qu’on pousse
au-dedans de soi.
A l’indicible source
puise des mots infusés de printemps
dédiés
à ce qu’il y a de plus frais
en chacun.
 
Garde la page inapaisée.

Gilles Baudry,  Nulle autre lampe que la voix  (Rougerie, 2006)

image: Alphonse Osbert, Au coucher du soleil (pantherspirit.centerblog.net)

00:12 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/01/2014

La musique sur FB - 201 F.Chopin

Fredéric Chopin

Prélude No 15, Op 28

Valentina Igoshina


 

00:45 Écrit par Claude Amstutz dans Frédéric Chopin, La musique sur Facebook, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique; facebook | |  Imprimer |  Facebook | | |

31/12/2013

La scie rêveuse

Bloc-Notes, 31 décembre / Les Saules

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Chers amis,

Comme vous le savez, j'ai créé le blog de La scie rêveuse en décembre 2009. A ses débuts, n'y figuraient que des critiques de livres - brèves pour la plupart - puis se sont ajoutés au fil du temps Le Bloc-Notes, les Morceaux choisis, Le poème de la semaine, La musique sur FB et d'autres thématiques, dans un premier temps, que je ne vais pas vous énumérer ici. Plus récemment, j'y ai introduit la spiritualité, avec pour l'essentiel, La prière du coeur. Ainsi, imperceptiblement, La scie rêveuse a gagné en ouverture, mais a perdu aussi de sa lisibilité. 

La spiritualité quitte ainsi La scie rêveuse dès le 1er janvier 2014, pour rejoindre un nouveau blog qui à vu le jour aux temps de Noël, Jubilate Deo - avec 245 entrées au moment de sa mise en ligne - et pour lequel j'ai apporté quelques améliorations: dans la présentation générale, la typographie, l'inscription possible à la newsletter etc. La musique n'en est pas absente, mais n'est qu'une trace discrète parmi d'autres. 

Les publications sur le blog de Jubilate Deo n'excèderont pas 2 à 3 publications inédites par semaine, et je vous rassure: Le blog de La scie rêveuse - à un rythme moins soutenu - n'est pas abandonné pour autant et poursuivra ses publications littéraires et musicales.

Si La scie rêveuse et Jubilate Deo (l'un, l'autre ou les deux) vous plaisent, faites-les connaître autour de vous!

Merci à toutes et à tous...  

image: Martha Graham (cosmovisions.com)

lien 1: http://lasciereveuse.hautetfort.com

lien 2: http://jubilatedeo.hautetfort.com

27/12/2013

Morceaux choisis - Angelina Lanza Damiani

Angelina Lanza Damiani

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Dans les longues soirées étoilées, traversant les stridulements des grillons nocturnes, nous parvenait, des pentes d'en face, entièrement couvertes d'épais chênes verts, un doux son de cornemuse, continu, et pourtant varié dans la monotonie de l'intonation.

On eût dit la voix même du paysage, dormant et rêvant.

Il y avait, à la lisière du bois d'yeuses, en face, le clos qui existe encore, avec le pailler pour l'abri des bergers. 

Peut-être était-ce un berger qui jouait.

La note d'accompagnement commençait seule; elle insistait, se poursuivait, se répétait. Elle faisait attendre la naissance de la cantilène.

Après une, deux ou trois reprises de cette note toute occupée à se répéter elle-même, le motif musical commençait, modulé sur quelques notes, mais avec des inflexions et des retards sentimentaux et tristes.

La cornemuse avait des forte et des piano. Effet du vent, ou volonté de l'instrumentiste? ...

Elle était, soudain, étouffée par un long aboiement de chiens, par une brusque agitation de sonnailles: les chèvres avaient-elles eu peur de l'alarme de leur gardien?

Puis le silence revenait. Et, sur le silence, la stridulation des grillons, et de nouveau la modulation, harmonieuse et plaintive, de l'instrument primitif.

Naissait dans le coeur la nostalgie de l'hiver recueilli et tranquille, de la crèche, des berceuses entonnées dans le fracas des rues citadines par de vieux joueurs de musette.

Les fillettes se serraient contre moi, émues:

- On dirait la musette de Noël; comme c'est beau!

Et la cornemuse infatigable chantait encore sous les étoiles, quand on fermait les fenêtres pour aller dormir...

Angelina Lanza Damiani, Le mélomane / extrait, dans: La maison dans la montagne - illustré par Pierre-Yves Gabioud (Ed. de la revue Conférence, 2013)

traduit de l'italien par Christophe Carraud

image: dirjournal.com

07/12/2013

Morceaux choisis - Gustave Roud

Gustave Roud

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Où es-tu?

Que de fois crié, cet appel vers un être, du fond de l'abîme intemporel où ma maison a glissé doucement comme un navire perdu. L'absolu triomphe dans cette chambre, fomenté par le feu blanc des neiges. Les portraits parlent, les poèmes chantent. Toute une vie immobile s'illumine au miroir profond de la mémoire. Tout éclate et se fige en un inexorable présent. Le coeur sous la pointe du doigt s'exténue et s'arrête. J'appelle, à travers des lieues, des années, et sans songer même à la dérision de ma voix close, un coeur qui bat.

Et pourtant je sais la route vers le nord qui touche au bout de longues heures la grange où brûle encore le froment que tu fauchais. Je partirais les yeux fermés. Mais la nuit est venue avec la lune et toute l'horreur des marches d'autrefois dans la neige infinie ressuscite. L'été pour mentir encore à l'adolescent qui n'a pas eu la force de dire oui tout de suite à sa solitude. Un oiseau chante pour lui; les fleurs frôlent ses mains nues. Le vent lui jette au visage toute une prairie de juin comme un bouquet d'odeurs. Il faudra, pour qu'il sache enfin, la traversée pas à pas des nuits extrêmes de décembre parmi les cadavres de ses pensées, quand son souffle, qui est pourtant un souffle d'homme, monte comme une buée vide, une vaine vapeur vers les étoiles (Orion, toujours Orion sur l'épaule de la colline illuminée!) et qu'il heurte enfin du front la vitre couleur de miel qui l'appelait à travers l'ombre comme une autre étoile, la transparente muraille infrangible qui le sépare à jamais du bonheur des hommes.

A quoi bon repartir ce soir, puisque c'est toujours la même réponse au bout de la neige et de la nuit, la même lampe vers quoi les hommes tendent leurs mains endormies, les lèvres ouvertes sur des paroles qu'ils échangent en riant? Toi seul par qui j'ai pu croire une heure qu'il n'est pas mortel de regarder vivre au lieu de vivre, que c'est encore une espèce de vie - et la plus belle -, je l'appellerais en vain là-bas de seuil en seuil. Les chiens comme autrefois savent bondir de leur sommeil, les rauques bêtes hurlantes à bout de chaîne, et ce n'est plus eux, mais la maison, mais les villages, mais toute la nuit qui aboient! J'ai perdu coeur. Je t'appelle ici près de ma lampe morte, les lèvres closes, les yeux fermés.

Tu vivais. Ah! qui me dira si tu respires encore, que si mon coeur s'arrête, le tien bat toujours, faucheur au bord de l'orage, que j'ai vu jadis à l'instant même du premier éclair me sourire. La première goutte de pluie étoile ton épaule et fait frissonner ton adieu. Pour toute une heure, le temps de notre halte sous le toit de tuiles ruisselantes, les pieds dans la poussière pleine de brins de paille, de fragiles empreintes d'oiseaux, il m'a paru que je pouvais vivre encore. Et plus encore que la vie, ce qui de ta chaude et fraîche épaule coulait jusqu'à mon coeur qu'il comblait comme d'une calme musique retrouvée, c'était le repos vivant dans la plénitude atteinte, auprès de quoi celui de la mort ne peut être qu'une grimace.

Où es-tu?

Gustave Roud, Appel d'hiver / extrait, dans: Jean Orizet, Anthologie de la poésie française (Larousse, 2010)

image: Orcières, Hautes-Alpes / France (confidentielles.com)

30/11/2013

Morceaux choisis - Lewis Carroll

Lewis Carroll

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Au fil d'une onde calme et lisse,
Le bateau indolemment glisse,
Imbu d'ineffables délices.
 
Chacune des trois douces soeurs,
Enchantée, écoutant l'histoire,
Est blottie auprès du conteur.
 
Le soleil à l'horizon sombre;
L'écho s'assourdit et le sombre
Automne étend déjà son ombre.
 
Mais toujours me hante l'image
D'Alice endormie, en voyage
Parmi d'étranges paysages.
 
Cependant qu'auprès du conteur,
Ecoutant la magique histoire
Se pelotonnent les trois soeurs.
 
Rêvant, rêvant au sans pareil
Pays des Monts et des Merveilles
Où brille un nocturne soleil.
 
Laissant s'enfuir l'heure trop brève
Dans l'or du beau jour qui s'achève...
Vivre, ne serait-ce qu'un rêve?
 

Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir / extrait, dans: Tout Alice (coll. GF/Flammarion, 1979)

image: Lisbeth Zwerger (hannahbirdillustration.blogspot.ch)

28/11/2013

Morceaux choisis - Anna Akhmatova

Anna Akhmatova

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Moi, comme un fleuve,
Une époque de fer m'a détournée.
On m'a changé de vie.
Elle a suivi un autre lit, vu d'autres paysages,
Et mes rivages me sont inconnus.
 
O combien de spectacles j'ai manqués,
Que de rideaux levés en mon absence et retombés!
Combien de mes amis je n'ai jamais croisés,
Combien de villes dont les contours
Auraient pu m'arracher des pleurs,
Alors que je n'en connais qu'une,
Que je saurais retrouver même en rêve
Et à tâtons.
 
Et combien de poèmes que je n'ai pas écrits:
Leur choeur secret,
Il rôde autour de moi, et un beau jour
Il se pourrait qu'il vienne m'étouffer...
 
Je connais tout, commencements et fins,
La vie après la fin, et quelque chose
Qu'il ne faut pas rappeler à présent.
Et quelqu'un d'autre,
Une femme inconnue a pris ma place, 
Mon unique place,
Et porte ici mon légitime nom,
Ne me laissant qu'un surnom
Dont j'ai fait tout ce que l'on pouvait,
je le crois bien.
 
Ma tombe, hélas, ne sera pas pour moi.
Mais qu'une folle brise de printemps,
Ou deux mots dans un livre de hasard,
Ou le sourire de quelqu'un 
M'entraînent soudain
Dans cette vie inaccomplie...
 
Cette année-là il serait arrivé ceci, et puis cela:
Partir au loin, voir et penser,
Se ressouvenir,
Entrer comme on ferait dans un miroir
Dans un amour nouveau,
Avec la sourde conscience de trahir,
Et une ride nouvelle,
Qui n'était pas encore là
Hier...
 
Si de là-bas pourtant
J'apercevais ma vie de maintenant,
Je connaîtrais enfin
L'envie...
 

Anna Akhmatova, Cinquième élégie, dans: Philippe Jaccottet, D'autres astres, plus loin, épars - Poètes européens du XXe siècle (La Dogana, 2005)

image: Anna Akhmatova (beautifulrus.com)

07:03 Écrit par Claude Amstutz dans Anna Akhmatova, Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |