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27/03/2014

Morceaux choisis - Sandro Penna

Sandro Penna

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I.
 
Le monde qui vous semble de chaînes
est tout tissé d’harmonies profondes.
 
II.
 
Petite pluie sans ennui,
petite pluie qui inspire.
Qui ne croit pas à ceci
dit mal ce qu’il a à dire.
 
III.
 
Flammes du cimetière, ne me dites pas
que le soir d’été n’est pas beau.
Et beaux sont les buveurs
au loin dans les auberges.
 
Ils vont comme des frises
antiques sous le ciel
renouvelés d’étoiles.
 
Flammes du cimetière, calmes doigts qui
comptent les lents soirs. Ne me dites pas
que la nuit d’été n’est pas belle.
 
IV.
 
Songe de l’employé romantique
Sonne le vent et la nuit sur la gloire
du Ministère oublié sur la montagne.
 
Vient l’heure d’amour. Et c’est l’histoire,
Julien, de ta main à l’horizon.
 
V.
 
Vivre je voudrais endormi
dans la douce rumeur de la vie.
 

Sandro Penna, Cinq poèmes, dans: Poésies (coll. Cahiers Rouges/Grasset, 1999)

traduit de l'italien par Dominique Fernandez

21/03/2014

Morceaux choisis - Maïssa Bey

Maïssa Bey

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Sais-tu ce qui me fait le plus mal? C'est, tu ne m'en voudras pas si je te le dis aussi abruptement, c'est de penser que tu fais partie de ceux dont l'histoire ne retiendra pas le nom. Et mieux encore, de ceux qu'elle se hâte d'oublier. Pour tout autre que moi, tu ne sera jamais qu'un être venu sur terre par accident, c'est-à-dire par le fait d'un épisode non essentiel. Non essentiel pour ceux qui t'ont ôté la vie, mais aussi pour ceux qui aujourd'hui s'empressent de tourner cette page.

Si cela avait été une guerre, avec des affrontements que l'on pourrait qualifier de réguliers, contre des ennemis visibles, identifiés, identifiables, j'aurais été à présent, sans que cela n'atténue en rien ma douleur ni ma révolte, la mère d'un héros tombé au champ d'honneur. Avec les gratifications et les hommages que cela suppose. Tu aurais versé ton sang du fait d'un engagement pour une cause - forcément juste. Tu aurais eu droit aux honneurs, à la reconnaissance éternelle, aux commémorations émues, aux gerbes de fleurs, aux discours dithyrambiques, et tout le tintouin. Lors des fêtes nationales, ton nom, inscrit au préalable en lettres d'or sur une plaque de marbre, aurait été cité en exemple aux générations futures.

Allons, allons, retentissez fanfares! Plus haut! Plus fort! Faites résonner trompettes et cymbales! Saluez la cohorte invisible des sans-nom, des sans-visage, des morts-pour-rien! Une fois, une seule fois, faites que le silence qui recouvre leurs sépultures soit un instant, un seul instant ébranlé! Remplissez de musique ce blanc de l'histoire. 

Maïssa Bey, Puisque mon coeur est mort (Poche/L'Aube, 2011)

16:21 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/03/2014

Morceaux choisis - Gesualdo Bufalino

Gesualdo Bufalino

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Toi l'unique, toi vivante, toi l'eau
et l'air de mon existence
et toi complice véhémente de mort;
toi mon poing et mon étendard
contre les procédures obscures du destin;
toi mon grain, mon sein, mon sommeil,
feu d'hiver qui évente le nuage de nuit oblique
où habite l'Ourse;
toi l'unique et vivante,
toi le chant de l'orgue grave
et toi le cri de la chair lente
et toi la fleur et la nourriture,
toi ma pierre de touche et ma tiède tanière,
ma femme, ma femme,
toi l'unique, toi vivante... 
 

Gesualdo Bufalino, Le miel amer / édition bilingue (L'Amourier, 2006) 

traduit de l'italien par Renato Corona 

image: Nicolas de Staël, Paysage de Sicile / 1952 (laregledujeu.org)

11/03/2014

Morceaux choisis - Paul Valéry

Paul Valéry

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L’orage vient de finir, et cependant nous sommes inquiets, anxieux, comme si l’orage allait éclater. Presque toutes les choses humaines demeurent dans une terrible incertitude. Nous considérons ce qui a disparu, nous sommes presque détruits par ce qui est détruit; nous ne savons pas ce qui va naître, et nous pouvons raisonnablement le craindre. Nous espérons vaguement, nous redoutons précisément; nos craintes sont infiniment plus précises que nos espérances; nous confessons que la douceur de vivre est derrière nous, que l’abondance est derrière nous, mais le désarroi et le doute sont en nous et avec nous. Il n’y a pas de tête pensante si sagace, si instruite qu’on la suppose, qui puisse se flatter de dominer ce malaise, d’échapper à cette impression de ténèbres, de mesurer la durée probable de cette période de troubles dans les échanges vitaux de l’humanité.

Paul Valéry, Conférence / Zurich, 1924 (pro-europa.eu/fr)

11:11 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, Paul Valéry | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/03/2014

Morceaux choisis - Jean-Guy Pilon

Jean-Guy Pilon

littérature; poésie; anthologie; livres

Des mots sont accourus, les moins profonds, les plus frémissants. La présence nouvelle a dénoué les cheveux difficiles et lancé dans le paysage tragique de la lune le plus clair oiseau de nos silences. Que ne s'arrête qu'au bout de l'eau et de la terre ensemble, ce chant de métamorphose accordé au plus discret espoir, des souffrances de désert aux violences du froid. Qu'il ne cesse plus de grandir chaque nuit, invulnérable feu de la grotte sur la montagne oubliée. Les glaces sournoises du mal descendront des sommets pour devenir sources sereines de vie, pendant qu'à bout d'espace, nous jetterons au soleil notre victoire et notre défi.

Jean-Guy Pilon, L'Homme et le Jour, dans: Pierre Seghers, Le livre d'or de la poésie française contemporaine vol. 2 (Marabout, 1969)

photo: Diriye Amey, Crépuscule sur le lac Majeur / Tessin, Suisse (travel.fanpage.it)

11:33 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/03/2014

Morceaux choisis - Annie Ernaux

Annie Ernaux

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Ce qui compte pour elle, c'est de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l'a traversée, ce monde qu'elle a enregistré rien qu'en vivant. Et c'est dans une autre sensation qu'elle a puisé l'intuition de ce que sera la forme de son livre, celle qui la submerge lorsque à partir d'une image fixe du souvenir - sur un lit d'hôpital avec d'autres enfants opérés des amygdales après la guerre ou dans un bus qui traverse Paris en juillet 68 - il lui semble se fondre dans une totalité indistincte, dont elle parvient à arracher par un effort de la conscience critique, un à un, les éléments qui la composent, coutumes, gestes, paroles, etc.

Le minuscule moment du passé s'agrandit, débouche sur un horizon à la fois mouvant et d'une tonalité uniforme, celui d'une ou de plusieurs années. Elle retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quai éblouissante - que ne lui donne pas l'image, seule, du souvenir personnel -, une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris. De la même façon que, en voiture sur l'autoroute, seule, elle se sent prise dans la totalité indéfinissable du moment présent, du plus proche au plus lointain.

Annie Ernaux, Les années (coll. Folio/Gallimard, 2009)

00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/02/2014

Morceaux choisis - Leftèris Poùlios

Leftèris Poùlios

littérature; poésie; anthologie; livres

A présent je retourne au silence.
Ma voix naturelle prend sa place
parmi les éléments.
Silence vaste comme la mer,
tel un fleuve je retourne vers toi.
Je verse mon écume à tes pieds.
Aujourd'hui je viens à ta bouche
aujourd'hui entre tes bras immenses.
 
Ni la grenouille gluante, ni l'étoile brûlée,
ni le vent bavard n'ont su par moi
ton secret vénérable.
J'ai passé toute terre, emporté tout obstacle,
gardant ma pierre angulaire enfouie
et ta voix en elle, vibrante.
 
Le sel et la truite se séparant de toi
distribuent ta bannière océanique
aux humains.
Je retourne à toi jusqu'à la nouvelle récolte
des fruits mûrs de la terre. 
 

Leftèris Poùlios, Le finale, dans: Michel Volkovitch, Anthologie de la poésie grecque contemporaine / 1945-2000 (coll. Poésie/Gallimard, 2000)

image: www.pinterest.com 

11:42 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/02/2014

Morceaux choisis - Récit anonyme du XXe siècle

Récit anonyme du XXe siècle

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"Avec un an de recul, je vois ce que m'ont apporté ces deux ans ans qui m'ont paru si longs. C'est au fond la seule période de ma vie dont je sois fier jusqu'ici, car c'est la seule qui signifie quelque chose. (...) Bien sûr, le contact brutal avec des réalités et des difficultés que je ne soupçonnais même pas m'ont durci le caractère, et bien plus que je ne l'aurais voulu. Tant pis: il est trop tard."

Postface de l'auteur,
à Nogent-le-Retrou, le 4 février 1953.

*

Il pleut souvent, le matin, quand je pars dans la nuit glacée. La journée, c'est le travail dur et monotone, parfois sous la pluie. J'en ai marre. Je rentre tous les soirs, crevé par le froid, la route, le travail. Je ne pense plus à rien. C'est une vie infernale: je pars, je travaille, je repars, je me couche, et tout recommence sans arrêt.

Le froid arrive: il gèle toute la journée. Il me souvient du château de Chambord, dans la nuit bleue et glacée, sous les étoiles, ses vitres plombées reflétant vaguement la lune. Des fois, il y a tant de brouillard que je peux à peine me diriger sur la route à la lumière. Un matin, je rentre dans la grille du parc de Chambord.

J'ai les pieds glacés à longueur de journée. Lorsque la température baisse, les clefs des griffes commencent à coller aux mains. Le bois gèle. Le matin, il faut graisser avec de l'huile gommée, sous le hangar ouvert à tous les vents, à la lueur des lampes qui éclairent mal. Le feu de liteaux arrosés de pétrole répand une odeur infecte de carburant brûlé et de résine. Ca fume beaucoup. Toute ma vie je me souviendrai de ces débuts de journées qu'on sait d'avance monotones et harassantes, dans le gris du petit matin, même dans la nuit glacée. Tout est hostile: la ferraille du ruban, les planches et la sciure gelée - et le bois, toujours là, pas plutôt disparu qu'il est remplacé, le bois inerte, qui ne souffre pas, lui, et qui est le roi du chantier.

Je ne peux pas exprimer le dégoût que je ressentais, le matin, quand mon réveil sonnait à cinq heures et demie et que s'offrait à moi la perspective de vingt-deux kilomètres dans le mauvais vent du nord, et une journée de bagnard. Des fois, je me demande ce que j'ai bien pu faire pour mériter un châtiment pareil. J'en veux à mon frère qui, s'il avait été capable de gagner de l'argent, aurait pu m'assurer une préparation tranquille de ma deuxième session, voire même me faire redoubler ma première. Quand je pense que je voulais faire le commissariat dans la marine! Manoeuvre. Je suis manoeuvre de scierie, attelé soixante heures par semaine à un métier de chien que j'exerce dans des conditions presque impossibles: mes vêtements ont à peine le temps de sécher la nuit. Ce n'est que grâce à la façon dont Yvonne me nourrit que je ne crève pas.

Novembre se tire, puis décembre. Noël, triste fête qui dure un jour, et, le lendemain, je suis debout près du banc de scie, surveillant le chariot qui va m'arriver. 

Janvier arrive. Il fait un froid de chien. Je suis très fatigué le matin en me levant et il me faut faire un effort immense pour partir au travail, effort que je cache soigneusement, à Yvonne.

Les gens du pays envient la force et la résistance qui me permettent d'aller gagner ma vie au loin, en plein hiver. Beaucoup d'hommes ne travaillent pas à Daint-Dyé. S'ils savaient de quelle façon je paye mes journées, en souffrances de toutes sortes, ils ne m'envieraient sûrement pas.

Récit anonyme, La scierie - présenté par Pierre Gripari (L'Age d'Homme, 1975 / Héros-Limite, 2013)

image: Scierie (actuacity.com)

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17/02/2014

Musica présente - 93 Paavo Järvi

Paavo Järvi

chef d'orchestre estonien, né en 1962

*

Robert Schumann

Symphony No 2 in C minor

(Staatskapelle Dresden)

pour Catherine A


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02/02/2014

Morceaux choisis - Pierre Reverdy

Pierre Reverdy

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Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin; quand l'horizon est encore plein du sommeil qui s'attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n'était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi - de la vie qui tressaille à la surface de la main au sourire mortel de l'amour sur sa fin - chancelle, déchirée. La distance parcourue d'une seule traite sans arrêt, dans les jours sans clarté et les nuits sans sommeil. Et, ce soir, je voudrais, d'un effort surhumain, secouer toute cette épaisseur de rouille - cette rouille affamée qui déforme mon coeur et me ronge les mains. Pourquoi rester si longtemps enseveli sous les décombres des jours et de la nuit, la poussière des ombres. Et pourquoi tant d'amour et pourquoi tant de haine. Un sang léger bouillonne à grandes vagues dans des vases de prix. Il court dans les fleuves du corps, donnant à la santé toutes les illusions de la victoire. Mais le voyageur exténué, ébloui, hypnotisé par les lueurs fascinantes des phares, dort debout, il ne résiste plus aux passes magnétiques de la mort. Ce soir je voudrais dépenser tout l'or de ma mémoire, déposer mes bagages trop lourds. Il n'y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui enserrait ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la terre épaissie par l'humus du malheur, reprendre l'air dans les recoins les plus obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs - où la glace étincelle de tous les feux croisés de l'incendie - où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes sans tendresse de l'égoïsme et les dérisions tranchantes de l'esprit.

Pierre Reverdy, Reflux, dans: Main d'oeuvre / Poèmes 1913-1949 (Mercure de France, 1949)

image: Fujiko Nakaya (telerama.fr)

00:23 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |