Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

21/04/2015

Morceaux choisis - Sylvie Germain

Sylvie Germain

littérature; récit; morceaux choisis; livres

Elle est entrée dans le livre. Elle est entrée dans les pages du livre comme un vagabond pénètre dans une maison vide, dans un jardin à l'abandon. Elle est entrée, soudain. Mais cela faisait des années qu'elle rôdait autour du livre. Elle frôlait le livre qui cependant n'existait pas encore. Elle en feuilletait les pages non écrites et certains jours, même, elle a fait bruire imperceptiblement ces pages blanches en attente de mots. Le goût de l'encre se levait sur ses pas.

Elle s'est glissée dans le livre. Elle s'est faufilée dans les pages comme un songe s'en vient visiter un dormeur, se déploie dans son sommeil, y trame des images et mêle à son sang, à son souffle, de fins échos de voix. Elle va partout, n'importe où, elle s'introduit où elle veut, elle traverse les murs aussi aisément que les troncs d'arbre ou que les piles des ponts. Aucune matière n'est pour elle un obstacle; ni la pierre, ni le fer, ni le bois ou l'acier n'arrêtent son élan, ne retiennent ses pas. Toute matière a pour elle la fluidité de l'eau.

Elle avance droit devant elle sans jamais reculer. Ses déambulations semblent mues par de secrètes urgences, et son sens de l'orientation est le plus déroutant qui soit. Il lui arrive de s'immobiliser au milieu d'une rue déserte, ou d'obliquer sans raison apparente. C'est qu'elle a perçu alors un bruit inaudible à tout autre. Le battement d'un coeur oppressé par un excès de solitude, ou de peine, ou de peur, quelque part dans une chambre, une cuisine, ou dans un tramway passant non loin de là.

Il n'est pas rare que le battement de coeur humain qui l'a ainsi mise en éveil et mouvement soit celui d'un coeur éteint depuis longtemps. Elle fraye avec les morts autant qu'avec les vivants, son ouïe perçoit les plus infimes souffles, les plus lointains échos. La couleur de l'encre, mille fois séchée et ravivée, luit depuis toujours dans les traces de ses pas.

Elle s'est engouffrée dans le livre. C'est toujours ainsi qu'elle procède; à la façon du vent. Elle surgit sans crier gare, en un lieu et un instant où on ne l'attend pas, où on ne pense nullement à elle. Alors elle accapare toute l'attention. Elle passe, sans se soucier de l'étonnement qu'elle provoque, du grand trouble qu'elle jette. Peut-être ignore-t-elle que quelqu'un vient de l'apercevoir.

Elle marche sans jamais se retourner. Elle va son chemin. Mais nul ne saurait dire où mène son chemin, ce qui rythme sa marche, ce qui la pousse ainsi. Elle passe, comme les chiens errants, les vagabonds, les feuilles mortes emportées par le vent.

Le vent, le vent de l'encre se lève à son passage et souffle dans ses pas. Et le livre qui suit, n'étant composé que des traces de ses pas, s'en va lui aussi au hasard. 

Sylvie Germain, La pleurante des rues de Prague (coll. Folio/Gallimard, 1994)

image: http://3.bp.blogspot.com

00:06 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/03/2015

Morceaux choisis - Roberts-Louis Stevenson

Robert Louis Stevenson

littérature; récit; morceaux choisis; livres

La nuit est un temps de mortelle monotonie sous un toit; en plein air, par contre, elle s'écoule, légère parmi les astres et la rosée et les parfums. Les heures y sont marquées par les changements sur le visage de la nature. Ce qui ressemble à une mort momentanée aux gens qu'étouffent murs et rideaux n'est qu'un sommeil sans pesanteur et vivant pour qui dort en plein champ. La nuit entière il peut entendre la nature respirer à souffles profonds et libres. Même, lorsqu'elle se repose, elle remue et sourit et il y a une heure émouvante ignorée par ceux qui habitent les maisons: lorsqu'une impression de réveil passe au large sur l'hémisphère endormi et qu'au-dehors tout le reste du monde se lève. C'est alors que le coq chante pour la première fois. Il n'annonce point l'aurore en ce moment, mais comme guetteur vigilant, il accélère le cours de la nuit.

Robert Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les Cévennes (coll. GF/Flammarion, 2013)

image: Les Cévennes, France (dieudeschats.wordpress.com)

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/03/2015

Morceaux choisis - Charles-François Landry

Charles-François Landry

PremiereNeige_17623_4.jpg

Un temps vient où le ciel est gris comme la gorge de la tourterelle. Il n'y a plus de saison. Rien n'avance ni ne recule. Le vent qui s'élève est si court qu'il retombe au milieu d'un labourage. Rien qui ressemble à une journée comme une journée. Les routes sont vides. Cette neige qui avait déguisé le pays, elle a même renoncé à rester; sans que personne puisse dire comment cela s'est fait, elle a disparu, et cependant on est bien loin encore des lourdes pluies noires de mars qui sentiraient le désespoir et l'espoir. Non, c'est le temps parfait de l'hiver, trop subtilement froid pour qu'on pense au froid, trop dépouillé pour qu'on pense au dépouillement, trop immobile et sans soleil possible, pour qu'on pense que jamais cela changerait ou s'éclaircirait. Dépassés, les gels qui rendaient les chemins sonores et les herbasses crissantes! Dépassé ce temps de buée qui pouvait se suspendre en si fine glace que par milliers, des plantes mortes jamais visibles sur de hautes tiges, se trouvaient brusquement belles et bien vues, et décorées de givre, et si délicates, qu'on se souvenait de tout ce qui est doux, à leur propos: toiles d'araignées dans la fraîcheur des juins d'aube, roseaux à plumets, ailes de libellule, frémissement du peuplier et du saule.

Maintenant, une eau même, et qui court encore sur des cailloux, au fond d'un fossé, n'éveille rien. On sait, l'esprit sait qu'il existe des lois de physique et de mécanique, et que l'eau, corps liquide, suit la pente, si faible soit la pente. Rien de plus froid qu'une loi.

Aussi bien, l'homme qui ne saurait longuement vivre dans les déserts du coeur, l'homme retourne à l'homme, en lui, et hors de lui. Il est bon de marcher dans un méchant climat. Ce poivre dans la gorge, cette douleur aux yeux, cette lèvre supérieure coupée, c'est vivre, tout cela. Il est juste d'avoir des mains de bois dans des poches de manteau qu'on dirait gercées. Il est loyal d'avoir des genoux de scaphandre, et le poids du monde entre les épaules. Aller d'un village à un autre village, c'est une entreprise. De grands aventuriers ont traversé des mers inconnues sur de petits navires; encore avaient-ils un équipage. Quitter une maison chaude et traverser un temps morne pour gagner une autre maison chaude, n'est-ce donc pas une aventure, aussi?

Jamais plus, se dit-on. Jamais plus. Non, jamais ne reviendront ces jours peut-être absurdes où rien n'avait d'importance sinon la joie. Jours immoraux qui allaient de la fraîcheur d'aube à la tiède soirée tardive, en passant par le midi ardent et l'après-midi lourde; jours où la seule caresse du vent sur la peau rendait triste, d'une voluptueuse tristesse; jours où chaque fille venue d'un peu loin, qui oeuvre aux fenaisons par gestes lents et larges, était un peu de Vénus; jours où chaque auberge vous suggérait une soif et vous posait un problème: boire dans la salle fraîche ou sous la fraîcheur des arbres? Qui de nous n'a été le sybarite qui se plaint d'un pétale de rose mal plié; qui de nous, regardant les chiens couchés dans la poussière, plus défaits que des morts, plus vautrés que des ivrognes, et qui ne se soit senti complice de ette fainéantise? C'était le temps où le chat lui-même dormait à bottes ouvertes comme le chat botté et comme un mousquetaire ripailleur, et il en faut avant que le chat n'abandonne sa belle tenue et se couche, à la courtisane, sans même l'excuse d'être une nourrice chatte qui se laisse fourgonner les mamelles par des chatons dormeurs.

Tout cela, dans quel rêve ébloui l'a-t-on imaginé? Les maisons n'avaient pas de portes, les chambres pas de fenêtres. Aujourd'hui, en venant du dehors, on connaît de subtiles différences entre le froid qui circule sur les champs, le froid retenu entre les maisons d'un hameau, le froid qui se tient devant la porte, le froid pris entre la porte première et la seconde porte.

Tant de science pour souffrir!

Le chat dort proche le poële, et non content, parfois replie ses pattes en mitaines, comme un vieux curé. On dit alors que bise va se lever, ou température descendre encore. C'est qu'il est si frileux, ce geste de mettre pattes sous pattes, comme si quelque manche fourrée pouvait encore s'en venir retomber sur la griffe.

C.F. Landry, Pour quatre coins de terre - illustré par Charles Clément (Eynard, 1948)

image: vers-le-vent.blogspot.com

02/03/2015

Morceaux choisis - Axel Munthe

Axel Munthe

San Michele_Capri.jpg

J'ai été absent de San Michele toute une année, que de temps gaspillé! Je suis revenu ayant perdu un oeil, inutile d'en dire plus long, c'était sans doute en prévision d'une telle éventualité que j'ai débuté dans la vie avec deux yeux. Je suis revenu un tout autre homme. Il me semble que je regarde l'univers, avec un seul oeil qui me reste, sous un angle différent. Je ne vois plus ce qui est laid et sordide, mais seulement ce qui est beau, doux et pur. Même les hommes et les femmes qui m'entourent ne me paraissent plus les mêmes qu'autrefois. Par une curieuse illusion d'optique je ne les vois plus tels qu'ils sont mais tels qu'ils devraient être, tels qu'ils auraient voulu être si on leur en avait laissé la chance. Je puis voir encore de mon oeil aveugle pas mal d'imbéciles se pavaner autour de moi, mais ils ne paraissent pas irriter mes nerfs comme autrefois; leur bavardage m'est indifférent, laissez-les parler. Pour le moment je ne puis aller plus loin; si je dois jamais parvenir à aimer mes semblables je crains qu'il ne me faille d'abord perdre l'autre oeil aussi. Je ne puis leur pardonner leur cruauté envers les animaux. Je pense qu'une sorte d'évolution à rebours s'opère dans mon cerveau, qui m'entraîne de plus en plus près de Mère Nature et des animaux.

Tous ces hommes et toutes ces femmes qui m'entourent me paraissent aujourd'hui compter beaucoup moins dans le monde qu'autrefois. J'ai l'impression d'avoir perdu trop de temps avec eux, de pouvoir me passer d'eux aussi bien qu'ils se passent de moi. Je sais fort bien qu'ils n'ont plus besoin de moi. Mieux vaut filer à l'anglaise avant d'être mis à la porte, j'ai bien d'autres choses à faire et il me reste peut-être plus beaucoup de temps. Mon vagabondage par le monde à la recherche du bonheur est fini; mon existence de docteur à la mode, finie; ma vie sur la mer, finie. Je vais rester ici pour de bon et tâcher de m'en contenter. Mais me sera-t-il permis de rester ici à San Michele? Toute la baie de Naples est étendue à mes pieds, étincelante comme un miroir; les colonnes sur la pergola, les loggias et la chapelle flamboient dans la lumière. Qu'adviendra-t-il de moi si je ne puis soutenir son éclat? 

Axel Munthe, Le livre de San Michele (Albin Michel, 1988)

traduit du suédois par Paul Rodocanachi 

image: Villa San Michele, Capri (tweedlandthegentlemansclub.blogspot.com)

00:06 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

24/11/2014

Morceaux choisis - J.M.G. Le Clézio

J.M.G. Le Clézio 

littérature; récit; morceaux choisis; livres

Quand on est devant la mer, tout peut apparaitre, disparaitre, comme sur une pierre qui n'a pas été sculptée. C'est peut-être pour cela, parce que tout est possible, comme sur une planète étrangère, que les hommes viennent vers elle. C'est peut-être parce qu'il n'y a pas de murs, pas de barrières. Parce que c'est le lieu du danger. Alors chaque jour, tandis qu'au dehors, dans les couloirs et les abris des villes, dans les cachettes des montagnes, à la source des fleuves, la vie amoncelle les années et trace ses dessins toujours semblables, ici apparait la nouveauté. Chaque jour nait ici, puis se détruit puis se refait, au rythme du ressac.

J.M.C. Le Clézio, L'inconnu sur la terre (Coll. Imaginaire/Gallimard, 1999)

image: Ondres, Landes / France (ondres-landes.net

00:13 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/09/2014

Morceaux choisis - Jean-Baptiste Pedini

Jean-Baptiste Pedini

littérature; récit; morceaux choisis; livres

Ce soir les rires roulent sur la plage. On les entend tomber des gorges avant de s'évanouir. Ils ne ressortent pas mais leur écho traîne encore quelques secondes. Quelques secondes bien mûres pendant lesquelles la légèreté se répand sur les doigts. Quelques secondes trop juteuses. Quelques secondes que l'on dévore comme de petits matins sucrés. Et frais. Délicieusement fragiles.

La nuit est claire. Le feu crépite. La fumée nous pique les yeux. On est repu.

*

Enlever les chaussures et goûter à la fraîcheur du sable. A l'apaisement. A la rudesse. Escalader les dunes pour voir ce qui se prépare derrière. Le sel dans la bouche. L'écume invisible. Le ciel qui s'écroule dans une eau bleue et noire. Grimper pour en finir avec l'envie et le regret. Avec cette nostalgie qui se mêle à la corne. Laisse des traces infimes. Les morts et les vivants. La callosité de l'enfance. Les petits corps qui coulent dans un même regard.

Sacrifier la tempête. Poser une joue sur le sable. Sourire. Et dévaler la pente, lentement, jusqu'à demain.

*

Le soleil brille. Les rayons traversent la ville comme des rouleaux compresseurs. Ils sont lourds et opaques et quand ils happent les passants on ne voit plus rien après. Certains s'empressent de disparaître au hasard d'une rue. D'autres dégainent une ombrelle. Peut-être pensent-ils sincèrement repousser la chaleur. Lui barrer le chemin avec quelques grammes de toile. Pourtant même les nuages semblent avoir disparu. Le ciel est vide et la touffeur enserre l'été. On souhaite que cet instant ne finisse pas.

Jean-Baptiste Pedini, Passant l'été (Cheyne, 2012)

image: Edward Hopper, Sun on Prospect Street (wikiart.org)

00:16 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/07/2014

Lire les classiques - Alfred de Musset

Alfred de Musset

1.jpg

Les poètes représentent l’amour comme les sculpteurs nous peignent la beauté,comme les musiciens créent la mélodie; c’est-à-dire que, doués d’une organisation nerveuse et exquise, ils rassemblent avec discernement et avec ardeur les éléments les plus purs de la vie, les lignes les plus belles de la matière et les voix les plus harmonieuses de la nature.

Alfred de Musset, Confessions d'un enfant du siècle (coll. Livre de Poche/LGF, 2003)

image: Alfred de Musset, Parc Monceau / Paris (paris1900.lartnouveau.com)

00:04 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

20/07/2014

La citation du jour

Ossip Mandelstam

littérature; récit; morceaux choisis; livres

Les bourgeons gonfleront encore, les pousses vertes jailliront, mais brisées sont tes vertèbres, ô mon beau, mon triste temps!

Ossip Mandelstam, dans: Edith Scherrer, Préface au Bruit du Temps (L'Age d'Homme, 1972)

15:22 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/06/2014

Morceaux choisis - Jean d'Ormesson

Jean d'Ormesson

littérature; récit; morceaux choisis; livres

Ni peintre, ni sculpteur, ni musicien d'ailleurs, ni mathématicien, ni physicien, ni astronome, aussi peu doué pour les arts que pour les sciences, j'ai beaucoup aimé la lumière. La lumière du jour, le matin, m'a toujours enchanté. Je me réveillais de bonne humeur, parce que, rayonnante ou couverte, la lumière était là. Sur Positano, sur Amalfi, sur Ravello et ses jardins, sur la vallée du Dragon, sur Dubrovnik, sur Korcula ou sur Hvar, sur Ithaque ou sur Kash, sur Symi ou sur Castellorizo, sur Karnak ou sur Udaipur, sur les places, les églises, les palais, les escaliers de Gubbio, d'Urbino, de Todi, de Spolète, d'Accolé Piceno, et même de Pitigliano ou de Borgo Pace, assez dénuées, toutes les deux, de beautés fracassantes, d'Ostuni, de Martina Franca, des petites villes de Toscane, d'Ombre, des Pouilles, d'Andalousie ou du Tyrol, elle m'a rendu presque fou de bonheur.

Plus que les paysages, plus que la plupart des personnages, pourtant souvent enchanteurs ou subtils, que j'ai eu la chance de rencontrer, plus que l'eau, ce miracle, plus que la beauté des arbres, plus que les ânes et les éléphants, plus peut-être que les livres, plus peut-être même que le ski au printemps, la mer au fond des criques ou les femmes qui m'ont donné tant de bonheur en apparaissant, en restant et parfois en s'en allant, ce que j'ai le plus aimé dans ce monde où j'ai déjà passé pas mal de temps, c'est la lumière.

Presque autant que le temps, moins cruelle, plus tendre, moins secrète et moins mystérieuse, mais tout aussi répandue à travers tout l'univers, la lumière m'a toujours semblé murmurer en silence quelque chose de Dieu.

Jean d'Ormesson, Comme un chant d'espérance (Héloïse d'Ormesson, 2014)

images: haut / Jean d'Ormesson (redacbox.fr)

images: bas / Todi (jeanwilmotte.it), Ithaque (3.bp.blogspot.com), Gubbio (porconocer.com), et la Toscane (robertmarleau.com)

littérature; récit; morceaux choisis; livres

littérature; récit; morceaux choisis; livres

littérature; récit; morceaux choisis; livres

littérature; récit; morceaux choisis; livres

00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Jean d'Ormesson, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

20/05/2014

Morceaux choisis - Marguerite Duras

Marguerite Duras

littérature; récit; morceaux choisis; livres 

Un jour elle n'est plus là. Vous vous réveillez et elle n'est plus là. Elle est partie dans la nuit. La trace du corps est encore dans les draps, elle est froide. 

C'est l'aurore aujourd'hui. Pas encore le soleil, mais les abords du ciel sont déjà clairs tandis que du centre de ce ciel l'obscurité tombe encore sur la terre, dense.

Il n'y a plus rien dans la chambre que vous seul. Son corps a disparu. La différence entre elle et vous se confirme par son absence soudaine.

Au loin, sur les plages, des mouettes crieraient dans le noir finissant, elles commenceraient déjà à se nourrir des vers de vase, à fouiller les sables délaissés par la marée basse. Dans le noir, le cri fou des mouettes affamées, il vous semble tout à coup ne l'avoir jamais entendu.

Elle ne reviendrait jamais.

Le soir de son départ, dans un bar, vous racontez l'histoire.

D'abord vous la racontez comme s'il était possible de le faire, et puis vous abandonnez. Ensuite vous la racontez en riant comme s'il était impossible qu'elle ait eu lieu ou comme s'il était possible que vous l'ayez inventée.

Le lendemain, tout à coup, vous remarqueriez peut-être son absence dans la chambre. Le lendemain, peut-être éprouveriez-vous un désir de la revoir là, dans l'étrangeté de votre solitude, dans son état d'inconnue de vous.

Peut-être vous la chercheriez au-dehors de votre chambre, sur les plages, aux terrasses, dans les rues. Mais vous ne pourriez pas la trouver parce que dans la lumière du jour vous ne reconnaissez personne. Vous ne la reconnaîtriez pas. Vous ne connaissez d'elle que son corps endormi sous ses yeux entrouverts. La pénétration des corps vous ne pouvez pas la reconnaître, vous ne pouvez jamais reconnaître. Vous ne pourrez jamais.

Quand vous avez pleuré, c'était sur vous seul et non sur l'admirable impossibilité de la rejoindre à travers la différence qui vous sépare.

De toute l'histoire vous ne retenez que certains mots qu'elle a dits dans le sommeil, ces mots qui disent ce dont vous êtes atteint: Maladie de la mort.

Très vite vous abandonnez, vous ne la cherchez plus, ni dans la ville, ni dans la nuit, ni dans le jour.

Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en la perdant avant qu'il soit advenu.

Marguerite Duras, La maladie de la mort (Minuit, 1982)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |