Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/12/2013

Morceaux choisis - Gustave Roud

Gustave Roud

3.jpg

Où es-tu?

Que de fois crié, cet appel vers un être, du fond de l'abîme intemporel où ma maison a glissé doucement comme un navire perdu. L'absolu triomphe dans cette chambre, fomenté par le feu blanc des neiges. Les portraits parlent, les poèmes chantent. Toute une vie immobile s'illumine au miroir profond de la mémoire. Tout éclate et se fige en un inexorable présent. Le coeur sous la pointe du doigt s'exténue et s'arrête. J'appelle, à travers des lieues, des années, et sans songer même à la dérision de ma voix close, un coeur qui bat.

Et pourtant je sais la route vers le nord qui touche au bout de longues heures la grange où brûle encore le froment que tu fauchais. Je partirais les yeux fermés. Mais la nuit est venue avec la lune et toute l'horreur des marches d'autrefois dans la neige infinie ressuscite. L'été pour mentir encore à l'adolescent qui n'a pas eu la force de dire oui tout de suite à sa solitude. Un oiseau chante pour lui; les fleurs frôlent ses mains nues. Le vent lui jette au visage toute une prairie de juin comme un bouquet d'odeurs. Il faudra, pour qu'il sache enfin, la traversée pas à pas des nuits extrêmes de décembre parmi les cadavres de ses pensées, quand son souffle, qui est pourtant un souffle d'homme, monte comme une buée vide, une vaine vapeur vers les étoiles (Orion, toujours Orion sur l'épaule de la colline illuminée!) et qu'il heurte enfin du front la vitre couleur de miel qui l'appelait à travers l'ombre comme une autre étoile, la transparente muraille infrangible qui le sépare à jamais du bonheur des hommes.

A quoi bon repartir ce soir, puisque c'est toujours la même réponse au bout de la neige et de la nuit, la même lampe vers quoi les hommes tendent leurs mains endormies, les lèvres ouvertes sur des paroles qu'ils échangent en riant? Toi seul par qui j'ai pu croire une heure qu'il n'est pas mortel de regarder vivre au lieu de vivre, que c'est encore une espèce de vie - et la plus belle -, je l'appellerais en vain là-bas de seuil en seuil. Les chiens comme autrefois savent bondir de leur sommeil, les rauques bêtes hurlantes à bout de chaîne, et ce n'est plus eux, mais la maison, mais les villages, mais toute la nuit qui aboient! J'ai perdu coeur. Je t'appelle ici près de ma lampe morte, les lèvres closes, les yeux fermés.

Tu vivais. Ah! qui me dira si tu respires encore, que si mon coeur s'arrête, le tien bat toujours, faucheur au bord de l'orage, que j'ai vu jadis à l'instant même du premier éclair me sourire. La première goutte de pluie étoile ton épaule et fait frissonner ton adieu. Pour toute une heure, le temps de notre halte sous le toit de tuiles ruisselantes, les pieds dans la poussière pleine de brins de paille, de fragiles empreintes d'oiseaux, il m'a paru que je pouvais vivre encore. Et plus encore que la vie, ce qui de ta chaude et fraîche épaule coulait jusqu'à mon coeur qu'il comblait comme d'une calme musique retrouvée, c'était le repos vivant dans la plénitude atteinte, auprès de quoi celui de la mort ne peut être qu'une grimace.

Où es-tu?

Gustave Roud, Appel d'hiver / extrait, dans: Jean Orizet, Anthologie de la poésie française (Larousse, 2010)

image: Orcières, Hautes-Alpes / France (confidentielles.com)

03/04/2013

Le questionnaire Marcel Proust - 2/3

images-1.jpeg

Mes auteurs favoris en prose?

William Shakespeare (d'accord, c'est du théâtre, mais...), Thérèse d'Avila (et les autres auteurs de spiritualité carmélitaine), Bernard de Clairvaux, H.B. Stendhal, Emily Brontë, Albert Camus, Simone Weil, Marcel Proust, François Mauriac, puis: Fiodor Dostoievski, Alexandre Dumas, Erri de Luca, Mario Rigoni Stern, Charles-Albert Cingria, Gustave Roud, Georges Simenn et j'en oublie...

Mes poètes préférés?

Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Dante Alighieri, Giacomo Leopardi, Pétrarque, Rainer-Maria Rilke, Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova, Fernando Pessoa, Mahmoud Darwich, Emily Dickinson, René Char, Louis Aragon, Paul Eluard, Maurice Chappaz, Jean-Michel Maulpoix, Abdellatif Laâbi, les auteurs de la Bible, et tant d'autres...

Mes héros dans la fiction?

Heatcliff ("Les hauts de Hurlevent"), Edmond Dantès ("Le comte de Monte Cristo"), Prospero ("La tempête").

Mes héroïnes favorites dans la fiction?

Cathy ("Les hauts de Hurlevent"), Tatiana ("Le songe d'une nuit d'été"), puis la Tosca et Carmen.

Mes compositeurs préférés?

Wolfgang-Amadeus Mozart, Franz Liszt, Jean-Sébastien Bach, Franz Schubert, Gustav Mahler, Ludwig van Beethoven, Joseph Haydn, Frédéric Chopin, Serge Rachmaninov, Antonio Vivaldi, Robert Schumann, Hector Berlioz, Alexander Scriabin, Bela Bartok, John Coltrane et (pour la chanson...) Barbara. Et ceux qu'il est injuste de ne pas mentionner...

 

(à suivre)

16/03/2013

Morceaux choisis - Gustave Roud

Gustave Roud 

Blonay 1.jpg

Je pose un pas toujours plus lent dans le sentier des signes qu'un seul froissement de feuilles effarouche. J'apprivoise les plus furtives présences. Je ne parle plus, je n'interroge plus, j'écoute. Qui connaît sa vraie voix? Si pure jaillisse-t-elle, un arrière-écho de sang sourdement la charge de menace. C'est l'homme de silence que les bêtes séparent seul de la peur. Hier une douce biche blessée a pris refuge tout près de moi, si calme que les chiens des bourreaux hurlaient en vain loin de ses traces perdues. Les oiseaux du matin tissent et trouent à coups de bec une mince toile de musique. Un roitelet me suit de branche en branche à hauteur d'épaule. J'avance dans la paix.

Qu'importe si la prison du temps sur moi s'est refermée? Je sais que tu ne m'appelleras plus. Mais tu as choisi tes messagers. L'oiseau perdu, la plus tremblante étoile, le papillon des âmes, neige et nuit, qui essaime aux vieux saules, tout m'est présence, appel; tout signifie. Ces heures qui se fanent une à une derrière moi comme les bouquets jetés par les enfants dans la poussière, je sais qu'elles fleurissent ensemble au jardin sans limites où tu te penches pour toujours. La houle des saisons confondues y verse à tes pieds comme une vague le froment, la rose, la neige pure. Un Jour fait de mille jours se colore et chatoie au seul battement de ta mémoire. Tu sais enfin.

L'ineffable. Et pourtant, l'âme sans défense ouverte au plus faible cri, j'attends encore.

Gustave Roud, Requiem / extrait, dans: Ecrits, 3 volumes (Bibliothèque des Arts, 1978)

image: Blonay / Vaud, Suisse (2013)

22:35 Écrit par Claude Amstutz dans Gustave Roud, Littérature francophone, Littérature suisse, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/11/2011

Le poème de la semaine

Gustave Roud

Aux bergers de la rivière on cueille
le mélilot blanc la vipérine
Le chemin mouillé noue aux collines
son collier de flaques et de feuilles
 
Les nuages les roseaux les lentes
herbes en chevelure confuse
le ciel les trois saules de novembre
descendent avec l'eau de l'écluse
 
L'air a le goût du noir gel nocturne
et se déchire au cor des chasseurs
Un oiseau perdu lustre ses plumes
avec un triste cri perce-coeur
 
Tais ce cri Nul ne le peut entendre
Ne fatigue plus ton frêle corps
Je sais qui m'appelle et se lamente
les yeux clos sous le soleil des morts
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

10/08/2011

Le poème de la semaine

Gustave Roud

Tu ne sens pas ces taches de marbre glacé
là-bas derrière ton épaule.
Et pourtant le dernier sillon
touchait le mur des tombes, tu le sais.
Mais tu vis,
et ce mur aux yeux aveugles des vivants,
c'est un jardin comme les autres qu'il enclôt,
les vieilles roses visitées des mêmes abeilles.
Elles donnent comme les autres
leur miel et leur odeur.
La pluie aux pierres trop lisses
lave et dédore les noms
plus vite que l'oubli.
Pierres toujours froides,
le sang des paumes vivantes
les sépare de votre secret!
 
Quelle main de petite fille dans le brasier d'août
sur vous naïvement posée
(l'autre pleine de roses mortes)
sentira jamais la terrible source profonde
qui glace votre coeur?
 
Le tondeur des buis se retourne sous le porche
et prend joie aux primevères dorées
par le soleil moribond,
sans vous voir grelottantes, 
de roses rayons vainement, grossièrement fardées,
toutes blêmes de votre gel intérieur.
 
vous êtes lourdes comme le temps,
plus légères que le givre,
vous êtes de grands oiseaux fermés
qui épient sans trêve au-delà des siècles
l'embrasement futur de l'autre aurore,
la flèche aiguë des trompettes
qui les transpercera d'un cri.
 
Vivants aveugles!
Ils s'adossent à ce frisson qui monte en vous
nuit et jour de l'affreuse banquise souterraine
et tandis que vous tremblez contre eux
comme le rôdeur d'hiver aux portes fermées,
ils rêvent de repos.
Aveugles et sourds dans ce lieu
où chaque chuchotement de feuille est une parole,
où les lèvres de la plus pauvre fleur
crient un sombre secret d'abîme!
 
Ils respirent comme une innocente fumée
l'odeur des roses
par le vent d'un revers d'aile rabattue;
en vain l'oiseau fait scintiller
sur la grappe des feuillages obscurs
son chant d'étoile!
 
Ils s'en vont,
ils traînent dans le gravier la porte rouillée,
et derrière eux,
sous le baîllon de glaise glaciale,
fouillés de monstrueuses racines,
ceux qui ne parlent plus,
de toutes les fleurs, de tous les oiseaux,
de toutes les feuilles jettent,
jettent au vent leurs appels
comme des graines perdues...
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

22/05/2010

Editions La Dogana, Chêne-Bourg (Suisse) - 1a

Bloc-Notes, 22 mai / Les Saules

window.jpg

Connaissez-vous les éditions de la Dogana? Florian Rodari - discret comme le sont souvent les amis des poètes - la présente comme suit:

Les Éditions La Dogana ont été créées à Genève en 1981 dans le but de mieux faire connaître toute espèce de textes entrant en relation avec la poésie : recueils en langue française ou étrangère, cycles de poèmes, essais, souvenirs, méditations et proses rythmées et même lieder chantés, qui répondent à la sensibilité des lecteurs et amis qui se sont regroupés pour rendre viable ce projet. Lieu de transit plus que de contrôle, favorable aux échanges et qui accorde littéralement un visa à la parole, La Dogana – la douane, en italien – souhaite particulièrement mieux faire connaître les poètes de Suisse romande en France et dans les autres pays francophones, comme elle s’efforce de diffuser l’œuvre de poètes français qui n’ont pas encore pu se faire entendre à l’intérieur de nos frontières. Cet élargissement de l’espace, les éditions souhaitent l’étendre également au temps, puisqu’elles s’efforcent de multiplier les traductions de textes anciens ou lointains qui résonnent à nos oreilles d’aujourd’hui comme singulièrement modernes et proches. Ce n’est pas par le nombre de publications que nous souhaitons nous distinguer, mais par leur qualité et la cohérence des choix. Et pour cette même raison que la poésie demeure à nos yeux – au sein des discours scientifiques, didactiques ou idéologiques dont nous sommes trop souvent devenus la proie – une des rares paroles à la fois légère, durable et nécessaire, nous avons accordé un soin particulier à l’aspect extérieur de nos livres : afin d’aboutir à une sorte de point d’équilibre entre la petite masse de papier, de colle et d’encre et l’énorme densité des œuvres qui s’y trouvent inscrites.

Parmi les très belles publications de cet éditeur, citons Simple promesse d'Ossip Mandelstam, Reliques de Pierre-Alain Tâche, Les élégies de Duino de Rainer-Maria Rilke, La parole est moitié à celuy qui parle de Jean Starobinski, Hyperion de John Keats, Libretto, Truinas, Le bol du pélerin, Une constellation tout près, D'autres astres plus loin de Philippe Jaccottet, Les solitudes de Gongora, Arbres, chemins, fleurs et fruits d'Anne-Marie Jaccottet, 47 poèmes d'Emily Dickinson, Les fleurs et les saisons de Gustave Roud. La plupart de ces ouvrages seront évoqués - s'ils ne le sont pas à ce jour - dans ces colonnes, au fil du temps qui passe.

Aujourd'hui, je voudrais tout particulièrement attirer votre attention sur trois livres-disques parus à ce jour. Le premier, en 2004, est consacré au Tombeau d'Anacréon de Hugo Wolf. Outre les poèmes de Goethe, Mörike, Eichendorff, Byron et Keller qui ont inspiré ces Lieder en version bilingue, vous y trouverez un essai de Florian Rodari et Frédéric Wandelière (le traducteur) et, cerise sur le gâteau, un CD avec pour interprètes Angelika Kirchschlager (mezzo-soprano) et Helmut Deutsch (piano).

Le second, plus connu, en 2006, s'intitule L'amour et la vie d'une femme de Robert Schumann. Les Lieder, d'après Chamisso, Goethe, Marie Stuart, Mosen, Heine, Rückert, Mörike, Kerner et Eichendorff, sont également proposés en version bilingue, signés par le même traducteur, accompagnés par un essai de Hédi et Feriel Kaddour, ainsi qu'un CD avec les mêmes interprètes que celui consacré à Hugo Wolf.

Le dernier à ce jour, en 2009, fait honneur à Gustav Mahler et s'appelle A jamais. Cette fois-ci, les Lieder s'articulent autour des poèmes de Rückert, Mong-Kao-Jen et Wang-Wei, toujours en version bilingue assurés par le même traducteur, un essai de Jean Starobinski et Pierre Michot. Le CD qui accompagne cet ouvrage a pour interprètes Bo Skovhus (baryton) et Stefan Vladar (piano).

Ces trois ouvrages sont magnifiquement réalisés, mis en page et illustrés, tout à l'honneur de la poésie allemande et de la musique classique. Comme l'a dit Hermann Hesse, l'art n'est rien d'autre que la contemplation du monde pénétré par la grâce...

http://www.ladogana.ch

 

22/04/2010

Les quatre saisons - 1a

Bloc-Notes, 22 avril / Les Saules

7.jpg

Ma saison préférée, à toutes les périodes de ma vie, est le printemps. Pour son réveil incertain à la vie, pour les couleurs de sa flore à dominante jaune avec les jonquilles évoquant le souffle de la jeunesse, rouge avec les tulipes prémices de passions simples, ou bleue avec les violettes et leur présence aussi discrète que les sensations vraies. Pour le prunelier rose, le pommier en fleur, le camélia épanoui après une longue attente. Pour la mésange bleue, le merle, le rougequeue à front blanc, le moineau domestique, la sittelle, le rougegorge familier, tout ce petit monde délivrant à l'aurore ses demandes et ses célébrations de la vie. Pour la solitude et la communion silencieuse sous le bleu profond du ciel par vent du nord dispersant les scories hivernales, les fissures mal-aimées, les chemins de traverses...

Bien mieux que je ne ne peux le faire, certains poètes ont écrit des textes admirables sur cet heureux temps. Gustave Roud, par exemple, dans Les fleurs et les saisons:

Le vrai porteur de joie, c'est cet homme sur la colline de mars ou d'avril, au coeur d'un pays immense à peine éveillé de l'hiver, avec le tait bleu des neiges mortes au revers des forêts et des haies, les villages humides aux replis de l'herbe d'étoupe, roses comme un buisson de bois-gentil. (...) Comme l'odeur de la première violette, comme cette perce-neige dans le verger ouverte sans tige au ras du sol effacent en nous d'un seul coup le souvenir des jardins de septembre épanouis, toute l'opulence d'une saison mûre et condamnée, ainsi le semeur debout dans l'air âpre, contre le ciel peuplé d'un délire d'alouettes, nous arrache enfin à ces images que nous avions amassées en nous pour nourrir la terrible traversée de l'hiver! Son geste nous délivre d'un passé trop lourd, ouvre devant nous la vierge étendue d'une année qui commence enfin. Le voici devant nous, tout proche. Il se relève, ayant fait glisser d'un sac dans l'autre le froment non plus fauve comme à l'automne, mais bleui par le vitriol. (...) Ce corps sait la mesure exacte du pas à prendre au long du sillon, cette main sait la poignée de froment qu'il faut saisir, ce bras sait l'ampleur du geste lanceur de graines. Regardons-le, cet homme tout hanté d'un rythme qu'il a su faire vivre au plus profond de sa chair. Combien seront-ils, aux années à venir, ceux qui s'en iront comme lui, de cette marche dansante, aux collines de l'avant-printemps?

Magnifique, n'est-il pas vrai?

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons (La Dogana, 2003)

avec les photographies de l'auteur et une postface de Philippe Jaccottet



00:00 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Gustave Roud, Littérature suisse, Philippe Jaccottet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bloc-notes; littérature; proses; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |