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23/03/2014

Silvia Avallone

acier-pic_2_0.jpgSilvia Avallone, D'acier (Liana Levi, 2011)

Ca veut dire quoi, grandir dans un ensemble de quatre barres d'immeubles d'où tombent des morceaux de balcon et d'amiante, dans une cour où les enfants jouent à côté des jeunes qui dealent et des vieilles qui puent? Quel genre d'idée tu te fais de la vie, dans un endroit où il est normal de ne pas partir en vacances, de ne pas aller au cinéma, de ne rien savoir du monde, de ne pas feuilleter les journaux, de ne pas lire de livres, où la question ne se pose même pas?

C'est pourtant là qu'elles se sont connues, choisies, aimées, Francesca la blonde et Anna la brune, quatorze ans à peine, belles et insouciantes, conscientes de leur pouvoir sur les hommes et pourtant rebelles contre certains d'entre eux, leurs pères respectifs, surtout: Enrico le père de Francesca qui bosse aux aciéries Lucchini, brutalisant sa femme Rose et sa fille qu'il mate avec ses jumelles de malade; Arturo le père d'Anna, un bon à rien, escroc séducteur et mari de Sandra - une réminiscence de Anna Magnani? - qui disparaît quand ça lui chante. Elle ne désirait qu'une chose: La mort de son père. La mort de tous ces vieux dégueulasses, qui sentaient mauvais et voulaient une femme pour leur laver le cul, une petite ukrainienne arrachée à son foyer, parole d'Anna. Plus loin, elle ajoute: C'est pas juste que notre vie soit bousillée par ces deux salauds qui savent faire que des conneries, et qui valent pas un clou!

Anna s'est juré de ne ressembler ni à Sandra, ni à Rose dans vingt ans, toutes deux à trimer comme des détraquées avec leurs illusions perdues, auxquelles il n'arrive plus rien et dont personne, à leur mort, ne se souviendra. Heureusement, il y a Francesca, avec ce curieux incendie noir dans les yeux, et son frère protecteur Alessio - lui aussi employé des aciéries - qui partage avec son copain Cristiano les sorties en boîte, la coke, le marché noir du cuivre, les rêves de bolides, dont le coeur généreux atténue ses violences et masque ses blessures.

Dans ce roman tout conduit à la Lucchini SPA, emblème de cette ville toscane de Piombino près de Livourne, qui employait vingt mille hommes voici trente ans - mais n'en compte plus que deux mille aujourd'hui, délocalisations à l'Est oblige - et qui cristallise dans ses haut-fourneaux tous les conflits, les fatigues et les injustices de cette terre ingrate. De magnifiques pages lui sont consacrées par Silvia Avallone, soucieuse de prêter sa voix à ces cabossés de la vie oubliés de tous, dont pourtant les péripéties au quotidien, basculant du rire à la colère ou aux larmes avec la vivacité de l'éclair, ne laissent pas indifférent. Bien au contraire.

La crudité du ton qui déborde de ce trop plein de gâchis, d'espoirs et de misère confondus dont l'histoire s'avère captivante de la première ligne à la dernière, déjoue tous les pièges de la vulgarité gratuite. Paradoxalement, c'est peut-être à travers les non-dits, que les personnages féminins de Silvia Avallone explosent le plus d'une humanité insoupçonnée et bouleversante. Les hommes, quant à eux, pour la plupart - exception faite d'Alessio - n'y tiennent pas le beau rôle...

Malgré l'horizon rétréci d'une plage douteuse où le sable se mêle à la rouille et aux ordures, avec les égouts au milieu, face à l'île d'Elbe, berceau de tous les rêves, ce roman n'est pas désespéré. Il évoque bien sûr ce néoréalisme à l'italienne, chaleureux, fort, cruel parfois dans un univers provincial dont les contours sociaux ou économiques reflètent bien les malaises d'une époque paumant ses repères, mais il est aussi un discret signe d'espoir qui se disperse dans le sillage d'Anna et de Francesca, déterminées sous leurs faux airs peau de vache à changer les règles du jeu, touchantes au point de faire chavirer le coeur.  

Si le temps pouvait se glisser dans les maisons, sous les portes, sans que personne le sache. Si tout pouvait se terminer avec cette position de la tête renversée contre le dossier du canapé, mains sur les cuisses, oublieuses de ce qu'elles ont fait, n'en portant plus trace, comme si jamais elles n'avaient construit de maison, fabriqué de rails d'acier, roué de coups des corps humains, marqué leur descendance au plus profond.

Un autre rêve de Francesca? Peut-être, mais l'un d'entre eux se réalisera: le voyage à l'île d'Elbe où, passés les premiers émois et mauvais coups portés à l'adolescence, avec son amie Anna, parfaitement accordées l'une à l'autre, elles plongeront dans la mer comme les touristes de Milan ou de Florence, heureuses, inséparables, réconciliées avec la vie.

Le monde, c'est quand on a quatorze ans...

également disponible en format de poche (coll. Piccolo/Liana Lévi 2012)

23:14 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Silvia Avallone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

14/04/2011

Silvia Avallone 1b

Bloc-Notes, 14 avril / Les Saules

Pour en savoir davantage, voici un entretien en italien - sous-titres en français - de Silvia Avallone avec Liana Levi.


Silvia Avallone 1a

Bloc-Notes, 14 avril / Les Saules

littérature; roman; livres

Ca veut dire quoi, grandir dans un ensemble de quatre barres d'immeubles d'où tombent des morceaux de balcon et d'amiante, dans une cour où les enfants jouent à côté des jeunes qui dealent et des vieilles qui puent? Quel genre d'idée tu te fais de la vie, dans un endroit où il est normal de ne pas partir en vacances, de ne pas aller au cinéma, de ne rien savoir du monde, de ne pas feuilleter les journaux, de ne pas lire de livres, où la question ne se pose même pas?

C'est pourtant là qu'elles se sont connues, choisies, aimées, Francesca la blonde et Anna la brune, quatorze ans à peine, belles et insouciantes, conscientes de leur pouvoir sur les hommes et pourtant rebelles contre certains d'entre eux, leurs pères respectifs, surtout: Enrico le père de Francesca qui bosse aux aciéries Lucchini, brutalisant sa femme Rose et sa fille qu'il mate avec ses jumelles de malade; Arturo le père d'Anna, un bon à rien, escroc séducteur et mari de Sandra - une réminiscence de Anna Magnani? - qui disparaît quand ça lui chante. Elle ne désirait qu'une chose: La mort de son père. La mort de tous ces vieux dégueulasses, qui sentaient mauvais et voulaient une femme pour leur laver le cul, une petite ukrainienne arrachée à son foyer, parole d'Anna. Plus loin, elle ajoute: C'est pas juste que notre vie soit bousillée par ces deux salauds qui savent faire que des conneries, et qui valent pas un clou!

Anna s'est juré de ne ressembler ni à Sandra, ni à Rose dans vingt ans, toutes deux à trimer comme des détraquées avec leurs illusions perdues, auxquelles il n'arrive plus rien et dont personne, à leur mort, ne se souviendra. Heureusement, il y a Francesca, avec ce curieux incendie noir dans les yeux, et son frère protecteur Alessio - lui aussi employé des aciéries - qui partage avec son copain Cristiano les sorties en boîte, la coke, le marché noir du cuivre, les rêves de bolides, dont le coeur généreux atténue ses violences et masque ses blessures.

Dans ce roman tout conduit à la Lucchini SPA, emblème de cette ville toscane de Piombino près de Livourne, qui employait vingt mille hommes voici trente ans - mais n'en compte plus que deux mille aujourd'hui, délocalisations à l'Est oblige - et qui cristallise dans ses haut-fourneaux tous les conflits, les fatigues et les injustices de cette terre ingrate. De magnifiques pages lui sont consacrées par Silvia Avallone, soucieuse de prêter sa voix à ces cabossés de la vie oubliés de tous, dont pourtant les péripéties au quotidien, basculant du rire à la colère ou aux larmes avec la vivacité de l'éclair, ne laissent pas indifférent. Bien au contraire.

La crudité du ton qui déborde de ce trop plein de gâchis, d'espoirs et de misère confondus dont l'histoire s'avère captivante de la première ligne à la dernière, déjoue tous les pièges de la vulgarité gratuite. Paradoxalement, c'est peut-être à travers les non-dits, que les personnages féminins de Silvia Avallone explosent le plus d'une humanité insoupçonnée et bouleversante. Les hommes, quant à eux, pour la plupart - exception faite d'Alessio - n'y tiennent pas le beau rôle...

Malgré l'horizon rétréci d'une plage douteuse où le sable se mêle à la rouille et aux ordures, avec les égouts au milieu, face à l'île d'Elbe, berceau de tous les rêves, ce roman n'est pas désespéré. Il évoque bien sûr ce néoréalisme à l'italienne, chaleureux, fort, cruel parfois dans un univers provincial dont les contours sociaux ou économiques reflètent bien les malaises d'une époque paumant ses repères, mais il est aussi un discret signe d'espoir qui se disperse dans le sillage d'Anna et de Francesca, déterminées sous leurs faux airs peau de vache à changer les règles du jeu, touchantes au point de faire chavirer le coeur.  

Si le temps pouvait se glisser dans les maisons, sous les portes, sans que personne le sache. Si tout pouvait se terminer avec cette position de la tête renversée contre le dossier du canapé, mains sur les cuisses, oublieuses de ce qu'elles ont fait, n'en portant plus trace, comme si jamais elles n'avaient construit de maison, fabriqué de rails d'acier, roué de coups des corps humains, marqué leur descendance au plus profond.

Un autre rêve de Francesca? Peut-être, mais l'un d'entre eux se réalisera: le voyage à l'île d'Elbe où, passés les premiers émois et mauvais coups portés à l'adolescence, avec son amie Anna, parfaitement accordées l'une à l'autre, elles plongeront dans la mer comme les touristes de Milan ou de Florence, heureuses, inséparables, réconciliées avec la vie.

Le monde, c'est quand on a quatorze ans...

Silvia Avallone, née en 1984, a été finaliste en Italie avec D'acier - premier roman - du prestigieux prix Strega et couronnée par le prix Campiello Opera Prima, en 2010. 

Sylvia Avallone, D'acier (Liana Levi, 2011)

00:07 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature italienne, Silvia Avallone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |