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11/07/2014

Morceaux choisis - Alain

Alain 

littérature; essai; morceaux choisis; livres 

En ces temps de vacances, le monde est plein de gens qui courent d’un spectacle à l’autre, évidemment avec le désir de voir beaucoup de choses en peu de temps. Si c’est pour en parler, rien de mieux; car il vaut mieux avoir plusieurs noms de lieux à citer; cela remplit le temps. Mais si c’est pour eux, et pour réellement voir, je ne les comprends pas bien. Quand on voit les choses en courant elles se ressemblent beaucoup. Un torrent c’est toujours un torrent. Ainsi celui qui parcourt le monde à toute vitesse n’est guère plus riche de souvenirs à la fin qu’au commencement.

La vraie richesse des spectacles est dans le détail. Voir, c’est parcourir les détails, s’arrêter un peu à chacun, et, de nouveau, saisir l’ensemble d’un coup d’œil. Je ne sais si les autres peuvent faire cela vite, et courir à autre chose, et recommencer. Pour moi, je ne le saurais. Heureux ceux de Rouen qui, chaque jour, peuvent donner un regard à une belle chose et profiter de Saint-Ouen, par exemple, comme d’un tableau que l’on a chez soi.

Tandis que si l’on passe dans un musée une seule fois, ou dans un pays à touristes, il est presque inévitable que les souvenirs se brouillent et forment enfin une espèce d’image grise aux lignes brouillées. Pour mon goût, voyager, c’est faire à la fois un mètre ou deux, s’arrêter et regarder de nouveau un nouvel aspect des mêmes choses. Souvent, aller s’asseoir un peu à droite ou à gauche, cela change tout, et bien mieux que si je fais cent kilomètres.

Si je vais de torrent à torrent, je trouve toujours le même torrent. Mais si je vais de rocher en rocher, le même torrent devient autre à chaque pas. Et si je reviens à une chose déjà vue, en vérité elle me saisit plus que si elle était nouvelle, et réellement elle est nouvelle. Il ne s’agit que de choisir un spectacle varié et riche, afin de ne pas s’endormir dans la coutume. Encore faut-il dire qu’à mesure que l’on sait mieux voir, un spectacle quelconque enferme des joies inépuisables. Et puis, de partout, on peut voir le ciel étoilé; voilà un beau précipice.

Alain, Propos sur le bonheur (coll. Folio Essais/Gallimard, 2000)

image: Debbie Miller, Beach Holiday (cdn.dailypainters.com)

00:34 Écrit par Claude Amstutz dans Alain | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/10/2011

Du bon usage des maladies 1a

Bloc-Notes, 21 octobre / Les Saules

littérature; livres

Ca vous tombe dessus, comme ça: D'abord le nez qui coule, puis la toux qui vous secoue comme un prunelier, enfin la fièvre et les douleurs thoraciques. Vous êtes cloué au lit: cela s'appelle une grippe, saisonnière ou non. Quand, de surcroît elle surgit pendant les vacances - c'est mon cas - on pourrait se dire que c'est la faute à pas de chance, que le billet tiré à la loterie n'est décidément pas le bon. Vraiment?

Réfléchissez un peu: alité, vous voilà emmitouflé sous votre couette, bien au chaud, sans horaire et surtout sans devoir, si ce n'est celui de vous soigner. D'un oeil amusé, acteur passif sur toute la ligne, vous suivez distraitement sur votre chaîne TV préférée Inspecteur Barnaby, Scènes de ménage ou Monk. Le téléphone peut carillonner, vous ne vous sentez pas obligé de répondre. Deux fois sur trois, d'ailleurs, l'appel correspond à un sondage sur les caisses-maladie, un opérateur internet ou une erreur de numéro. Et si, par hasard, il s'agit de l'un de vos proches, vous lui expliquerez un peu plus tard que vous n'étiez pas en état de lui répondre ou de le retrouver au café du coin. On est toujours meilleur comédien qu'on ne l'imagine. La plupart de vos amis admettrons sans peine votre attitude singulière, avec cette gravité dans le geste ou la voix qui accompagne les grands malades. Vous ficher la paix sera pour eux un signe de compassion, alors que vous - avouez-le - aurez obtenu ce que vous vouliez: le vide autour de vous, la déconnection salvatrice, la grève générale.

Au droit d'être malade s'ajoute, comme par enchantement, celui d'envoyer tout balader sous prétexte d'une erreur d'aiguillage sans gravité: au diable la conversation, les tâches domestiques, le courrier, les raseurs, les projets, même les livres... Là où dans toute autre situation dite normale il vous faudrait ménager les autres, justifier et leur expliquer patiemment votre soudain ras-le-bol - auquel ils trouveraient sans doute de multiples raisons toutes plus éloignées de la vérité les unes que les autres - en cet instant précis, la maladie fait figure de parfait alibi pour prendre un bol d'air frais, en toute liberté et sans aucun remord.

Dans un silence propice au repos qu'une solitude choisie amplifie délicieusement, seule la musique peut-être, y trouvera un espace bienvenu, et tandis que vous verrez défiler sous vos yeux les malades célèbres, de Frédéric Chopin à Rainer-Maria Rilke, de Marcel Proust à Franz Kafka, de Thérèse de Lisieux à Thomas Bernhard, à la faveur d'une fièvre en berne tout à coup, votre coeur après quelques jours s'ouvrira à nouveau aux rythmes du monde, à la douce folie de ces êtres chers - dont certains n'ont vraiment pas de chance - auxquels vous brûlez déjà de murmurer à l'oreille ces mots magiques et inoxydables: Je vous aime...

Requinqué par une semaine de paresse aussi égoïste que salutaire - un peu comme Philippe Noiret dans le film Alexandre le bienheureux de Yves Robert - vos accus rechargés, vous retrouverez alors, comme un habit rajeuni retiré du pressing, votre détermination, votre audace, votre tendresse et ce sens de l'ironie ou de la résistance qui fait de votre vie un tout petit univers, mais lourd de sens: Quand je ferme les yeux, c'est pour mieux ouvrir les cieux. (Grand Corps Malade)

Reconnaissons toutefois que sans le diagnostic de la maladie - nous procurant la plus belle des lettres d'excuses - cette pause bénéfique est difficile à s'octroyer en toute impunité: la relation aux autres est parfois bien compliquée, à moins que ce soient nous autres, qui manquons de simplicité!

image: Charles Schulz - Peanuts/Linus  

  

01:03 Écrit par Claude Amstutz dans Alain, Bloc-Notes, Frédéric Chopin, Le monde comme il va, Marcel Proust, Rainer-Maria Rilke | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/11/2010

La citation du jour

Alain

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Plus d'un homme, en cette saison, va évoquer les ombres et leur parler. (...) Regardez bien, écoutez bien: les morts veulent vivre; Ils veulent vivre en vous; ils veulent que votre vie développe richement ce qu'ils ont voulu. Ainsi les tombeaux nous renvoient à la vie. Ainsi notre pensée bondit joyeusement par-dessus le prochain hiver, jusqu'au prochain printemps et jusqu'aux premières feuilles. J'ai regardé hier une tige de lilas dont les feuilles allaient tomber, et j'y ai vu des bourgeons.

Alain, Propos sur le bonheur (Coll. Folio Essais/Gallimard, 1985)

00:04 Écrit par Claude Amstutz dans Alain, La citation du jour | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : auteurs; citations; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

28/10/2010

Propos sur le bonheur

Bloc-Notes, 28 octobre / Les Saules

Alain_03.jpg

 

Le bonheur, c'est un peu comme la communication en entreprise: plus on en parle et plus on s'en éloigne! Au point que ces deux thèmes très représentatifs de notre société - de ses interrogations, de ses doutes, de ses appréhensions - sont devenus l'objet de toutes les convoitises: on voudrait pouvoir acheter les réponses à ce désarroi des temps modernes - qui passe souvent par les livres - comme on irait chez le boulanger pour résoudre le problème de la faim ou dans les salons pour venir à bout de celui de la solitude. Une quête de satisfaction, en somme, plutôt qu'une volonté de bonheur...

Pourtant, l'homme - vous, moi, tous les autres - change si peu au fil des siècles. Il suffit de relire la Bible, Platon, les Stoïciens, Pascal et tous les anciens pour s'en convaincre. Plus près de nous, prenez Alain - de son vrai nom Emile-Auguste Chartier - philosophe et professeur, contemporain de Paul Valéry: entre 1925 et 1928, il publie ses Propos sur le bonheur. Pas de recettes universelles, de méthodes prétendues infaillibles, de vérités opposées au mensonge comme on tend à le démontrer si souvent de nos jours. Par des approches variées, sur le mode d'une conversation entre amis, il ouvre des voies, réduit notre cécité, prodigue çà et là quelques conseils non dépourvus d'humour, sans démagogie ni suffisance. Il s'adresse à l'homme qui ne sait pas: celui qui hésite, celui qui cherche, laissant à d'autres, heureusement, le mirage des certitudes en toutes choses.

Chacun peut y trouver matière à sa réflexion personnelle: qu'il s'agisse de la mélancolie - on prend son chagrin comme un mal de ventre -, de la volonté - ne regardez pas au-delà de vos mains -, de la passion - cette activité physique qui nous échappe -, des voyages - ne pas s'endormir dans la coutume -, de la destinée - cette puissance intérieure qui finit par trouver passage -, de l'avenir - jeter du lest et se laisser porter au vent -, de la mort - l'imaginaire toujours est notre ennemi -, thèmes choisis parmi une centaine de chapitres courts consacrés à bien d'autres domaines encore et qui, ensemble comme dans un kaléidoscope aux couleurs inestimables saisies dans un rais de lumière, donnent un sens à la vie. 

Le point commun de ces Propos sur le bonheur? L'action, toujours, exprimée par la bienveillance, le sourire ou la générosité: Dans cet art d'être heureux, auquel je pense, je mettrais d'utiles conseils sur l'usage du mauvais temps. Au moment où j'écris, la pluie tombe; les tuiles sonnent; mille petites rigoles bavardent; l'air est lavé et comme filtré; les nuées ressemblent à des haillons magnifiques. Il faut apprendre à saisir ces beautés-là. Mais, dit l'un, la pluie gâte les moissons. Et l'autre: la boue salit tout. Et un troisième: il est si bon de s'asseoir dans l'herbe. C'est entendu; on le sait; vos plaintes n'y retranchent rien, et je reçois une pluie de plaintes qui me poursuit dans la maison. Eh bien, c'est surtout en temps de pluie, que l'on veut des visages gais. Donc, bonne figure à mauvais temps.

Le bonheur serait-il, finalement, plus simple que nous le pensons, semblable à un feu qui n'attend qu'un allumette - la nôtre et non celle des autres - pour s'épanouir dans la cheminée et réchauffer toute la maison? Alain nous montre le chemin: Ne laisse pas ton bois pourrir dans ta cave...  

Alain, Propos sur le bonheur (coll. Folio Essais/Gallimard, 2000)

00:07 Écrit par Claude Amstutz dans Alain, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature: essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |