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13/04/2014

Fabio Geda

littérature; récit; livresFabio Geda, Dans la mer il y a des crocodiles - l'histoire vraie d'Enaiatollah Akbari (coll. Piccolo/Liana Levi, 2012)

Enaiatollah Akbari, âgé de dix ans à peine, est né dans la province de Ghazni, au sud-est de l'Afghanistan. Il est hazara, une ethnie méprisée et souvent réduite à l'esclavage tant par les talibans que les patchounes. Son père est mort. Sa famille - comme bien d'autres - connaît l'oppression, la sueur et les larmes, mais surtout la peur face à la violence et aux menaces qui les entourent. Un jour - la plus terrible des preuves d'amour - sa mère, fuyant leur maison de Nava, l'abandonne à Quetta, un village pakistanais non loin de la frontière afghane, avec trois commandements pour tout bagage: Ne pas prendre de drogues, ne pas utiliser d'armes, ne pas voler.

Commence alors pour Enaiatollah Akbari un périple de cinq ans, le conduisant du Pakistan à l'Italie, en passant par l'Iran, la Turquie, la Grèce. Un voyage long, dangereux, à haut risque. Il apprend à se débrouiller pour survivre et même s'il côtoie l'horreur ou la misère, son regard toujours tourné vers l'avenir reste sensible à la beauté des sentiments - qui lui sera marquée à certaines heures en raison de sa bonne éducation, de sa politesse, de son habileté - traduite par un sourire de gratitude qui ne le quitte jamais.  

Ce livre est le récit de son incroyable aventure, transcrite par Fabio Geda avec un souci de coller au plus près de sa vérité, non sans nous partager une oeuvre littéraire à part entière. Si son odyssée racontée avec naturel et simplicité nous touche tant, c'est qu'elle transpire de l'empathie de son auteur, lui-même éducateur depuis une dizaine d'années auprès de mineurs immigrés à Turin et qui ne nourrit d'autre souci que de décliner une histoire dont il ne se veut que le témoin. Mais au-delà de ces fragments de vie que nous expose Enaiatollah Akbari, ce livre nous sensibilise aux réalités de l'immigration - le trafic des êtres humains, les coups qui pèsent sur les clandestins, la fuite par nécessité - dont Dans la mer il y a des crocodiles montre avec une douce ironie qu'elle n'est ni noire, ni blanche.

Aujourd'hui, notre jeune rescapé a 22 ans, un permis de séjour depuis 2007, étudie, profite enfin d'une vie bien à lui, a des amis et parle l'italien comme un turinois! Dans le dernier chapitre du livre - l'un des plus émouvants que je vous laisse découvrir - vous verrez qu'il renoue avec les siens. Il rêve de repartir en Afghanistan pour s'y rendre utile ou devenir - en Italie - le porte-parole de sa communauté, nous dit Fabio Geda. Une belle leçon de vie qui n'occulte malheureusement pas l'aventure d'autres enfants semblables à lui qui ont fait le voyage avec la même détermination, mais qui n'ont survécu à l'enfer. Ce livre est aussi la trace de leur histoire, transparente, invisible, engloutie dans le ventre des baleines ou des crocodiles... 

Du même auteur ont paru trois autres livres: Pendant le reste du voyage, j'ai tiré sur les indiens (coll. Piccolo/Liana Levi, 2011), La séquence des gestes (Gaïa, 2011) et Le dernier été du siècle (Albin Michel, 2014).

29/11/2013

Marie de Hennezel

images-4.jpegMarie de Hennezel, La chaleur du coeur empêche nos corps de rouiller (Robert Laffont, 2008)

A contre-courant de la pensée commune glorifiant la seule jeunesse, Marie de Hennezel ouvre les fenêtres au monde de la vieillesse pour nous dire, avec beaucoup de sensibilité et de réalisme, que cette étape cruciale de la vie n’est pas nécessairement vouée à la souffrance, à la frustration ou à la déchéance. Sans occulter les interrogations incontournables – le défi de la solitude, la question du désir, la peur de mourir – l’auteur de La mort intime et du Souci de l’autre sonde, à travers de nombreux témoignages recueillis au cours de son expérience de psychothérapeute, l’énergie du cœur qui peut, lui, ne pas vieillir, riche de promesses, de sensations nouvelles et de libération. Un merveilleux livre de chevet, parole de sexagénaire!

Egalement disponible en coll. Pocket (Pocket, 2010)

04:01 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livres; sciences humaines | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/08/2013

Jean-Luc Coatelem

littérature; voyages; livresJean-Luc Coatelem, La consolation des voyages (Grasset, 2004)

Ile de Robinson, Bretagne hantée, improbable Patagonie, rêveuses Marquises ou dédale d'un Pékin mystérieux... Et si la géographie était la plus belle des consolations? Bagages en main, l'écrivain-voyageur Jean-Luc Coatalem nous embarque au gré des latitudes pour un périple dans le temps, l'imaginaire, mais aussi les souvenirs et les lectures. Et parce que, chez lui, la géographie n'est pas qu'une affaire de cartes mais aussi un millefeuille de noms et de saveurs, chacune de ses escales livre son lot de rencontres et d'échos. Drôles, inattendues ou insolites, elles ont toutes quelque chose en commun. Appelons ça l'émotion du Grand Dehors! Ici, une troublante Goanaise, un surfer à Nice, des mutins tatoués, un cargo en rade à Valparaiso, là un hôtel oublié à Terre-Neuve, une Italienne sur les rives d'un lac. Une fugue qui, par cent chemins, ressemble à des retrouvailles. L'Ailleurs y a décidément le goût épicé du monde.

Retrouvez Paul Gauguin, Pierre Loti, Victor Segalen, Arthur Rimbaud ou Blaise Cendrars au fil de ces récits captivants qui réservent quelques surprises. Une bouffée d’air pur!

Egalement disponible en coll. Livre de poche (LGF, 2006)

08:37 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; voyages; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/06/2013

Benoîte Groult

9782253119746.gifBenoîte Groult, La touche étoile (Coll. Livre de poche, 2007)

 

Ni Dieu, ni diable, Moïra, dans la mythologie grecque représente la destinée. Et c'est elle qui dans ce roman, observe, commente, juge et parfois intervient dans la vie des personnages. Amoureuse de l'existence terrestre qu'elle ne connaîtra jamais, elle s'attache à faire advenir l'improbable chez ses protégés en brouillant les cartes quand elle les juge mal distribuées. Ainsi Marion, qui s'est mariée en espérant former un couple moderne, respectueux de la liberté de l'autre, découvrira qu'on souffre comme au temps de Racine même si on a signé le contrat de Sartre et Beauvoir. Mais Moïra veille et lui fera vivre, en marge, une liaison passionnée et inattendue avec un Irlandais un peu fou, un peu poète comme les celtes le sont si souvent. Sa mère Alice, 80 ans, journaliste féministe de choc, grand-mère indigne et pourtant tendre, s'est juré de ne pas se laisser déborder par la vieillesse. Un défi osé, que Moïra invisible et présente, l'aidera à relever avec panache. Alice affrontera son âge avec une lucidité impitoyable et un humour décapant, dans un monde ou le jeunisme est érigé en valeur et où vieillir est un délit. Jusqu'au jour où...

  

Toutes les générations de femmes peuvent se reconnaître dans ce livre, véritable immersion dans l’univers de la femme, de sa liberté, de ses rapports à la famille, à l’amour, avec ses blessures, ses indignations et sa générosité. Son évocation de la vieillesse est à la fois tendre, lucide et jubilatoire.

07:25 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; essai; témoignage; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/06/2013

Alexandre Jardin

9782253162353-G.jpgAlexandre Jardin, Des gens très bien (coll. Livre de poche/LGF, 2012)

Dans la préface au récit de son père Pascal, Le nain jaune, Alexandre Jardin écrit: Je viens de lire "Le nain jaune" de bout en bout pour la première fois : depuis la mort de mon père, je n'y parvenais pas. Ce livre, ce miraculeux Nain jaune, je me le gardais comme une bonne bouteille que l'on met à vieillir au frais pour la boire en une grande occasion, histoire de fêter des retrouvailles. Je ressors groggy. Je tremble, comme si sa soif de père me torturait à mon tour. Pourquoi faut-il que nous ne réussissions à nous parler d'amour que par-delà les tombes? Il y a sans doute de la pudeur dans tout cela; j'y vois surtout une immense infirmité. Mais les grands livres ne sont-ils pas toujours des jambes de bois ?

Une préfiguration à la douleur de l'enfantement de son dernier opus - sommes-nous tous condamnés à ne percevoir que ce qui résonne avec nos douleurs? - consacré à son grand-père, Jean Jardin, directeur du cabinet de Pierre Laval du 20 avril 1942 au 30 novembre 1943, couvrant le terrible événement de la rafle du Vél d'Hiv, le 16 juillet 1942, avec la question centrale qui taraude son petit-fils: Pourquoi n'a-t-il pas démissionné ce jour-là?

L'idée de ce livre a pris racine en 1999. Dix ans de recherches, de réflexions, de plongée au fond de soi-même, non pour réécrire l'Histoire, mais pour tenter de comprendre celle de la famille Jardin: Publier ces pages encolérées reste pour moi une réparation minimale. Elles me permettent de renoncer aux bénéfices sympathiques de notre légende et assurent une certaine sape de notre crédit; ce qui est bien le moindre. Le parfum joyeux qui nimbait la saga de notre clan n'y résistera pas. Je signe ces pages comme on refuse un héritage devant notaire. Pour sectionner une filiation après l'avoir reconnue. 

Ces fiançailles du chagrin et de la pitié comme il le dit si bien, ne plairont pas à tout le monde, pas plus aux Jardin qu'à d'autres qui ont soigneusement effacé de leur mémoire cette période de l'Occupation qui a tout de même - pour certains - exercé une force d'attraction envers une idéologie audacieuse, créative, fascinante dont il est de bon ton de ne pas raviver les cendres.   

Au sein de tout ce petit monde qui gravite autour du cercle familial de Vevey, Alexandre Jardin ne ménage personne: ni Raymond Abellio, ni Coco Chanel, ni Couve de Murville, ni Robert Aron ou encore Paul Morand, avec en contrepoint un émouvant passage reflétant sa rencontre avec Frédéric Mitterand dans l'oeil duquel il a vu la douleur muette d'un homme qui, lui aussi, avait dû être esquinté par une famille de gens très bien où l'on pratiquait une cécité intensive. Sévère avec lui-même, il l'est aussi, devançant les critiques de ceux qui pourraient lui reprocher de cracher sur des morts qui ne peuvent se défendre: A l'époque du "Roman des Jardin", mes nerfs n'étaient pas à l'épreuve de la vie.

A présent que je quitte ma condition de faux-monnayeur polygraphe, d'illusionniste espiègle pour oser m'aventurer dans le réel, qui vais-je devenir? Un type un peu dégoûté par le projet de s'autocréer. Sans doute serai-je moins ce que je raconte. Et plus domicilié dans ma propre peau.

Qu'il devait donc l'aimer, ce nain jaune qui ne se lassait pas de croquer des chocolats Lindt ultra-fins au bord du lac Léman et qu'il imagine à la fin du livre, quand il lui demande d'arrêter la rafle et s'entend répondre, comme un écho lointain: Mon chéri, les choses ne sont pas si simples...

Le récit de cet homme en colère qui dresse un réquisitoire impitoyable contre les siens n'est sans doute pas à opposer au "Roman des Jardin", version enjouée et affectueuse de son évocation familiale à laquelle répondent aujourd'hui les mots de la tragédie et du refus: Peut-être que mûrir, justement, c'est accepter de vivre dans l'étau de nos contradictions.

Le regard d'Alexandre Jardin n'est pas celui d'un historien, qu'on se le dise; il y a des redites, parfois, ou des faiblesses, tel le chapitre un peu simpliste intitulé Le nain vert qui évoque le personnage controversé de Tariq Ramadan; mais c'est le prix d'un écrivain qui choisit délibérément de privilégier, avec un courage discret et poignant, une éthique personnelle plutôt qu'une réussite de style, soucieux d'être au plus vrai possible de sa propre histoire.

Depuis l'âge de quinze ans, je ne suis retourné qu'une seule fois sur la tombe du Nain Jaune et celle de mon père, voisines dans le cimetière bucolique de Vevey; à l'exception des enterrements où je ne pouvais pas me défiler. Mes propres enfants n'en connaissent pas l'emplacement. Ils ne se sont jamais inclinés devant nos ascendants communs. Nulle négligence dans cette dérobade au long cours. Je n'ai jamais pu déposer de fleurs sur leurs mensonges. (...) Même une petite fleur m'aurait semblé un outrage aux enfants du Vél d'Hiv, une des pages les plus nauséabondes de l'histoire de France contemporaine...

Pascal Jardin, Le nain jaune (coll. Folio/Gallimard, 1999)

Alexandre Jardin, Le roman des Jardin (coll. Livre de poche/LGF, 2007)

07:32 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Le monde comme il va, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

28/01/2013

Sibylle Claudel

9782246746317.gifSibylle Claudel, Bonjour ma douce vie (Grasset, 2009)

 

Ce livre est le récit d’une descente en enfer, au cœur d’un sale cancer – la maladie de Hodgkin, une forme de leucémie - qui s’abat sur Sibylle Claudel comme la foudre. Avec des mots bruts, des sensations vraies, des réflexions pertinentes, elle raconte ses leçons de ténèbres de chimiothérapie en séjours hospitaliers, son état déconnecté par rapport aux autres, avant d’entrevoir le retour à la lumière et la guérison, à force de courage. Son style est celui d’un écrivain, un vrai, qui ne renonce jamais, sait émouvoir et ne donne de conseils à personne !


Si les étoiles existent, c’est qu’il y a sur terre des êtres de lumière. 

05:09 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; récit; document; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/10/2012

Jacqueline Mesnil-Amar

document; témoignage; histoireJacqueline Mesnil-Amar, Ceux qui ne dormaient pas - Journal 1944-1946 (Stock, 2009)

Ce livre s'ouvre sur la soirée du 18 juillet 1944. On se bat en Normandie, dans les maquis du Vercors et de la Haute-Vienne. Ça sent la fin mais ce n'est pas la fin. André Amar n'est pas rentré de la nuit. Il est membre de l'Armée juive. Arrêté, il a été déporté par le dernier convoi quittant la France pour les camps... Direction : Buchenwald.

Publié à l’origine aux Editions de Minuit en 1957, ce Journal n’est pas seulement un témoignage des temps de guerre depuis l’arrestation de son mari, résistant juif jusqu’à l’évasion de ce dernier, mais le récit émouvant d’un amour et le drame d’une famille. Au-delà de sa préoccupation du sort des déportés et des rapatriés, ce sont les juifs de l’oubli qu’elle nous confie pour l’éternité. Servi par une belle écriture, à l’émotion sobre et contenue, l’honnêteté de cet écrit méritait bien une réédition.

également disponible en coll. Livre de poche (LGF, 2010)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : document; témoignage; histoire | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/10/2012

Colombe Schneck 1b

Bloc-Notes, 27 octobre / Les Saules

En annexe à cette chronique, Colombe Schneck évoque La réparation, à la Librairie Mollat.


Colombe Schneck, La réparation (Grasset, 2012)

Colombe Schneck 1a

Bloc-Notes, 27 octobre / Les Saules

Colombe Schneck.jpg

Ainsi que la femme lituanienne, voisine de Colombe Schneck dans l'avion qui les conduit de Paris à Kovno, vous serez tentés de vous exclamer: On en a marre de s'excuser pour ce qui est arrivé aux Juifs pendant la guerre. Marre de la Shoah, marre des témoignages sur la seconde guerre mondiale, marre de cette culpabilité qui ne concerne plus vraiment la génération née après la guerre, qui n'a pas connu ces pages douloureuses de l'histoire contemporaine. 

Un témoignage de plus s'ajoutant à tant d'autres, que La réparation? Sans hésiter, j'affirme que non, car les propos de l'auteur dépassent dans leur interrogation - pour les plus jeunes - le cadre strict du devoir de mémoire envers sa famille, pour mettre en lumière, avec une extrême pudeur et beaucoup de sensibilité, ce qui somme toute s'applique à tous les traumatismes de la guerre, qu'ils s'incarnent en Europe, en Arménie, en Palestine, en Algérie ou ailleurs. Qu'on ne s'y trompe pas: à l'inverse de L'incroyable Monsieur Schneck ou Val de Grâce - autres écrits de Colombe Schneck - La réparation n'est pas une oeuvre littéraire où se mêlent la réalité et l'imaginaire, mais bel et bien un document vrai. 

Le récit de Colombe Schneck s'amorçe avec sa propre fille qui répond au joli nom de Salomé, une promesse faite à sa mère Hélène. Cela lui rappelle une autre enfant, Salomé Bernstein - cousine de sa mère, fille de Raya et soeur de sa grand-mère maternelle Ginda - morte à Auschwitz en 1943, dont il ne reste qu'une photo datée de 1939: Salomé est en culotte blanche, petits souliers et chaussettes assortis. Elle tient un sceau en fer-blanc à la main. De l'autre, elle s'est agrippée à un fauteuil d'enfant. Elle sourit sous le soleil, regardant sur le côté, une jambe légèrement en arrière, l'autre un peu en dedans.

Elle entreprend alors de remonter le temps, de sonder et éclairer la mémoire familiale, des Etats-Unis en Israël en passant par la Lituanie. Pour savoir, pour comprendre dans l'urgence tout ce qui lui a été caché, ce passé dont il ne reste rien et qui dans ses inquiétudes, rejoint le présent. Qu'est-ce qu'il y a de juif en moi? J'aime le hareng mariné et les cornichons à la russe. J'ai peur. J'ai tout le temps peur qu'il arrive quelque chose à mes enfants, je ne suis pas croyante mais tous les soirs je m'endors en priant, pitié qu'il ne leur arrive rien. (...) Et si mon enfant meurt, est-ce que je pourrai continuer à vivre?

Comme bon nombre d'autres écrivains, Colombe Schneck s'interroge sur le sens de sa démarche: Je me disais c'est trop facile, tu portes des sandales en chevreau mordoré, tu te complais dans des histoires d'amour impossibles, tu aimes les bains dans la Méditerranée et tu crois qu'une fille comme toi peut écrire sur la Shoah?

A travers les événements qui ont frappé toute sa communauté, elle souligne avec tact et discrétion ce qui, pour les acteurs tragiques de cette histoire, constitue l'après: le silence, l'interdit invisible, l'oubli, le refuge dans l'imaginaire des bonheurs révolus, le ressentiment, le cadre de l'incarcération parfois perpétué et ces souvenirs dont les images ressemblent à celles d'une vie antérieure avec laquelle on prend ses distances, par amour de la vie. Au passage, Colombe Schneck cite cette phrase terrible et juste, de Jorge Semprun, tirée de L'écriture ou la vie: Pour continuer à vivre, il valait mieux tomber dans une amnésie volontaire. Si rares ont été ceux qui ont été capables d'entendre.

Un autre éclairage intéressant touche les rescapés - ceux qui ont eu de la chance - sur lesquels pèse la suspicion et qui peinent à se débarrasser de leur culpabilité, alors qu'il n'y a pas faute. Sur l'intégration, aussi: Eux sont dans cette illusion protectrice, ils se croient intégrés, alors qu'ils vivent en marge. (...) Ils vivent dans un pays où ils sont tolérés. Sans plus. Enfin, pour ceux qui n'ont pas lu Le livre noir de Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, Colombe Schneck nous raconte la Lituanie, dont 95% des juifs ont été exterminés. Une page d'histoire complexe de domination soviétique et allemande, que nos jeunes - aux côtés d'autres tragédies plus contemporaines - doivent connaître. Pour comprendre, eux aussi. Et ne pas oublier.

Cité en introduction à La réparation, le dernier mot revient à David Grossman: On n'est plus victime de rien, même de l'arbitraire, du pire, de ce qui détruit la vie, quand on le décrit avec ses mots propres. 

Une réparation qui vaut plus que le chèque que la grand-mère de Colombe Schneck a reçu d'Allemagne en réponse à sa détresse. Pour Salomé et tous les autres... 

Colombe Schneck, La réparation (Grasset, 2012)

Jorge Semprun, L'écriture ou la vie (coll. Folio/Gallimard, 2007)

Le livre noir, textes et témoignages - réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman (Solin/Actes Sud, 1995 et 2010)

11/10/2012

Tony Judt

images.jpegTony Judt, Retour sur le XXe siècle: une histoire de la pensée contemporaine (Coll. Champs/Flammarion, 2012)

Tony Judt s'est éteint 6 août 2010 à l'âge de 62 ans à New York. Historien britannique, écrivain et professeur, il fut un spécialiste réputé de l'Europe, directeur de l'Erich Maria Remarque Institute de l'Université de New York et contribua fréquemment à la New York Review of Books. Il nous laisse aujourd'hui en traduction française - 2008 pour l'édition anglaise - une trentaine d'articles publiés dans diverses revues, sous le titre évocateur de Retour sur le XXe siècle: une histoire de la pensée contemporaine.

Nous croyons avoir appris suffisamment du passé pour savoir que bon nombre de vieilles réponses ne marchent pas; et sans doute est-ce vrai. Mais ce que le passé peut réellement nous aider à comprendre, c'est l'éternelle complexité des questions. Par ces mots qui résument fort bien les propos de son auteur, la nécessité et la rigueur de sa démarche, nous sommes invités à revisiter les tragédies de l'histoire du siècle dernier, dans leur contexte, sous un regard plus complexe que celui que nous présentent, trop souvent, les politiques ou les enseignants, les journalistes ou les romanciers. 

Le problème est le message, note encore Tony Judt: que tout cela est derrière nous, que le sens en est clair et que nous pouvons maintenant avancer - délestés des erreurs passées - dans une époque meilleure et différente. (...) Au lieu d'apprendre l'histoire récente aux enfants, nous les promenons dans les musées et les mémoriaux. Et c'est bien contre cet effort de simplification ou de tradition commémorative que ce livre formidable trouve un sens fondamental à travers quelques figures marquantes appartenant au monde des idées: Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber, Hannah Arendt, Albert Camus ou encore Edward Said, parmi les plus significatives: témoins de leur temps et pourtant incompris, contestés de leur vivant, pour leur anticonformisme, pour leur refus de l'amalgame - politique, religieux, social - que l'on attendait d'eux pour qu'ils intègrent définitivement les manuels d'histoire.

L'engagement des intellectuels en Europe, les défaites de la France, l'héritage de la Grande-Bretagne, le silence des agneaux aux Etats-Unis, la question juive, la chute du communisme comptent parmi les sujets les plus passionnants traités par Tony Judt. A défaut de fournir des solutions aux malaises et aux inégalités du début de ce XXIe siècle, ils réorientent nos leçons d'histoire, réveillent notre mémoire et bousculent nos idées reçues. 

Certains portraits ressemblent à une traînée de vitriol plutôt pertinente: Louis Althusser, Tony Blair ou George Bush, par exemple. En revanche, sur la question sociale à l'aube du siècle nouveau - il est vrai que l'article a été écrit en 1997 - sa vision est quelque peu dépassée, voire irréaliste, avec le retour à l'Etat providence dont la majorité des européens aujourd'hui ne veut plus. Néanmoins, là aussi, les réflexions de Tony Judt ne méritent pas d'être ignorées: Dix-sept pour cent de l'actuelle population de l'Union européenne vivent en dessous du seuil officiel de pauvreté, défini comme un revenu d'au moins 50% inférieur au revenu moyen du pays concerné. (...) La crise sociale concerne moins le chômage que ce que les français appellent les exclus. (...) Ces gens - qu'il s'agisse de parents isolés, de travailleurs à temps partiel ou à durée déterminée, d'immigrés, de jeunes sans qualification, ou de manutentionnaires mis à la retraite prématurément - ne peuvent ni vivre décemment, ni participer à la culture de leur communauté locale ou nationale, ni offrir à leurs enfants des perspectives meilleures que la leur.

Si la conception marxiste de l'Etat a marqué de son empreinte l'espoir du XXe siècle et la désillusion qu'elle a entraîné, nous aurions tort de nous frotter les mains: il reste à prouver que celle qui prévaut actuellement un peu partout dans le monde, reposant sur la seule économie de marché, connaîtra un avenir plus radieux. Les réponses à toutes ces questions graves évoquées plus haut risquent, bien au contraire, de se radicaliser si ce modèle peu convaincant - voire cynique - est appelé à perdurer... Tony Judt dixit!   

08:16 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité; histoire; pensée; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |