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23/11/2013

Morceaux choisis - Yves Navarre

Yves Navarre

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J'ai rêvé que j'étais humain et que je portais mon père sur mes épaules, j'ai rêvé que j'étais gosse et qu'Abel me portait sur les siennes. J'ai rêvé que j'entrais dans un bois et qu'aucun oiseau ne s'envolait sur mon passage, la plume et le poil, je les frôlais, ils n'avaient plus peur, je n'existais plus. J'ai rêvé d'une fin de vie, seul, les amies et les amis ne me rendaient plus visite ou ne me faisaient plus signe sous prétexte qu'on n'avait jamais rien pu me dire, que je ne voulais plus voir personne, tant et tant de prétextes par peur du texte vrai, pure et simple peur ou peut-être n'avais-je fait que les distraire, choquer ou amuser, un temps, et c'était la fin, je ne faisais plus que mettre de l'ordre chez moi et je ne me sentais bien que seul, est-il cruel de le noter?

J'ai rêvé d'une terrasse déserte, sous la pluie, au bord du lac Majeur, j'attendais quelqu'un et je ne savais plus qui. J'ai rêvé d'une barque, je ramais, ma mère était en face de moi, elle avait peur de chavirer. Elle avait les bras nus, une robe légère, le soleil s'était couché. Ma mère craignait que nous rentrions en retard et guettait le ponton, le sentier dans les orties. J'ai rêvé d'une valse avec elle et d'un père qui était heureux parce qu'aux repas on lui servait les premières asperges, les premières amandes fraîches, les premières framboises du jardin, des framboises blanches, si parfumées. J'ai rêvé ma vie. Quelle vie? J'étais intransigeant, exalté, moqueur, toujours insatisfait, foutu d'avance. J'ai rêvé de planeurs et de fjords. J'ai rêvé devant les armées de Xian et devant les stèles de Chine. J'ai rêvé d'endroits où je n'étais jamais allé, et de paysages que je n'avais jamais vus. Tiffany venait toujours interrompre mes rêves. Je m'occupais d'elle, même si je ne la léchais plus comme avant, j'essayais d'effacer mes rêves, taches, salissures, trahisons affectueuses. J'étais chat, et c'était mieux ainsi.

J'ai rêvé que j'étais Abel, que j'étais mort et qu'Abel n'avait plus qu'à écrire ma vie. Je lui tenais donc encore compagnie, après. Ou bien étais-je, en fait, entré en lui? Les amis ne faisaient pas la chaîne. Je ne me battais plus que pour tenir le coup et franchir le cap de chaque jour. Je n'avais plus de cerveau mais un grand trou à la place et une mémoire vivace, la mémoire du chat qui peut vivre mille fois.

Tiffany était vraiment très exigeante, pour ne pas dire capricieuse. Les caprices m'ont toujours agacé. Il y eut des fêtes, le dimanche, dès que la nuit tombait et jusque tard le soir. Tiffany allait se planquer derrière le réfrigérateur. Moi, je prenais place sur les manteaux de fourrure, dans la chambre d'amis qui servait de vestiaire. Mais où est le chat? Abel me brandissait devant tout le monde, par la queue, pour rire, ou dans ses bras, front contre front. Et l'autre? Abel disait elle est sauvage ou elle est coquette ou encore elle se fait un raccord-fraîcheur et change de toilette.

Drôles de fêtes. Des thés. Portes ouvertes ça défilait. Beaucoup de monde à chaque fois. Comme une foule. L'appartement était envahi, des jeunes, des vieux, des célèbres, des divines, quelques femmes sublimes et même des stars, le tout sur fond de mounons. Du passage. Vers la fin de chaque fête Cahin-caha cessait de préparer le thé, guettait les derniers départs et quelques têtes connues pour son livre d'or et des autographes. Tiffany ne réapparaissait que lorsque tout le monde était parti. L'appartement avait l'air dévasté. Je crois qu'Abel éprouvait un plaisir prégnant et subtil, aussi fort que celui de recevoir, à tout remettre en place. Comme avant. Ivre de fatigue, tard dans la nuit, il allait se coucher. Dans l'ombre de l'entrée, Tiffany jouait les minettes et s'approchait de moi: Alors, raconte...

Je lui parlais des fourrures, des laines, des châles de soie et des manteaux d'alpaga. Je tombais de sommeil. Elle me pressait de questions. Tu n'avais qu'à être là. Impossible me répondait-elle, c'était la nuit d'un dimanche à un lundi, ils n'aiment pas Abel. Elle l'aimait donc? Encore plus fort que moi? A la manière rebelle? J'ai rêvé qu'Abel était enfant. J'étais humain. Je le portais sur mes épaules. Nous entrions dans une forêt. A chaque fois, le rêve s'arrêtait là.

Yves Navarre, Une vie de chat (Albin Michel, 2013)

00:48 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, Yves Navarre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/11/2013

Morceaux choisis - Hermann Hesse

Hermann Hesse

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merci à Catherine A

Toutes les fleurs veulent se changer en fruits,
Toute matinée veut devenir soirée,
Sur terre rien n’est éternité,
Si ce n’est le mouvement, le temps qui fuit.
 
Même le plus bel été veut voir une fois
La nature qui se fane, l’automne qui vient.
Reste tranquille, feuille, garde ton sang-froid
Lorsque le vent veut t’enlever au loin.
 
Poursuis tes jeux et ne te défends pas,
Laisse les choses advenir sans heurts,
Laisse enfin le vent qui te détacha
Te conduire jusqu’à ta demeure.
 

Hermann Hesse, Feuille morte, dans: Eloge de la vieillesse (coll. Livre de poche Biblio/LGF, 2003)

image: Les Saules, Cologny / Suisse (2012)

07:16 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/11/2013

Morceaux choisis - Yorgos Thèmelis

Yorgos Thèmelis

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C'est pour toi que j'aime la lumière
Les hommes les arbres qui te ressemblent
Tout ce qui bouge et respire et la pierre éternelle
Et le flot partageant tes espaces
Et l'eau chantant l'amour
 
C'est pour toi et c'est toi
Qui marches dans les miroirs
Et partout dans les choses
Mes soeurs si proches
 
Et cette table tendre qui voit
Dans son sommeil les deux ailes de tes mains
Et cette table tendre qui entend
Ton écho secret dans son épais silence
 
C'est mon coeur qui te soutient comme un drapeau
C'est mon coeur qui t'accueille comme un ciel
 

Yorgos Thèmelis, C'est pour toi, dans: Michel Volkovitch, Anthologie de la poésie grecque contemporaine 1945-2000 (coll. Poésie/Gallimard, 2000)

image: Miroir - Grèce classique, Ve siècle avant J.C. / Le Louvre (pinterest.com)

17:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/11/2013

Morceau choisis - Marcelle Delpastre

Marcelle Delpastre

littérature; poésie; anthologie; livres

L’ai-je dit ?
Je l’ai dit souvent. Je le redirai.
 
Je suis l’arbre et le sable. La pierre.
Je n’ai guère fleuri ni porté de fruit.
Le feuillage ne me pesait guère.
Et sûrement qu’elle est perdue, la graine de ma race.
Mais ce que j’ai chanté je l’ai chanté.
Et ce que j’aurai dit sera dit.
 
Si je ne l’ai pas labourée, ma terre, je l’ai chantée.
Si je l’ai mal fauchée, j’ai parlé de ses fruits.
Pas une herbe au talus que je n’aie respirée,
Le moindre souffle d’air, j’en ai loué le bruit.
 
Ma terre, mon pays, la parcelle et le pré, la haie, le taillis.
L’eau, la fontaine, la rigole.
L’étang, le ruisseau, la forêt. L’arbre, sa feuille, l’écorce.
La graine, la fleur.
 
Pays proche, pays lointain.
Le fleuve, la source, la mer hauturière.
Et la neige, la brume,
Le soleil qui se lève et le blé qui fleurit.
Les vignes que je n’ai pas vues, et le vin dans la cave,
Le vin que je n’ai pas bu.
Terre ronde entre les bords du ciel, courbe, vallée,
Et la haute montagne et le pays de plaine, et la profonde mer,
Terre, t’ai-je chantée?
 
Ma terre abandonnée à la sauvagine,
Les genêts qui t’ont nourrie, les longues ronces
–terre de ce pays –
Terre de toute la terre, rongée des hommes et des rats,
De sel et de colère
– terre qui roule toute seule au ciel comme une lune morte –
Et la lune et les étoiles,
   Qui sont terre semblable,
Autre terre
– et le feu, ce qui éclate, ce qui luit –
Ce qui hurle dans le silence
– et ce qui ne dit rien –
Et toi même, homme vivant, chair tendre, âme droitière
Ne t’ai-je pas chantée, quand même!
 
Que vous êtes ma voix, ma parole.
Et que je suis le sang de votre sang.
Voici mon fruit, voici ma fleur.
Et mon feuillage.
 
Je l’ai dit. Je l’ai dit souvent.
Aussi longtemps que j’aurai un souffle de vie
je le dirai encore.

Marcelle Delpastre, Mon feuillage, dans: Les petits recueils (Lo Chamin de Sent Jaume/Meuzac, 2001)

image: Cologny / Suisse (2013)

14:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/11/2013

Morceaux choisis - Hermann Hesse

Hermann Hesse

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pour Catherine A

O pluie, pluie d'automne,
Montagnes drapées de gris,
Branches lasses traînant au sol!
Par les fenêtres embuées,
Tu vois partir l'année malade.
Tu sors, transi et ruisselant.
A l'orée des forêts, salamandre et crapaud
Marchent en titubant sur les feuilles jaunies.
Dans un bouillonnement sans fin,
L'au dévale inlassablement,
Et dans le pré, près du figuier,
Se forme une patiente mare.
Goutte à goutte, dans la vallée,
Le glas tinte au clocher, là-bas.
Le village enterre un des siens.
 
Ne pleure pas, ami, le voisin décédé,
Ni le bonheur disparu de l'été,
Ni les fêtes de la jeunesse!
Tout vit encor dans ta pieuse mémoire,
Tout reste dans le mot, le chant, l'image,
Et n'attend plus, pour fêter son retour,
Que de vêtir une forme nouvelle.
Que tout cela en toi vive et mûrisse,
Et tu verras bientôt que dans ton coeur
La foi joyeuse éclôt comme une fleur.
 

Hermann Hesse, Tessin - textes de prose et poèmes / avec 16 aquarelles hors texte (Metropolis, 2000)

image: Capolago, Tessin / Suisse (cdt.ch)

07:06 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/11/2013

Morceaux choisis - Michela Murgia

Michela Murgia

Michela Murgia.jpg

Nous avons joué dans la même rue.

C'est ainsi qu'on devient vraiment frères et soeurs à Crabas, étant donné que naître de la même mère n'a jamais apparenté quiconque, pas même les chats. Que soit toujours béni le respect pour la chair de notre chair, mais la rue et le fait d'avoir joué ensemble offrent aux enfants un lien de parenté plus étroit, qu'ils n'oublieront pas à l'âge adulte. Il n'y a rien d'intuitif dans la génération: le sang suit des parcours troubles, et aucun gamin ne peut imaginer que partager le nom d'un père suffit pour revendiquer une semence commune.

Comment on naît, voilà une des questions qu'il est besoin de se faire expliquer plusieurs fois, et c'est sans doute pour ce motif que nombre d'adultes s'efforcent leur vie durant de se libérer de liens de parenté fortuits en s'en créant d'autres par de purs actes de volonté. Des témoins de mariage sont ainsi élevés au rang de frères et de soeurs. Les parrains et marraines des enfants, promus membres de la famille d'occasion. Des compères et des commères naissent au début de chaque été, la nuit de la Saint-Jean, quand l'île entière brille de feux à sauter main dans la main afin de conquérir une fraternité qui ne soit redevable à aucune mère. Des arbres généalogiques surgissent sans cesse du feu, du vin, de la faute et de l'eau bénite. Pourtant, ces rituels millénaires eux-mêmes ne parviennent pas à engager la mémoire du coeur aussi efficacement que les jeux que les enfants célèbrent dans la rue.

Aucune famille ne l'emportera jamais sur les après-midi d'été ensoleillés au cours desquels on a réussi à marquer son premier but parmi les cris des copains, ou libéré avec eux une libellule gigantesque entrée par mégarde dans un filet à papillons. Et la voix de son propre sang est vaine face à la certitude d'avoir fait saigner involontairement le genou d'un ami. Jamais un Noël parmi les siens ne rivalisera intimement avec le souffle du vent sur le visage lorsqu'on dévale une pente à vélo sans les mains; avec le reflet d'une natte sombre se balançant dans le dos de la fille la plus jolie; on encore avec la honte cuisante d'un magazine pour adultes trouvé au milieu des broussailles et feuilleté en bande dans un silence hagard. C'est dans ces virginités perdues que résident le pacte secret des vrais complices, le pouvoir normatif des premières certitudes communes, devant lesquelles il n'y a pas de famille qui puisse revendiquer de droits plus importants.

C'est ainsi qu'on entend dans les bars certains adultes, des hommes mille fois faits et défaits par la vie, se vanter encore des liens que la rue de leur enfance a créés entre eux - nous avons partagé le jeu - comme s'il s'agissait d'un pacte respecté.

Michela Murgia, Prologue, dans: La guerre des saints (Seuil, 2013)

traduit de l'italien par Nathalie Bauer

02/11/2013

Morceaux choisis - François Mauriac

François Mauriac

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Sans mari, sans enfants, sans amis, certes on ne pouvait être plus seule au monde; mais qu'était cette solitude, au prix de cet autre isolement dont la plus tendre famille ne l'eût pas délivrée: celui que nous éprouvons à reconnaître en nous les signes d'une espèce singulière, d'une race presque perdue et dont nous interprétons les instincts, les exigences, les buts mystérieux? Ah! ne plus s'épuiser dans cette recherche! Si le ciel était encore pâle d'un reste de jour et de lune naissante, les ténèbres s'amassaient sous les feuilles tranquilles. Le corps penché dans la nuit, attiré, comma aspiré par la tristesse végétale, Maria Cross cédait moins au désir de boire à ce fleuve d'air encombré de branches qu'à la tentation de se perdre en lui, de se dissoudre, pour qu'enfin son désert intérieur se confondit avec celui de l'espace, pour que ce silence en elle ne fût plus différent du silence des sphères.

François Mauriac, Le désert de l'amour / extrait, dans : Oeuvres romanesques (coll. Pochothèque/LGF, 1992)

image: Marcel Feguide, La jeune fille sous l'arbre (feguide.free.fr)

31/10/2013

Morceaux choisis - Fernando Pessoa

Fernando Pessoa

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Il ne suffit pas d'ouvrir la fenêtre
pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n'être pas aveugle
pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n'avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie, il n'y a pas d'arbres:
il n'y a que des idées.
 
Il n'y a que chacun d'entre nous,
telle une cave.
Il n'y a aucune fenêtre fermée,
et tout l'univers à l'extérieur;
et le rêve de ce qu'on pourrait voir
si la fenêtre s'ouvrait,
et qui jamais n'est ce qu'on voit
quand la fenêtre s'ouvre. 
 

Fernando Pessoa, Poèmes désassemblés, dans: Le gardeur de troupeaux, suivi de: Poésies d'Alvaro de Campos (coll. Poésie/Gallimard, 2012)

traduit du portugais par Armand Guibert

image: fond-ecran-image.com

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27/10/2013

Morceaux choisis - Forugh Farrokhzâd

Forugh Farrokhzâd

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merci à Fatiha OH

Quand viennent 
ces moments brefs et froids, 
tes yeux sauvages, silencieux, 
lèvent un mur autour de moi
 
Je fuis sur les chemins perdus
jusqu’à ce que des champs paraissent sous la poussière de la lune
jusqu'à ce que nous ne fassions 
qu'un 
dans les sources de lumière
jusqu'à la brume chamarrée des chaudes matinées d'été
 
Je fuis jusqu'à ce que ma robe déborde de lys du désert
jusqu'à ce que nous entendions
tous deux 
le coq qui appelle depuis le toit du villageois
jusqu'à ce que de tout son poids 
mon pied foule l'herbe du désert
ou que je m'y désaltère 
de rosée froide
 
jusqu'à ce que sur une grève
vide
du haut de ses rochers 
perdus dans l'ombre nébuleuse, 
j'échappe aux choréographies
des tempêtes sur la mer
 
jusqu'à ce qu'en un soir lointain,
- comme les pigeons sauvages, 
j'entreprenne le parcours 
des champs, du ciel, des montagnes
 
jusqu'à ce que les oiseaux 
du désert 
crient de joie
d’entre les broussailles sèches
 
je t'échappe pour que  - loin de toi
je trouve le chant de l’espoir, ainsi que tout ce qu’il contient 
 
mais avec leur cris éteints 
tes yeux me brouillent le chemin
vers la pesante grille d'or 
qui conduit au palais des songes,
levant un mur autour de moi, comme la destinée d'un jour,
au plus fort de son mystère
 
j'échappe à l'envoûtement des victimes hésitantes,
je me défais comme le parfum de la fleur coloriée 
des songes,
m’agrippe à l'onde des cheveux de la nuit dans le zéphyr, 
m'en vais accoster le soleil
 
dans un monde qu'un confort perpétuel a endormi 
je trébuche avec douceur sur un nuage doré,
la lumière lance ses griffes 
au travers du ciel égayé,
en une harmonieuse esquisse
 
C'est de cet endroit-là qu'heureuse
et libre, je fixe mes yeux 
sur un monde où le sortilège 
de ton regard construit un lien avec un regard confus
 
Un monde où tes yeux envoûtants,
au plus fort de leur mystère,
lèvent un mur sur leur secret.
 

Forugh Farrokhzâd, Le mur (lalapostings.blogspot.ch)

traduit du persan par  Sylvie M. Miller

07:11 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/10/2013

Morceaux choisis - Jean-Louis Kuffer

Jean-Louis Kuffer

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Je me trouvais ce soir-là dans la lumière accordée de Cortone, et de ce balcon je voyais le monde, et je me disais que tout était bien. Je ne connaissais personne et nul ne savait où je me tenais à l'instant précis dans ce lieu de beauté. Je me sentais pure liberté et pure bonté dans cette lumière intemporelle. Je n'étais que réceptacle, ou qu'alambic, ou que vase communicant. Je ne voyais alors que la face claire du monde et je me délectais.

Un jour je m'étais éveillé à cette conscience et à cette effusion de l'être qui se reconnaît, et cette seconde naissance m'avait vu commencer de balbutier et de griffonner sur des paperoles avec la gravité de l'aspirant druide retrouvant les antiques formules au bois sacré.

Alors je me croyais seul au monde à éprouver cela puisque Verlaine et Rimbaud n'étaient plus, ni Vincent dont les soleils noirs irradiaient mes veilles enfumées de mage essentialiste de seize ans, ni Cendrars qui m'emmenait au bout du monde pour m'y laisser tout à fait enchanté, non moins qu'esseulé. Je pénétrais donc sans complice incarné dans cet invisible cercle où se perpétuaient les rites de la société des êtres, ne me doutant même pas de l'existence de celle-ci. Plus tard seulement me serait accordée la grâce de la Rencontre. Pour lors il ne me semblait voir alentour que des gens pratiques et pragmatiques aux yeux desquels la convenance se bornait à se lever le matin et à prendre le tramway, à se rendre au bureau puis à reprendre le tramway, et cela tous les jours ouvriers jusqu'au dimanche voué à la divine acclamation puis à la procession non moins rituelle dans les allées de l'ennui.

Or, plus j'avais cheminé par les années et plus je m'étais défié de cette espèce de somnolence suroccupée dans laquelle s'activait la nouvelle humanité programmée à la seule réalisation de son plan de carrière.

A Cortone, cette année-là, j'incarnais certes, la trentaine approchant, et n'ayant rien accompli jusque-là, le parangon du raté selon les critères de la norme, et pourtant je rendais grâce et me sentais tout allègre. A Cortone, ce soir-là, je ne voyais de l'Univers que les couleurs du tableau qui s'estompaient dans la lumière d'éternité: tous les verts assourdis des petits prés suspendus, de l'autre côté de la plaine du fond de laquelle montaient quelques fumées pensives, les touches d'ocre tendre ou de gris rouillé des murets, le gris bleuté des oliviers, les flammèches noir océan des cyprès solitaires ou groupés en rangs de croches sur la partition, et la couleur orange de l'heure diluant les tuiles tièdes et les murs terre de Sienne, et la paille dans le bleu du vert, et le blanc dans l'argile rougeoyante, et tantôt comme un voile de gaze, tantôt comme une feuille de papier huilé brouillaient la vision, puis se distinguaient de nouveaux détails et de nouveaux rapports dont la totalité plénière m'apparaissait comme une figure de l'harmonie pure.

C'était à Cortone, ce pouvait être partout mais ce soir-là c'était à Cortone que je m'étais retrouvé dans cet état chantant. J'avais sous les yeux l'image même du jardin humain: non la mythique prairie originelle mais le bocage et le pacage, le champ labouré, la haie, l'amenée d'eau, le plant de vigne arraché aux jachères, et subsistant aussi là-dedans le pavot et l'ortie, la ronce et l'odeur sauvage, le serpent cinglant là-bas sous les rocs et, là-haut, l'oiseau d'argent fusant de son propre élan sur champ d'azur coupé d'or. 

Jean-Louis Kuffer, A la vie à la mort, dans: Par les temps qui courent (Campiche, 1995)

image: Cortone, Toscane / Italie (iltorrino.eu)