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16/12/2014

Lire les classiques - Juana Inès de la Cruz

Juana Inès de la Cruz

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Dehors, dehors, mon angoisse;
que le respect ne t'immobilise pas:
car c'est louange à la peine
que perdre la crainte des maux.
 
Que la douleur sorte à grands cris
si elle veut montrer sa grandeur,
et qu'on la croie insupportable
ne pouvant pas se cacher.
 
Jaillissent des signes dans la bouche
de ce que le coeur brûle,
car personne ne croira à l'incendie
si la fumée ne donne des signes.
 
Qu'à empêcher le cri ne soit
le respect suffisant;
car il n'est pas très courageux le prisonnier
qui ne brise pas la prison.
 
Qui estime son souci,
ne taise ses sentiments;
car c'est offenser le motif
que ne pas exhiber la douleur.
 
Plus grande est ma peine que moi;
et ceci posé, il sera plus facile
qu'elle me vainque moi,
plutôt que je la domine.

Soeur Juana Inès de la Cruz, Poèmes d'amour et de discrétion (La Délirante, 1987)

traduit de l'espagnol par Frédéric Magne

23/08/2014

Rosa Montero

Rosa Montero.jpgRosa Montero, Instructions pour sauver le monde (Métailié, 2010)

Un rythme endiablé secoue ce livre magnifique qui nous dit l'absurdité, la beauté et la douleur d'une grande ville, la nuit, avec des personnages aux prises avec la solitude, le désespoir, l'indifférence. Autour de Marias - le chauffeur de taxi qui ne se console pas du décès de son épouse - et de Daniel - le médecin conformiste qui s'invente une vie héroïque sur internet avec Second Life - se greffent peu à peu d'autres silhouettes qui vont, dans une atmosphère oppressante et violente qui monte inexorablement au fil du récit, les confronter à eux-mêmes: Que ce soit Cerveau, l'ancienne scientifique alcoolique, Fatma la prostituée, son protecteur Draco et ses redoutables gardes du corps, ou la belle Luzbella serveuse de l'Oasis, sans oublier le mystérieux Rachid. Non dépourvu d'un sens de l'humour qui sauve des mauvais coups de la vie, ce roman dresse un tableau rageur de la médiocrité et de l'intolérance. Un émouvant soleil noir où l'humanité de chacun reflète pourtant, bien mieux que le large spectre des idéologies, un pied de nez possible au destin.

Les éditions Métailié ont déjà publié, du même auteur, Le territoire des barbares (2002), La folle du logis (2004), La fille du cannibale (2006), Le roi transparent (2008) et Des larmes sous la pluie (2013). Belle et sombre (2011) a également fait l'objet d'un article dans ces colonnes.

publié dans Le Passe Muraille no 81 - mars 2010

03/08/2013

Javier Tomeo

31603_1.jpgJavier Tomeo, La nuit du loup (Bourgois, 2013)

S'aventurer de nuit dans la lande espagnole peut se révéler dangereux. Macario a beau connaître le terrain, il a vite fait de se fouler une cheville et se retrouve bloqué dans un abribus, au bord d'un chemin désert, par un soir de pleine lune. Cependant, depuis la route s'élève une autre voix. Celle d'Ismael, confronté aux mêmes difficultés cinquante mètres plus loin: désarroi en miroir, blessure, tout est semblable et différent à la fois. Au milieu de cette nuit improbable, une discussion insolite et décalée se tisse peu à peu entre ces deux êtres égarés.

Ce roman à deux personnages - auxquels il faut ajouter un corbeau qui les observe et les interpelle avec ses croa, croa, croa! - ferait une excellente pièce de théâtre en un acte pour dévoiler l'univers absurde, un brin kafkaïen qui nous entoure ou nous habite, et si le propos semble parfois léger ou superficiel, ce n'est que pour mieux souligner l'isolement, l'indifférence, la solitude qui, à la faveur de circonstances baroques, occupe tout l'espace de nos (anti-) héros, emportés par un fou-rire qui ressemble à un grincement de dents. Un moment dans la vie de Macario et d'Ismael qui préfigure un peu le nôtre, moderne et vide de sens - moral, social, politique - qu'un flot ininterrompu de paroles, de cruautés ordinaires et de pirouettes voudraient bien faire oublier. La nuit du loup mérite d'être lu, et en dépit de ce qui précède, distille tous les ingrédients d'une comédie qui prête à sourire, comme un bouquet de fleurs incongru dont ne subsistera sans doute pas, une fois les choses revenues à leur place, le moindre souvenir...

07:32 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature espagnole, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/07/2013

Ramon Gomez de la Serna

Bloc-Notes, 27 juillet / Les Saules

littérature; pensées; livres

Je vous ai déjà présenté dans ces colonnes Ramon Gomez de la Serna, en deux extraits - voir Morceaux choisis - tirés de ses Lettres aux hirondelles et à moi-même. Aujourd'hui, avec autant de plaisir, je vous propose Greguerias de ce même auteur, dont la démarche singulière mérite que je cite l'introduction: Dans l'immense production littéraire de Ramon Gomez de la Serna, la "gregueria" est un genre qu'il n'a cessé de cultiver. De 1910 à 1962, les "greguerias" seront publiées dans la presse, citées dans d'autres livres, maintes fois réunies, inédites pour certaines; elles sont de véritables petits chefs-d'oeuvre, des notations délicates, de purs joyaux ciselés dans le laboratoire génial de l'auteur. La "gregueria" est née vers 1910, explique-t-il, un jour de fatigue et de scepticisme où je pris tous les ingrédients qui se trouvaient dans mon laboratoire, flacon après flacon, et les mélangeai. De leur précipité, de leur dissolution radicale, surgit la "gregueria", qui est humour, métaphore ou encore l'urne de mes cendres quotidiennes, un oeillet sur le mur.

Ci-dessous, voici donc, parmi plusieurs centaines d'autres, quelques perles de ces Greguerias:

La lune est un petit miroir impertinent avec lequel la voisine facétieuse renvoie le soleil dans les yeux de son voisin accoudé au balcon. (p. 15)
*
Lorsqu'une étoile tombe, on dirait que le ciel a filé ses bas. (p. 20)
*
Les bancs publics sont les portées musicales des initiales de l'amour. (p. 22) 
*
L'hirondelle est une flèche mystique à la recherche d'un coeur. (p.23)
*
La chenille est le plus petit chemin de fer du monde. (p. 24)
*
Qu'est-ce qu'une illusion? Un soupir de la fantaisie. (p.24)
*
La vie, c'est se dire adieu dans un miroir. (p. 34)
*
Les feuilles mortes sont les billets de loterie offerts par l'automne. (p. 38)
*
L'horloge est le médaillon du temps. (p. 44)
*
L'eau n'a pas de mémoire, c'est pour cela qu'elle est si propre. (p. 50)
*
L'arc-en-ciel est l'écharpe du ciel. (p. 50)
*
La girafe est un périscope pour scruter l'horizon du désert. (p. 50)
*
Grâce aux gouttes de rosée, la fleur a des yeux pour voir la beauté du ciel. (p. 51)
*
Les grêlons sont des grains de riz lancés pour célébrer les noces de l'été. (p. 53)
*
L'ennui est un baiser donné à la mort. (p. 54)
*
Il ne faut pas dire la vérité toute nue. Il faut au moins la couvrir d'un voile léger. (p. 58)
*
Le rêve est un dépôt d'objets perdus. (p. 67)
*
L'archet du violon a les cheveux blancs de l'expérience. (p. 68)
*
La queue de l'écureuil est un plumeau avec lequel il nettoie l'endroit où il s'assied. (p. 69)
*
C'est dans la vague que se trouve le miroir des abîmes. (p. 72)
*
Le hibou est la lampe de chevet du bois. (p. 74)
*
La plus élégante du bal s'était fait une robe dans cette dentelle que tisse sur le sol l'ombre des arbres. (p. 74)
*
L'éléphant est la gigantesque théière de la forêt. (p. 75)
*
La mer passe son temps à doucher la terre pour essayer de lui faire entendre raison. (p. 80)
*
L'hélice est le trèfle de la vitesse. (p. 82)
*
Lorsque le marteau perd la tête, les clous éclatent de rire. (p. 82)
*
Au petit matin, l'aube glisse une pièce dans la cage de l'oiseau pour qu'il commence à chanter. (p. 84)
*
La femme qui dans son mouchoir se taille un chemisier est d'une grande frivolité. (p. 89)
*
L'ombre est le vivant écrin de la silhouette. (p. 98)
*
Les touches noires du piano portent le deuil des pianistes disparus. (p. 127)
*
Les chardons sont les croque-mitaines des marguerites. (p. 146)
*
Il est des femmes qui croient que la seule chose importante chez elles est ce rien d'ombre qui ourle leur décolleté. (p. 148) 

Des pirouettes qui font la part belle à l'imagination, à la poésie, à l'humour, servies par le regard pénétrant et tout en finesse de Ramon Gomez de la Serna, qui ne ressemble à celui de personne...

Ramon Gomez de la Serna, Greguerias (Cent Pages, 2005)

traduit de l'espagnol par Jean-François Carcelen et Georges Tyras

préface de Valery Larbaud

Ramon Gomez de la Serna, Lettres aux hirondelles et à moi-même (André Dimanche, 2006)

traduit de l'espagnol par Jacques Ancet

04:07 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature espagnole, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; pensées; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/06/2013

Morceaux choisis - Ramon Gomez de la Serna

Ramon Gomez de la Serna

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Cher Ramon,

La moitié du monde veut attaquer l'autre moitié et la guerre qui prend aujourd'hui le nom de guerre froide est la sempiternelle guerre de toujours. L'ennui ce serait qu'on nous agresse et qu'on démantibule la table sur laquelle, noblement accoudés, nous écrivons, lisons et pensons. Dans cette agression des uns contre les autres même notre maison est sans dessus dessous et on la retrouve un jour à des milliers de kilomètres de là où elle était.

Les forces du monde ont augmenté et la loi veut que les unes soient toujours négatives et les autres positives, en une perpétuelle alternance, sans accord possible, sans qu'elles se confondent désastreusement. Stabiliser ces forces a été l'un des prodiges du passé, peut-être parce qu'elles n'avaient pas atteint le voltage d'aujourd'hui. Nous qui sommes nés avec assez d'humour, nous savons nous maintenir au milieu des deux courants, sans que l'inquiétude et la crainte soient trop pénibles. Nous gagnons des jours, des nuits, parfois des matins et grâce à nos blagues nous pouvons entretenir des correspondances superflues et constantes comme celle-ci.

Parce que nous pouvons dire ce que nous voulons nous damons le pion aux bornés et aux fanatiques. Au coeur de la violence il est beau de prononcer la phrase inouïe. Aujourd'hui, et sous l'enveloppe de cette lettre, nous passons au travers du feu criminel et je peux te dire qu'il y a des larmes qui sont des vers blancs et que le mouchoir est le linceul du nez.

Voler au faire le non-faire est l'un des charmes de la vie et les tasses qui ne servent pas sont plus heureuses que nous précisément parce qu'elles sont et ne servent pas. Tout est dans l'erreur et Dieu sourit à celui qui a l'habileté de ne pas se laisser prendre aux bobards et aux soucis, en profitant de ces moments neutres où il contemple les heures libres de devoir, sans ployer sous le fardeau d'aucune pensée solennelle. On veut nous enlever cette faculté d'enfants de Dieu d'affronter la tristesse et ce qui semble n'avoir aucun sens, comme les fleuves des draps qui vont se jeter dans la mer ou la tortue qui ne joue pas au violon. Pas de plus grand bonheur que de penser ce qu'on veut au lieu de penser ce que les autres veulent.

Nous profitons de l'absence de censure sur la correspondance pour dire l'indicible qui n'est pas ce qu'il est interdit de dire mais ce qui se satisfait de son inconscience, comme, par exemple, dire que les gilets avalent leurs boutons - ils ne les perdent pas - et que dans les couloirs on entend le bruit de l'obscurité qui fait craquer ses doigts.

Une lettre, tu le comprends très bien, ne rivalise avec rien et c'est pourquoi elle peut donner forme au rien, parler du rien, diriger l'escarmouche de la chiquenaude, embrouiller les ongles, mélanger les veinules du cerveau et les coiffer la raie au milieu, calomnier le couteau, soutenir que le compteur électrique est fou.

Ni fièvre, ni nominations, ni histoires d'enfants, mais tout simplement te dire que le papier hygiénique qui a ses propres télégrammes, même de l'étranger, annonce que la bourse invisible ruine le monde.

Je t'embrasse,

Ramon.

Ramon Gomez de la Serna, Lettres à moi-même / extrait, dans: Lettres aux hirondelles et à moi-même (André Dimanche, 2006)

image: Hamlet (loisirs.lemessager.fr)

06/06/2013

Morceaux choisis - Ramon Gomez de la Serna

Ramon Gomez de la Serna

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Chères hirondelles, 

Je vous écris avant la date prévue parce que votre présence se fait urgente, afin de rasséréner les cieux et de voir arriver le nouvel envoi de papier bleu ciel qui soulage les âmes. Nous avons eu le cadeau de journées printanières, mais vous seules rendez légale la continuité printanière et officialisez l'entrée dans une nouvelle période d'espoir. C'est comme si, grâce à un signal habituel et authentique comme le vôtre, les cieux inquiets retrouvaient leur quiétude et que le temps oublié revenait de l'oubli. Seule votre présence, de ses griffonnages nerveux, sans qu'ait à être lisible ce que vous écrivez, apaiserait la crainte de l'avenir.

Ces derniers jours, vos signes ont peu à peu pris le dessus, sans qu'il soit besoin de les interpréter comme optimistes ou pessimistes ou comme funestes. Endeuillées et joyeuses, vous êtes la définition naturelle du devenir. On vous demande d'être les témoins anticipés de ce qui arrive et de marquer le verso de la page, que de vos seules notes anguleuses vous parvenez à imprimer. L'hiver n'a pas de cachet aussi adéquat que celui de vos courses et de vos sifflements, car soit le vent est surhumain soit il est trop banal quand il prend la forme de cette petite boîte qui toute la nuit joue à aller et venir sur la terrasse.

Vous tramez quelque chose en dessinant des labyrinthes dans le ciel et vous apportez la santé de la continuité, le signe apaisé, le remède de la vieille bonne femme. Il s'agit que vous veniez un peu avant pour numéroter les pages du ciel, car depuis que le monde est monde vous servez, dans l'imprimerie du temps, à marquer la séparation des chapitres. Et comme nous avons besoin de passer à un autre chapitre! Vous tirez le temps vers l'avant, vous faufilez ses pièces bleues, vous nous aidez à sauter plus loin et nous agrée comme le passé ce qui nous mène au paroxysme comme présent. 

Vous croyez en la promenade dans le ciel et votre plaisir est de nager dans l'immensité. Nul autre spectacle ne vous donne ce plaisir et à vous voir aussi heureuses comment l'homme ne comprend-il pas ce que vaut une promenade entre ciel et terre et cherche-t-il sans cesse d'autres divertissements qui sont ceux qui le détruisent? N'est-elle pas suffisante cette leçon de la promenade délirante et joyeuse?

Vous apportez la mémoire et l'oubli des siècles et l'espoir de nous rencontrer dans le même miroir quand nous vivrons l'éternité où il faudra bien qu'il y ait des hirondelles parce que, alors, non, l'éternité ne serait pas naturelle. Pourrions-nous aller jusqu'à dire que, sans vous, nous ne voudrions pas l'immortalité puisque nous manqueraient les variations du temps et le premier jour d'enfance où nous avons conçu le bonheur dans la vie?

Chères hirondelles, vous êtes les ancres de l'âme qui dans son angoisse se sent emportée loin par des prémonitions de cyclone, et le puits monte grâce à vous et nous pouvons rester chez nous ce long après-midi à chercher des idées, des sujets. 

Venez, avancez la date, couvrez les ardoises du ciel de joyeuses allusions. Onde et spirale, spirale et onde: sortez des petites places cachées où vous jouez et venez à nous par les escaliers en colimaçon où vous descendez en piqué.

Vous savez que je suis un gros hirondeleau parmi les hirondelles et que je vis de stratagèmes transparents et avouables, sans nulle intrigue, comme vous, grâce à la tolérance de la Providence qui permet que tous les jours je descende à ma table, accroché à mon cerf-volant de couleurs, ma pitance de chaque jour.

Vous savez bien que tant que je vivrai, je poursuivrai cette correspondance, mais aujourd'hui je ferme cette lettre avec un souvenir, comme toujours, aux hirondelles de Bécquer (qu'elles reposent en paix) et, avec maints souvenirs à toutes celles qui volent dans les cieux du présent et à celles qui viendront, je reste comme toujours votre fervent admirateur,

Ramon.

Ramon Gomez de la Serna, Lettre de la troisième année / extrait, dans: Lettres aux hirondelles et à moi-même (André Dimanche, 2006)

traduit de l'espagnol par Jacques Ancet

image: Duo d'hirondelles (fond-ecran-image.com)

00:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature espagnole, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; correspondance; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/03/2013

Vendanges tardives - De Dominique

Un abécédaire - D comme Dominique

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Tout comme toi, Fred, il m'arrive souvent de vociférer contre les critiques de tous bords, cette intelligentsia de la pensée molle qui s'adapte avec habileté aux modes et aux auditoires, disposant dans ses colonnes les mêmes mots, à propos des mêmes livres, et au même moment! Mais, reconnais au moins que ces journalistes-là ou professionnels du sérail, on ne les lit jamais, et finalement, on perd notre temps à en parler... Je préfère quant à moi, raviver la flamme de ceux qui ont suivi leur musique intérieure, leur passion, leur curiosité et qui ont su, d'instinct semble-t-il, partager davantage que des écrivains: une manière de voir le monde, de s'ouvrir à lui. Je pense bien sûr à Alexandre Vialatte, Roger Nimier ou plus près de nous, Philippe Sollers et Jean-Louis Kuffer.

Parmi ces passeurs de culture et de savoir, capables de te faire voguer sur la mer au milieu des vignes ou remonter le temps derrière un bureau chaotique encombré de manuscrits et de photographies, je garde toujours une pensée émue pour Vladimir Dimitrijevic. Au cours de mes années d'apprentissage en librairie, je me souviens qu'à la fin de ses cours consacrés à la littérature russe, je me précipitais dans la librairie la plus proche pour acheter les oeuvres d'Anton Tchékhov, d'Alexandre Pouchkine ou de Vassili Grossman... Et pas plus tard que hier, comme au cours de nos rencontres des années précédentes, j'ai éprouvé ce même sentiment d'enthousiasme et de gratitude auprès de Dominique Bourgois, venue présenter à Lausanne, devant un parterre de libraires réjouis, les nouveautés de son catalogue.

Et c'est ainsi qu'à peine de retour à Genève, je me suis procuré Les fantômes de César Aira - traduit de l'argentin - et La nuit du loup de Javier Tomeo - traduit de l'espagnol - s'ajoutant à deux autres textes qui m'ont été offerts et que j'apprécie: La belle indifférence de Sarah Hall - nouvelles traduites de l'anglais - ainsi que le dernier roman - traduit de l'allemand - de mon compatriote Martin Suter, Le lemps, le temps, à paraître en mai de cette année. Je n'en dirai pas plus - n'insiste pas - car je consacrerai au moment voulu plusieurs Bloc-Notes à ces ouvrages.

J'ajoute que - actuellement - les quatre maisons d'édition les plus intéressantes à mes yeux reposent entre les mains de femmes. Outre Dominique Bourgois dont je viens de te parler, cette même vibration émotionnelle qui fait peu de compromis avec le climat ambiant, se retrouve aussi chez Anne-Marie Métailié, Fabienne Raphoz - éditions José Corti - et Liana Levi, produisant des écrits de qualité et un catalogue se démarquant des plus grandes usines à livres... La Journée de la Femme est donc aussi célébrée ici, à juste titre: symbole de qualité, de persévérance, de réussite. Et vois-tu, Fred, rien que de me remémorer ces rencontres au monde du livre et des idées - qui est aussi une insatiable quête de sens - voici que ma journée en est déjà toute embellie!

image 1: Dominique Bourgois (www.scuolalibraiuem.it)

image 2: Vladimir Dimitrijevic (www.zinoviev.ru)

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01/03/2013

Vendanges tardives - De l'amour 1a

Un abécédaire - A comme Amour

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Vois-tu, Fred, au bout du compte, l'amour - quand il ne se limite pas au désir, à la conquête, à la possession - est dangereux, toujours. Avec le recul, j'avoue. Ciel ou enfer quand il chahute les repères, abolit les frontières, brûle les habitudes les plus élémentaires, et, au plus obscur dépossède de soi, à la lisière de la félicité qui élargit ton horizon ou féconde tes rêves, mais risque de même, de te précipiter dans la folie la plus périlleuse ou le néant, si d'aventure le fil se romp et que tu te retrouves nu, sans armes et désespérément seul, abandonné. Oui, l'amour est dangereux, quand les mots sont impuissants à dire, à argumenter, à décrire le mystère qui t'envahit, te dépasse comme un territoire inconnu dont tu foules le sol pour la première fois.

Bien sûr, toutes tes rencontres amoureuses sont uniques, irremplaçables, et les souvenirs retenus, pour la plupart, aujourd'hui encore, n'entraînent ni regret ni amertume. Mais combien sont-elles, entre toutes, l'expression de l'amour, ce sentiment qui fait que non seulement tu te trouves aimable aux yeux de l'autre, mais indispensable, et que dans le reflet de l'être aimé, tu y lis le même émerveillement? 

Et cet amour - les exemples en littérature ne manquent pas, de Tristan et Yseult à Roméo et Juliette, de Dante Alighieri à Catherine Pozzi - ce sont souvent les auteurs mystiques qui en ont parlé le mieux, encore que Ibn Hazm, philosophe et poète andalou du Xe siècle, lui consacre quelques vers inoubliables: Un jour, par surprise, j’ai donné un baiser, un baiser furtif, à celle qui tient mon coeur. Si nombreux que doivent être mes jours, je ne compterai que ce court instant, car il a été vraiment toute ma vie.  

Jean de la Croix, dans une orientation spirituelle, ne dit pas autre chose: Voyez ce qui arrive quand le feu a pénétré le bois: il le transforme en lui-même et se l'unit.

Alors, franchement, Fred: ta moitié, où la situes-tu? Et ne réfléchis pas trop, tu serais tenté de tricher...

Catherine Pozzi, Journal 1913-1934 (coll. Libretto, Phébus, 2005)

Marie Eugène de l'Enfant Jésus, Je veux voir Dieu (Editions du Carmel, 1998) 

sources:  Amélie Neuve-Eglise, Leyla et Majnûn - L’amour fou à l’orientale (www.teheran.ir)

image: La Revue de Téhéran (www.teheran.ir)

22/02/2013

Morceaux choisis - José Saramago

José Saramago

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La mort assiste au concert dans la robe neuve achetée la veille dans un magasin du centre. Elle est assise seule dans la loge au premier balcon et elle regarde le violoncelliste comme elle l'avait fait pendant la répétition. Avant que les lumières dans la salle ne soient baissées, pendant que l'orchestre attendait l'entrée du maestro, le musicien avait remarqué cette femme. Il n'avait pas été le seul à s'apercevoir de sa présence. D'abord, parce qu'elle occupait seule la loge et que, même si ce n'est pas rare, ce n'est pas non plus fréquent. Ensuite, parce qu'elle était belle, peut-être pas la plus belle de toute l'assistance féminine, mais belle d'une façon indéfinissable, particulière, impossible à expliquer avec des mots, comme un vers dont le sens ultime, si pareille chose existe dans un vers, échappe continuellement au traducteur. Et enfin, parce que sa silhouette solitaire, là-bas dans la loge, entourée de vide et d'absence de toutes parts, comme si elle habitait le néant, semblait exprimer la solitude la plus absolue. La mort, qui avait souri si souvent et si dangereusement depuis qu'elle était sortie de son souterrain glacial, ne sourit plus à présent. Dans l'assistance, les hommes l'avaient observée avec une curiosité douteuse, les femmes avec une inquiétude jalouse, mais elle, tel un aigle fondant sur un agneau, n'a d'yeux que pour le violoncelliste.

Avec une différence, cependant. Dans le regard de cet autre aigle qui a toujours attrapé ses victimes, il y a comme un voile ténu de pitié, les aigles, nous le savons, sont obligés de tuer, leur nature le leur impose, mais en cet instant cet aigle-ci préférerait peut-être, devant cet agneau sans défense, éployer soudain ses ailes puissantes et s'envoler de nouveau vers les hauteurs, vers l'air glacé de l'espace, vers les troupeaux de nuages inaccessibles.

L'orchestre se tut. Le violoncelliste commença à jouer son solo comme s'il n'était venu au monde que pour cela. Il ne sait pas que cette femme dans la loge a dans son sac à main étrenné récemment une lettre de couleur violette dont il est le destinataire, non, il ne le sait pas, il ne pourrait pas le savoir, et cependant il joue comme s'il faisait ses adieux au monde, comme s'il disait enfin tout ce qu'il avait tu, les rêves tronqués, les désirs frustrés, bref, la vie. Les autres musiciens le regardent avec ébahissement, le chef d'orchestre avec surprise et respect, le public soupire, frissonne,le voile de pitié qui masquait le regard perçant de l'aigle s'est changé en larmes.

Déjà le solo est fini, l'orchestre, telle une puissante mer, s'est avancé lentement et a doucement submergé le chant du violoncelle, il l'a englouti et amplifié comme s'il voulait le conduire en un lieu où la musique se sublimerait dans le silence, dans l'ombre d'une vibration qui parcourrait la peau comme la dernière et inaudible résonance d'une timbale effleurée par un papillon. Le vol soyeux et sinistre de l'acherontia atropos traversa rapidement la mémoire de la mort, mais celle-ci l'écarta d'un geste de la main qui ressemblait autant à celui avec lequel elle faisait disparaître les lettres de la table dans la pièce souterraine qu'à un signe de gratitude destiné au musicien qui tournait à présent la tête dans sa direction, frayant un chemin à ses yeux dans la chaude obscurité de la salle.

La mort répéta son geste et ce fut comme si ses doigts effilés étaient allés se poser sur la main qui déplaçait l'archet. Bien que son coeur eût fait de son mieux pour que cela se produisit, le violoncelliste ne fit pas de fausse note. Les doigts de la mort ne le toucheraient plus, elle avait compris qu'il ne faut jamais distraire un artiste de son art. Quand le concert prit fin et que les applaudissements éclatèrent, quand les lumières se rallumèrent et que le chef d'orchestre ordonna aux musiciens de se lever, puis quand il fit signe au violoncelliste de s'avancer seul afin de recevoir la part d'applaudissements qui lui revenait de droit, la mort, debout dans la loge, souriant enfin, croisa les mains en silence sur sa poitrine et se borna à regarder, que les autres applaudissent, que les autres poussent des cris, que les autres réclament dix fois le chef d'orchestre, elle se contentait de regarder. Puis, lentement, comme à contrecoeur, le public commença à s'en aller, cependant que l'orchestre se retirait. Quand le violoncelliste se tourna vers la loge, elle, la mort, n'était déjà plus là. La vie est ainsi, murmura-t-il.

Il se trompait, la vie n'était pas toujours ainsi, la femme de la loge l'attendra à l'entrée des artistes... 

José Saramago, Les intermittences de la mort (coll. Points/Seuil, 2009)

traduit de l'espagnol par Geneviève Leibrich

image: www.all4myspace.com 

06/11/2012

Au bar à Jules - Des yeux

Un abécédaire: Y comme Yeux

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A l'âge de seize ans, jugé asocial, hostile à mon entourage et destructeur de son héritage, mes parents m'avaient contraints à rencontrer un psychiâtre - une aventure qui dura à peine trois semaines - en ville de Bienne. S'aventurant sur le terrain de la sexualité qui devait forcément renfermer la clef de mon attitude, il me demanda ce qui, d'emblée, m'attirait chez une femme. Quand je lui répondis que c'étaient les yeux, il m'affirma que cela révélait une nature immature, les yeux étant une expression asexuée du désir. Rien que ça! Avait-il tort ou non, peu importe, sinon qu'aujourd'hui encore, quand je me souviens des personnes qui m'ont marqué dans la vie et dans mon imaginaire - le cinéma par exemple - ce sont toujours les yeux qui représentent cette concentration de l'émotion que j'ai retenue, empreinte d'un bouleversement des sens et de l'âme, chassant la raison comme ces eaux profondes qui dépossèdent le rivage de ses mouvements les plus immuables.

Bien mieux que je ne le puis, les poètes, traqueurs de l'invisible, ont composé cet incomparable arc-en-ciel célébrant tour à tour la fragilité, la coquetterie, la force, l'espièglerie, la tendresse ou la légèreté. Même si l'on pourrait citer Charles Baudelaire, Victor Hugo, Louis Aragon ou Paul Eluard, c'est à Jules Supervielle que reviennent, peut-être,  parmi les plus beaux vers sur ce regard puisé au plus intime de moi-même:

Chers yeux si beaux qui cherchez un visage,
Vous si lointains, cachés par d'autres âges,
Apparaissant et puis disparaissant
Dans la brise et le soleil naissant,
 
Et d'un léger battement de paupières,
Sous le tonnerre et les célestes pierres
Ah ! protégés de vos cils seulement
Chers yeux livrés aux tristes éléments.
 
Que voulez-vous de moi, de quelle sorte
Puis-je montrer, derrière mille portes,
Que je suis prêt à vous porter secours,
Moi, qui ne vous regarde qu'avec l'amour.

Même les auteurs mystiques ont consacré d'admirables pages aux yeux, tels Jean de la Croix: Que Te voient mes yeux car Tu es leur éclat, et je ne veux les avoir que pour Toi, et Blaise Pascal: Les yeux sont les interprètes du coeur.

Comment ne pas conclure cet hommage sans invoquer le cinéma dont bien des yeux m'ont chamboulé au fil des ans! En voici quelques-uns dont vous pouvez retrouver les noms - si besoin est - à la fin de cet article, ainsi que plusieurs références littéraires...

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Jules Supervielle, Le forçat innocent (coll. Poésie/Gallimard, 1989)

Jean de la Croix, Le cantique spirituel (coll. Points Sagesse/Seuil, 2005)

Blaise Pascal, Ecrits sur la grâce / Discours sur les passions de l'amour (coll. Petite Bibliothèque/Rivages, 2007) 

images: Montgomery Clift, Elizabeth Taylor, Lucia Bosé, Brigitte Bardot, Dirk Bogarde, Grace Kelly, Harriet Andersson, Cyd Charisse, Audrey Hepburn et Giulietta Masina