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07/04/2012

Steven Carroll 1b

Steven Carroll: Le rire - extrait

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La première chose que j'entends quand les applaudissements s'apaisent, c'est son rire. Ce rire de Vic dont je suis tombée amoureuse la minute où je l'ai entendu pour la première fois. Il était tout entier dans ce rire. Un rire immense, sans la moindre trace de moquerie. Rien à voir avec les petits sourires en coin de George Bedser, ou les grognements de Bruchner. Un grand rire généreux, qui vous donnait envie de vous blottir dans son ombre. Qui vous donnait envie de rire avec lui, même si on ne savait pas pourquoi on riait. 

A peine ai-je entendu son rire que l'évidence m'a frappée: ce n'est plus le même rire. Il y manque quelque chose. Ce rire-là ne m'est pas familier. Il a perdu sa générosité, il n'est plus que bruyant. 

Vic discute avec George Bedser. Ils éclatent de rire encore une fois, puis Bedser s'éloigne. Vic n'est jamais en reste pour trouver des interlocuteurs quand il en a envie. Peu importe où il est. Dans le plus perdu des villages, il sautera sur la moindre occasion de parler à quelqu'un. Mais je le connais, celui-là, s'écriera-t-il tout à coup au fin fond de la plua reculée des campagnes, attends un peu que j'aille lui dire un mot. Mais Bedser s'est éloigné, et Vic me lance un regard en biais parce qu'il sait d'avance ce que je m'apprête à lui dire. 

Je vois qu'il a l'allure avachie des ivrognes. Son corps s'affaisse, des épaules aux genoux, qui ne tarderont pas à fléchir à leur tour. Ils sont tous pareils dès qu'ils ont quelques verres dans le nez. Des bonshommes de cire fondant au soleil. Pas un n'y échappe. Vic n'en est pas encore tout à fait là, mais il en prend le chemin. Je commence à le connaître, depuis le temps. Et quand il relève les yeux, , j'y vois cette lueur hagarde qu'ils ont tous. Est-ce que ça vaut vraiment la peine? Et faut-il que je lui parle de son rire par la même occasion? Faut-il que je lui dise que depuis un certain temps il ne me donne plus envie de rire avec lui? Que ce n'est plus le rire que j'aimais autrefois? Au lieu de lui faire écho, j'ai seulement envie de lui dire de se taire. J'aimerais qu'il puisse entendre son rire comme je l'entends ce soir, et qu'il s'arrête. J'aimerais qu'il se calme un peu sur la bière. Tandis que je traverse le salon en retournant toutes ces questions dans ma tête, il me regarde comme s'il savait déjà ce que j'ai l'intention de lui dire.

Si je le lui dis, je deviens une emmerdeuse. Personne ne souhaite passer pour une emmerdeuse. Les femmes des autres peuvent bien jouer à ce jeu-là, moi, je ne m'y prêterai pas. Jamais je ne m'abaisserai à ça. Je m'en irai avant. Et ce ne sont pas des paroles en l'air. Alors nous restons debout côte à côte sans rien nous dire, comme deux étrangers sur une piste de danse. Et cela pourrait être agréable, car nous avions été autrefois des étrangers qui se taisaient ensemble et prenaient du bon temps. A ceci près qu'alors nous avions toute une vie devant nous. C'était un silence nourri de promesses. Un silence joyeux. Aujourd'hui, la joie a disparu. Le silence qui nous échoit à présent n'est plus celui qui vous emplit quand vous avez l'impression que votre vie va décoller comme une fusée pour Mars. Ce n'est plus le silence qui précède les confessions fiévreuses que vous vous apprêtez à faire à l'homme de votre vie. Le silence que nous partageons désormais, c'est le silence triste et familier qui retombe après que l'on s'est tout dit.

En sorte que je suis soulagée  quand les discours reprennent. Ils nous évitent de nous adresser la parole. Ils nous permettent de rire chacun de notre côté, puisque c'est aux plaisanteries d'un autre que nous rions. Et je sais déjà que quand j'entendrai son rire, ce ne sera plus le rire que j'ai tant aimé autrefois. 

Steven Carroll, De l'art de conduire sa machine (Phébus, 2001)

image: Steven Carroll et son fils Leo

00:17 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Steven Carroll | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Steven Carroll 1a

littérature; romans; livresSteven Carroll: un écrivain incontournable

Il est impossible d’échapper au charme de cet écrivain discret venu d’Australie. Son écriture sobre, précise, aux émotions contenues ainsi que sa force narrative éblouissante, évoquent une banlieue de Melbourne entre les années 50 et les années 70. Nous y croisons le destin de Rita, de son mari Vic, le mécanicien du premier livre, De l’art de conduire sa machine et de leur fils Michäel, fasciné par le cricket dans Un long adieu. Photographie en sépia, pourrait-on dire, de ce faubourg paisible qui s’ouvre peu à peu aux résonances du monde avec ses personnages attachants, constamment en mouvement, en devenir, à la recherche d’une vie meilleure.

Steven Carroll est vraiment un conteur extraordinaire. Son économie verbale pour dire la fragilité de l’amour, l’espoir qui vacille, la tristesse de l’enfance évanouie ou l’inexorable métamorphose des paysages urbains, tient de la magie et suffit à qualifier son talent d’incomparable.
 
Avec Le temps qu’il nous a fallu s’achève cette chronique familiale et sociale. Célébration mélancolique de la mémoire qui s’épanche où les souvenirs ont remplacé les rêves, où les jeunes qui défendent l’avenir contrastent avec les plus anciens qui ont passé le témoin et ne se sentent plus nécessaires à la collectivité, spectateurs ironiques du temps qui passe. Magnifique!
 
Steven Carroll est né à Melbourne en 1949. Enseignant au niveau secondaire et critique dramatique, il se consacre aujourd’hui exclusivement à l’écriture. Ses plus belles récompenses littéraires sont le Miles Franklin Award 2008 et le Commonwealth Writers Prize 2008 pour Le temps qu’il nous a fallu.

Il vit à Melbourne, partage sa vie avec l’écrivain Fiona Capp – publiée par les éditions Actes Sud - depuis plus de 15 ans et leur fils de 10 ans.
 

De l'art de conduire sa machine (Phébus, 2005)

Un long adieu (Phébus, 2006)

Le temps qu'il nous aura fallu (Phébus, 2009)


publié dans Le Passe Muraille no 80 - décembre 2009

00:17 Écrit par Claude Amstutz dans Le Passe Muraille, Littérature étrangère, Steven Carroll | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; romans; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/12/2010

Steven Carroll

9782752902948.gifSteven Carroll, Le temps qu'il nous a fallu (Phébus, 2009)

Vous souvenez-vous de L’art de conduire sa machine et Un long adieu, cette bouleversante chronique familiale des années 50, située dans les faubourgs de Melbourne ? Avec ce dernier volet, elle s’achève dans les années 70. Nous y retrouvons Vic, Rita et Michael. Une nouvelle fois, vous tomberez sous le charme de ces gens ordinaires.  Célébration mélancolique de la mémoire qui s’épanche à travers l’évocation sensible du quotidien, ce roman est aussi le témoin ironique du temps qui passe et d’un monde qui change. Eblouissant !

00:13 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Steven Carroll | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

28/12/2010

Steven Carroll

9782752902054.gifSteven Carroll, Un long adieu (Phébus, 2006)

Steven Carroll signait avec De l’art de conduire sa machine un chef d’œuvre. Il nous revient ici, avec certains personnages déjà présents dans son précédent ouvrage : Rita et Vic, le conducteur de train du premier livre, ainsi que leur fils Michael aujourd’hui fasciné par le cricket, une véritable ligne de défense selon son auteur. Photographie en sépia d’une banlieue paisible après la guerre avec son atmosphère communicative – un mélange de compassion et de mélancolie - qui s’ouvre aux résonances du monde.

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Steven Carroll | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/12/2010

Steven Carroll

9782752901040.gifSteven Carroll, De l'art de conduire sa machine (Phébus, 2005)

Tout l’art de Steven Carroll consiste à nous faire partager le destin de personnages simples aux émotions brutes, contenues, violentes parfois, dans une langue précise où une économie verbale rend l’émotion plus intense encore. Situé dans une banlieue de Melbourne, nous suivons, à travers la fin des locomotives à vapeur des années 50, un monde entraîné dans la modernité, bousculant les rêves de Rita, Vic et Michael - les héros du livre - noyant les repères des uns et des autres, sans réduire à néant, malgré tout, leur instinct de survie. La fin du roman arrache les larmes, et c’est bien rare. Un des chef d'oeuvres de la décennie!

00:53 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Steven Carroll | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

23/01/2010

Coup d'oeil dans le rétroviseur

Bloc-Notes, 19 janvier / Les Saules

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Et si je vous parlais, en ce début d’année, des millésimes si chers aux viticulteurs ? Autrement dit, quel serait le livre de l’année, celui défendu becs et ongles, celui dont je ne me séparerais pour rien au monde, celui qui a enchanté mes nuits ou donné un sens à mon quotidien ? Bien sûr, cette attribution de roses rouges est personnelle, subjective, viscéralement liée au fil rouge des humeurs ou émotions, parfois graves, mais souvent légères comme une envolée de ballons dans une fête foraine.

 

Voici donc 11 titres, ceux qui m’accompagnent toujours, dont je ne me lasse jamais, que j’incite à faire découvrir à mes proches, connaissances ou amis de passage. Un bouquet de fleurs sauvages qui commence avec Vu de l’extérieur de Katherine Pancol (1993), suivi par Le jour des abeilles de Thomas Sanchez (2001), Rapport aux bêtes de Noëlle Revaz (2002), Tout ce que j’aimais de Siri Hustvedt (2003), Un amour de jeunesse de Ann Packer (2004), Oublier l’orage de Cédric Morgan et De l’art de conduire sa machine de Steven Carroll (2005), Le pays des ténèbres de Stewart O’Nan (2006), Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel (2007), Les intermittences de la mort de José Saramago (2008) et enfin Lark et Termite de Jayne Anne Phillips (2009).

 

Peut-être y trouverez-vous, dans un monde à certaines heures étrangement artificiel ces quelques vibrations communes qui nous rapprochent les uns des autres, qui sait? Dans tous les cas, livrez-vous à cet exercice jubilatoire et vous serez surpris par les poissons pris à votre hameçon. Pas forcément ceux auxquels vous sembliez pourtant si attachés …

 

La liseuse, de Pierre-Auguste Renoir (1876), Musée du Louvre, Paris

10:53 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Jayne Anne Phillips, Katherine Pancol, Noëlle Revaz, Philippe Claudel, Steven Carroll | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bloc-notes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |