07/02/2013
Morceaux choisis - Abdelwahab Meddeb
Abdelwahab Meddeb
Blanche la ville L'homme y vogue dans les airsoù qu'il soit il ne perd pas le cielet la mer toujours à la hauteur du patiobaignoire qui flotte entre les deux bleusque les oiseaux seuls déchirentdeux trois coups d'ailes vous emportentà l'éventail des pinshaies sur le profil des jardinsl'arche et le pont sont des corpsqui étendent des passerellesentre les vivants et les morts Je monte et je redescendsje remonte encorej'aperçois l'ombre d'Ayaje la hèle la nuit sur l'autre trottoirà chaque porte elle presse le paselle ne se retourne passes talons résonnent et vibrentau silence des lampadairesmiroir où j'entends frémir les palmes Les arcs dansent à l'air de l'automnesur la chaussée noire humectée de larmesle choeur des pleureuses module son crielles forcent le thorax autour de la tombe pierre blanche coffre de terrequi enferme le corps du rebelleles paroles rassemblent ses resteset les déportent vers l'adhésion posthume Pour Aya j'ai exhumé un vieux poètequi chantait l'ivressel'herbe ployait au pied de sa tombeun cep avait crule poids des tibias avait écrasé les grappesle sang de la vigne s'était mêlé à l'encreau fond de la coupe j'ai trempé le doigtj'ai inventé des ablutionspour errer la nuit je coursles tempes battentderrière la questionj'ai l'espoir de lever un voileoh seulement un des mille voilesqui couvrent la scèneoù le maître ancien avait dit les motsqui éclairent en un petit nombre de vers Je les ai récités devant les pleureusesà l'approche de la blancheurdès qu'Aya se change en oiseausurvolant l'enceinteentre les coupoles et les tombesles femmes lèvent leurs bras hors du voilel'olive entre les doigtselles sèment des graines de chènevissous les rides du grès entre les deux stèles Elle quitte le kiosque le jardin des mortsje marche emmêlé à ses ombresje m'étonne des humains divisésdésoeuvrésdans le quartier des berges Je dis à Ayaje vois en une même racedeux peuples parlant deux languesfabulant deux coupes de costumesastiquant des signes qui divergent Où sont les passagescomment traverserentre l'une et l'autre moitiésle gouffre sera comblé par le fracas des osjetés selon le calcul de la cruautéqui traque la portée des cadavrescarcasses de fer-blanc tordules crânes seront les pavés des pontsl'autre peuple est chassé de vos cènes Le gardien de la nuit me prévientaucune table commune sera dresséene rôdez pas près de la radesous les arcadesil y a ceux qui mordenttatouant au sang la chair de la joueles deux peuplesn'orientent pas leurs oreillesvers les sons qui déclinentles lettres d'un même alphabet Chacun cache un couteau sous le matelasles ères se succèdent les fins se suiventles trappes s'ouvrentils figent le passésans prendre le temps de découvrirqu'ils disparaissentmaîtres et serfsles pasteurs occupent la villebâtie par des pèresdont les enfants étaient partis Leur don échoue sur les récifsles formes chantent la gloire du lieules ciseaux avaient taillé dans la barrièreune tunique parée de lettres et de pierresle linge flotte sur les balconsle sang de la bête immolée est avalépar la bonde des éviers Les murs tremblent les ongles creusentpeintures et crépis s'effritentle prurit atteint la chair du bâtiAbdelwahab Meddeb, Blanche la ville / Tunisie dans: Eglal Errera, Les poètes de la Méditerranée - Anthologie (coll. Poésie/Gallimard, 2010)
18:47 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Alphonse Allais
Alphonse Allais
Il la rencontra un jour dans la rue, et la suivit jusque chez elle. À distance et respectueusement. Il n'était pourtant pas timide ni maladroit, mais cette jeune femme lui semblait si vertueuse, si paisiblement honnête, qu'il se serait fait un crime de troubler, même superficiellement, cette belle tranquillité! Et c'était bien malheureux, car il ne se souvenait pas avoir jamais rencontré une plus jolie fille, lui qui en avait tant vu et qui les aimait tant. Jeune fille ou jeune femme, on n'aurait pas su dire, mais, en tout cas, une adorable créature. Une robe très simple, de laine, moulait la taille jeune et souple. Une voilette embrumait la physionomie, qu'on devinait délicate et distinguée. Entre le col de la robe et le bas de la voilette apparaissait un morceau de cou, un tout petit morceau. Et cet échantillon de peau blanche, fraîche, donnait au jeune homme une furieuse envie de s'informer si le reste était conforme. Il n'osa pas. Lentement, et non sans majesté, elle rentra chez elle. Lui resta sur le trottoir, plus troublé qu'il ne voulait se l'avouer.
Nom d'un chien! disait-il, la belle fille! Il étouffa un soupir: Quel dommage que ce soit une honnête femme!
Il mit beaucoup de complaisance personnelle à la revoir, le lendemain et les jours suivants. Il la suivit longtemps avec une admiration croissante et un respect qui ne se démentit jamais. Et chaque fois, quand elle rentrait chez elle, lui restait sur le trottoir, tout bête, et murmurait: Quel dommage que ce soit une honnête femme!
Vers la mi-avril de l'année dernière, il ne la rencontra plus. Tiens! se dit-il, elle a déménagé. Tant mieux, ajouta-t-il, je commençais à en être sérieusement toqué. Tant mieux, fit-il encore, en manière de conclusion.
Et pourtant, l'image de la jolie personne ne disparut jamais complètement de son coeur. Surtout le petit morceau de cou, près de l'oreille, qu'on apercevait entre le col de la robe et le bas de la voilette, s'obstinait à lui trottiner par le cerveau. Vingt fois, il forma le projet de s'informer de la nouvelle adresse. Vingt fois, une pièce de cent sous dans la main, il s'approcha de l'ancienne demeure, afin d'interroger le concierge. Mais, au dernier moment, il reculait et s'éloignait, remettant dans sa poche l'écu séducteur.
Le hasard, ce grand concierge, se chargea de remettre en présence ces deux êtres, le jeune homme si amoureux et la jeune fille si pure. Mais, hélas! la jeune fille si pure n'était plus pure du tout. Elle était devenue cocotte. Et toujours jolie, avec ça! Bien plus jolie qu'avant, même! Et effrontée! C'était à l'Eden. Elle marcha toute la soirée, et marcha dédaigneuse du spectacle. Lui, la suivit comme autrefois, admiratif et respectueux. À plusieurs reprises, elle but du champagne avec des messieurs. Lui, attendait à la table voisine. Mais ce fut du champagne sans conséquence. Car, un peu avant la fin de la représentation, elle sortit seule et rentra seule chez elle, à pied, lentement, comme autrefois, et non sans majesté.
Quand la porte de la maison se fut refermée, lui resta tout bête, sur le trottoir. Il étouffa un soupir et murmura: Quel dommage que ce soit une grue!
Alphonse Allais, Pas de suite dans les idées, dans: A se tordre (coll. GF/Flammarion, 2005)
image: www.lemonde.fr
00:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
05/02/2013
Clémence Boulouque 1b
Morceaux choisis
Kippour 20... Jour du Grand Pardon.
Onze heures du matin. Il me reste neuf heures et trente-trois minutes de migraine. Dans une salle de concert, transformée en synagogue, je tourne les pages du Mahzor, le livre de liturgie. Je me demande pourquoi obéir à ces commandements. Vingt-cinq heures de jeûne et de soif au terme desquelles résonnera la bénédiction: Shana tova. Gmar hatima tova. Bonne année. Bonne inscription.
Inscris-moi, Seigneur, dans le livre de la vie, est l'une des prières répétées plusieurs fois pendant onze heures d'affilée, au long de cette journée d'affliction. Je regarde autour de moi, articule des mots sans penser à ce que murmurent mes lèvres, et essaie de sourire pour me donner des forces, et je me révolte, décide que je ne sais plus pourquoi je m'affame, après tout, c'est Dieu qui devrait jeûner pour nous, il a tout l'univers à se faire pardonner. Je doute d'arriver au bout de la journée, comme chaque année.
Et soudain, mes yeux replongent vers le livre et voient: je n'emporte rien du monde, une citation d'Isaïe, la phrase qui me relie à elle, celle que je cherchais depuis des années, et j'entends la voix de Julie, surgir un jour d'expiation. Venue m'escorter dans la faiblesse, dans le jour où tout est vain et essentiel, où tout s'efface, flotte, où le monde se suspend, consigné à la sortie de cette assemblée. Où il nous est enjoint de trouver de nouvelles définitions de soi, se redessiner. Les étymologies hébraïques m'étourdissent. Baharut signifie adolescence. Harut signifie graver. Herut veut dire liberté.
Tu n'as rien emporté, non. Tu m'a laissé cette adolescence. Quelque chose d'une liberté à graver. Un retrait, maladif, peut-être. Je regarde le monde s'agiter, blesser, me blesser parfois, et je pense que la vie est ailleurs.
Dans le baiser que tu m'as volé, et que je t'aurais abandonné, si tu me l'avais demandé.
Clémence Boulouque, Je n'emporte rien du monde (Gallimard 2013)
image: Marc Chagall, L'ange au chandelier (ipaintingsforsale.com)
00:39 Écrit par Claude Amstutz dans Clémence Boulouque, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
29/01/2013
Morceaux choisis - Albertine Sarrazin
Albertine Sarrazin
O jongleur de paradisRevenu en purgatoireAvec les yeux étourdisQuelle magicienne histoireEst l'amour que tu prédis L'illusion avec l'annéeRevient aux quatre printempsLa neige s'en est alléeEt sûr j'en ferais autant Bel amour qui saintementPour que la nuit rste belleAu coeur de chaque tourmentJette une étoile rebelleEt l'éveille talisman L'illusion avec l'annéeRevient aux quatre printempsLa neige s'en est alléeEt sûr j'en ferais autant
Albertine Sarrazin, Lettres et poèmes (coll. Livre de poche/LGF, 1971)
08:43 Écrit par Claude Amstutz dans Albertine Sarrazin, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
27/01/2013
Morceaux choisis - Adolfo Bioy Casares
Adolfo Bioy Casares
La rue était plongée dans le noir. Il fait plus sombre que tout à l'heure, se dit-il. Quelqu'un a dû s'amuser à casser les réverbères. Ou bien ils préparent une embuscade. Regardant avec méfiance les rangées d'arbres, il constata que derrière les premiers troncs il n'y avait personne de caché, mais à la hauteur du troisième la nuit devenait impénétrable. En avançant, il s'exposait à une agression qui, bien qu'il la guettât, serait soudaine. Il fut sur le point de revenir sur ses pas, mais un sentiment de tristesse lui en ôta le courage. Il se souvint de Nestor. Il eut des regrets: On vit sans faire attention, distraitement. S'il réagissait, s'il sortait de sa distraction, il penserait à Nestor, à la mort, à des personnes et à des choses disparues, à lui-même, à la vieillesse. Il se dit: Une grande tristesse vous libère.
Indifférent à tout, il se mit à marcher au milieu de la rue, pour, de toute façon, n'être pas surpris. Il crut soudain apercevoir devant lui une vague forme, une masse plus foncée que l'obscurité de la nuit. Il se dit: Un tank. Non, plutôt un camion. Une lumière jaillit à deux pas de lui. Vidal ne détourna pas la tête, ne ferma pas les yeux; il garda le visage levé, impassible. Aveuglé par ce torrent de clarté, il éprouva une jubilation imprévue, , comme si l'éventualité d'une mort si lumineuse l'exaltait à l'égal d'une victoire. Il demeura ainsi quelques instants, concentré sur cette blancheur éblouissante, incapable d'une pensée ou d'un souvenir, immobile. Puis les phares reculèrent et leur faisceau éclaira, dans des plaques rondes, des troncs d'arbres et des façades de maisons. Il put voir que le camion s'éloignait, chargé de gens silencieux, massés contre les flancs rouges, décorés d'arabesques blanches. Il fit le point, non sans orgueil: Peut-être que si j'avais déguerpi comme un lapin, ils m'écrasaient. Peut-être ne s'attendaient-ils pas à ce que je leur tienne tête.
L'air de la nuit et une certaine satisfaction intime le soulagèrent si bien qu'il n'avait plus mal à la tête. Il pensa aussitôt en termes militaires: L'ennemi repoussé, je reste maître du terrain. Un peu confus, il essaya de traduire les faits plus modestement: Je n'ai pas eu peur. Ils sont partis. Je suis seul. Bien qu'il rentrât maintenant se mettre à l'abri chez Nestor, il ne se montrerait plus désormais (vis-à-vis de personne ni même vis-à-vis de lui-même) pressé de chercher une protection. Comme s'il lui était venu le goût du courage, il avança dans la rue obscure, décidé à ne pas rentrer avant d'avoir marché trois cents mètres. Il se dit que cet exploit était un peu inutile, puisqu'il savait qu'en rentrant chez Nestor, il aurait le sentiment très net de se mettre à l'abri.
Adolfo Bioy Casares, Journal de la guerre au cochon, dans: Romans (coll. Bouquins/Laffont, 2001)
traduit de l'argentin par Françoise-Marie Rosset
Hector Bianciotti, La guerre au cochon / article (http://laquinzaine.wordpress.com/2010/11/14/adolfo-bioy-casares-la-guerre%C2%A0au%C2%A0cochon)
17:57 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature sud-américaine, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
24/01/2013
Morceaux choisis - Josyane de Jesus-Bergey
Josyane de Jesus-Bergey
L'émigrée, Je suis celle qui vient de l'autre payspartagée entre le pèreet l'enfance. Je me sais sans terre ni cieln'appartenant qu'à l'instantqui me voit vivre. Venue d'ailleursjamais au bon momentjamais au bon endroit Toujours étrangère avec quelque chose de moinsavec quelque chose de plus Jamais d'accord Mais fière d'être.
Josyane de Jesus-Bergey, L'émigrée, dans: Pas d'ici, pas d'ailleurs - Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines / présentation et choix: Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli, Aurélie Tourniaire / préface: Déborah Heissler (Voix d'Encre, 2012)
image: Henri Matisse, Nu bleu (habit-of-art.blogspot.com)
07:32 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
17/01/2013
Morceaux choisis - Henri Pichette
Henri Pichette
Lalégèrecandidecapricieusetourbillonnanteouatéepoudreuseneige dont j'aimelalente lente chute Par un jour de grisaille aux vapeurs violâtresou quelques fois même (je l'ai vu)par un ciel terre de Sienneellepapillonne blanc,plus blanc que les piérides blanchesqui volettent en avrilcomme fiévreusement, à moins que ce ne soit frileusementautourde rosescouleur d'âtre Météorequi touche ma manchede ratine, y posant des cristaux à six branchessous mes yeux d'étincelles Pluiedeplumesdemouettesmuettes Recouvrant la plaine déshéritéeemmantelant la forêt squelettique Epaisse, assoupissante et ensevelissante Blanche telleune belle absence de parole Blanche autant qu'absoluedans un silence d'oeilqui rêve l'éternité blanche Neige neigéetellement soleilléeque d'un blanc aveuglant,et brûlante! Neiges de Harfang aux iris jaune d'oret ventre blanc pur de la Panthère des neiges De quel oiseau fléché fuyant à travers cielce pointillé de sang sur la neige vierge? Regardez, par delàcette grille givréed'innocentes herminesdorment tout de leur longsur les bras des croix Alors qu'à l'intérieur l'enfantle front appuyé à la vitrepour jouerfait de la buée,dehors chaque floconéclate une petite larmequi rouleen basdu carreauoù le mastic est vieux comme la maison Ettout là-bas(à l'heure de mon coeur qui bat tout bas)quelqu'uncontemplela rencontre de la neigefloconneuse, innombrableavec la merformidable, commede plomb,glauque
Henri Pichette, Ode à la neige, dans: Odes à chacun, suivi de: Tombeau de Gérard Philipe (coll. Poésie/Gallimard, 2009)
image: Le port de Brest (lilasjade.centerblog.net)
05:04 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
15/01/2013
Morceaux choisis - Guido Ceronetti
Guido Ceronetti
Deux fois par jour, vers six heures du matin et cinq heures de l’après-midi, une tasse de thé répétée de Thé vert de Chine arrive, avec son infaillible vertu unitive, qui conforte, ressuscite, pour me remettre à flot et me préserver de toute espèce d’inertie, d’hébétude, d’abattement.
Messages clandestins, enveloppés de papier de riz, qui trouvent une oreille, de la Lumière.
Je ne suis pas un Oriental. Mes gestes rituels ne viennent pas des Maîtres; ils ressemblent plutôt à une habitude carcérale continuée au cours des années. Debout, toujours, près d’une fenêtre au rideau écarté… Mais de l’Orient orientant il me reste la confiance qu’à sortir de soi-même dans une juste mesure, et de façon coutumière, il n’y a rien de dangereux, et que voir, entendre et rencontrer des esprits n’est pas inquiétant.
Aussitôt descendu, l’Esprit du Thé commence à opérer. Légères pressions internes, acupunctures invisibles, déclics opportuns des organes sensoriels, sampans de petites lumières, silences soudainement colorés, une succession ponctuelle d’excitations qui vont de l’œil intérieur (qui est peut-être une oreille ou une main) le long des vertèbres déraidies au coccyx resurrecturus. Alors, dans l’obscurité, de nombreuses petites fenêtres redeviennent vivantes, et les mots ont moins de peine à retrouver leur origine dans les espaces éloignés. Paix du massage, racine du son, bonté du frottement secret. Regarder d’une pause d’union intime ce qui est désuni et déchiré est un moment dont la mort est absente. Faire reculer, fût-ce de très peu, la marge du fini qui éclaire pour bien des heures.
Dans la lutte pour s’opposer mentalement à ce qui est, dans le temps vérifiable comme une agression des ténèbres à laquelle rien ne s’oppose matériellement, sur des tablettes libératrices que le Thé aide à retrouver et à déchiffrer, j’apprends à ne pas abhorrer avec excès les ténèbres afin de ne pas détruire les quelques possibilités de pénétrer leur secret.
Sans des curiosités désespérées en mouvement continuel, le désespoir n’aurait pas de limites.
Le souffle du Thé s’insinue dans les angles morts, interroger des statues salies de boue ne l’épouvante pas. Dans les crevasses de l’aride il introduit quelques-unes de ses gouttes, il redonne figure à ce qui a perdu ses couleurs. En grattant les cachettes abandonnées, il en fait sortir quelques notes d’un ribab enchanté. Les pensées qui ne sont pas de moi deviennent les miennes avec beaucoup de facilité; les miennes, quiconque, s’il veut, peut les faire siennes, quel que soit son excitant, sans besoin d’un nom: la pensée ne prononce ni Tien ni Mien.
L’homme boit le Thé parce qu’il a peur de l’homme.
Le Thé boit l’homme, l’herbe la plus amère.
Guido Ceronetti, Préface à: Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme (Albin Michel, 1991)
traduit de l’italien par André Maugé
image: c.fee.mains.over-blog.com
17:34 Écrit par Claude Amstutz dans Guido Ceronetti, Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
13/01/2013
Morceaux choisis - Georges Perros
Georges Perros
Dans la brousse de l’âmeSur les pistes du cœur,Dans la forêt des sensPlus obscure que l’autreDans sa bruyante et clandestineMultitude sauvageA travers les imagesQui prennent l’air du rienQuand il vente très hautDans le ciel du grand vide,Prends ton sac, droit le dos,Marche et rêve au pas vifDe qui n’est jamais lasD’aller où ne vont plusQue quelques chers fantômesNous leur devons la vieNous doivent-ils leur mortLa parole s’éteintAu rythme des relaisOn se passe un témoinQui détient le secretAu dernier homme de l’ouvrirQuand plus personne devant luiPour délivrer le lourd messageDont nous bégayons entre nousLes aveuglantes évidences.Les grecs en suçaient les deux bouts.
Georges Perros, Pour ainsi dire, dans: Collectif, Avec Georges Perros (coll. Encres/Recherches Exit, 1980)
Image : Maison de Georges Perros (fr.wikipedia.org)
17:45 Écrit par Claude Amstutz dans Georges Perros, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
11/01/2013
Morceaux choisis - Umberto Saba
Umberto Saba
Mots,Où le cœur de l’homme se reflétaitNu et surpris – aux origines;Je cherche au monde un coin perdu,L’oasis propice à vous laver par mes pleursDu mensonge qui vous aveugle.Alors fondrait aussi la masse des souvenirs effrayants,comme neige au soleil.
Umberto Saba, Mots, dans: Anthologie bilingue de la poésie italienne (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1994)
traduit de l'italien par Philippe Renard
10:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |