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04/07/2012

Morceaux choisis - Alberto Savinio

Alberto Savinio

littérature; essai; voyages; livres

Mais où sont les grands brouillards de Milan? Le brouillard meuble les villes, recueille les propos des hommes et les conserve; et quand vient le printemps, et que le soleil brille à nouveau dans les vitrines des magasins, et que les femmes s'élancent hors les noires entrées de leurs maisons, et comme faisanes dorées se répandent en battant des ailes dans la ville, les mots retenus des mois et des mois par le brouillard se libèrent en sonorités, et pleuvent du ciel scintillant. (...)

Le brouillard est commode. Il transforme la ville en une énorme bonbonnière, et ses habitants en autant de fruits candis. Le brouillard unit et invite à la vie domestique. L'amour aussi est favorisé par le brouillard, enclos et tendrement humain. Crois-nous-en lecteur, nous qui pour raisons de naissance et par ambitions poétiques avons soupiré après les amours parmi les myrtes, sous un ciel limpide, en face de la mer homérique: là-haut, sur cette terre sans dieux, on comprend combien les dieux, encore qu'invisibles et libres dans la lumière, sont des compagnons inutiles et des témoins fastidieux.

Dans le brouillard, passent des femmes et des jeunes filles encapuchonnées. Une légère fumée flotte autour de leurs narines et de leur bouche mi-close. Les yeux brillent sous le capuchon. Est-il revenu, le temps des nuits dansantes et des dominos? Je te connais joli masque! Suivre un de ces dominos à l'intérieur de la tiède habitation, se retrouver dans le prolongement des miroirs d'un salon, parmi les tapis moelleux et les meubles graves qui font famille, s'embrasser encore sentant bon le brouillard, tandis que le brouillard dehors se presse contre la fenêtre et, discret, silencieux, protecteur l'opacifie.

On comprend pourquoi dans le Nord la volonté de vivre est plus forte. La mort aussi est moins brutale dans les villes de brouillard, elle qui est d'une telle cruauté dans les villes de soleil. Les morts se détachent de nous mais ne nous abandonnent pas tout à fait. Ils vont habiter un peu plus loin, dans leur ville à peine plus petite, et le brouillard unit morts et vivants. Qui a l'oreille fine, entend respirer les morts tout doucement, sous l'épaisse couverture de brouillard, dans leurs confortables maisonnettes. Ne donnez pas le soleil aux morts: vous les rendriez malheureux et affamés de vie.

Alberto Savinio, Ville j'écoute ton coeur (Gallimard, 2012)

traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano 

image: Maurizio, Naviglio con nebbia / Milano 1945 (flickr.com) 

02:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; voyages; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/07/2012

Morceaux choisis - Henri Calet

Henri Calet

littérature; essai; voyages; livres

Les Suisses, même dans les villes,
recherchent plus les jouissances de la vie intérieure
que les plaisirs brillants de la société.
Le goût de la musique est très répandu chez eux.

(Cours de Géographie)

Le 14 juillet à Paris, le 1er août en Suisse: deux fêtes nationales coup sur coup, j'étais comblé. Les réjouissances commençèrent à la tombée du jour, au passage à niveau. C'est là que se groupa le cortège. Trois gendarmes en tête (ou ce que je pris pour des gendarmes) suivis par L'Instrumentale, bannière au vent - il n'y avait pas de vent -, après venaient quelques sapeurs-pompiers du genre dragons d'Alcala, puis ensuite un groupe de marins à pompons rouges, des gymnastes, les autorités civiles que j'allais oublier, le drapeau fédéral et sa garde d'honneur casquée, habillée de cet uniforme gris qui ne me plaît pas beaucoup, enfin des dames et demoiselles en costumes vaudois et une ribambelle de gosses portant des lampions. L'ensemble était pittoresque.

Et nous partîmes, au pas, en musique, en direction du château de Chillon tandis que je sentais grandir en moi un patriotisme tout nouveau. A notre approche, le boucher fit éclater deux pétards. Plus loin, le fruitier embrasa sa devanture. On déboucha devant le château, où des guirlandes électriques multicolores avaient été tirées entre les arbres. Une tenture rouge marquée à la croix blanche formait toile de fond.

Un monsieur monta dans une sorte de chaire pour nous lire le programme. Une intense émotion rendait son élocution des plus particulières. En outre, il coupait son discours de pauses inexplicables. Il me sembla que deux mots revenaient assez souvent: ... croissants chauds... croissants chauds... On allait bénéficier d'une distribution de croissants chauds. Une vieille coutume suisse, possiblement.

Là-dessus, L'Instrumentaliste joua Au Drapeau et puis un pot-pourri. Bonne soirée. Un des musiciens s'affaissa soudain, sans bruit. On le porta à l'écart, en bordure de la voie ferrée. Nous nous dîmes qu'il avait trop bu et la fête continua. Un autre monsieur était en chaire; il allait nous faire l'allocution patriotique attendue. Il s'exprimait bien. Nous écoutâmes une longue harangue dans laquelle il fut question d'une conférence importante qui se tenait à Paris, de l'industrie hôtelière, de l'armée suisse, et de bien d'autres sujets. Pendant ce temps, le musicien se roulait par terre en se griffant la poitrine. Il paraissait souffrir. Le monsieur arrivait à la péroraison...

- Tous pour un, un pour tous! s'écria-t-il.

Personne ne s'inquiétait du musicien toujours occupé à se contorsionner dans l'herbe. Une courte phrase pour conclure:

- J'ai dit!

Nous applaudîmes sans excès de chaleur. Après cela, des adolescents firent des mouvements de gymnastique rythmique et des sauts aux barres parallèles... On se décida à transporter le musicien hors de la foule. C'était un homme assez grand, jeune encore, très pâle; il fermait les yeux, comme s'il allait mourir. Je me demande quel effet cela produit en soi d'avoir très mal ainsi parmi une cohue joyeuse, au grand air. L'Instrumentale exécuta le Cantique suisse. Et nous nous séparâmes sans qu'il y eût aucune distribution de croissants chauds. J'avais du mal à comprendre.

Le musicien était étendu sur un matelas, entouré de petits enfants curieux. Il est mort là, une nuit de fête nationale, sans faire de bruit, et sans même que l'on s'en aperçut, en grande tenue à brandebourgs de trombone de L'Instrumentale. Certes, nul ne choisit son instant ni son coin pour cela. Qui sait où et quand il nous adviendra de nous mettre à agoniser et à mourir. Il n'est pas certain que nous nous y prenions aussi simplement, aussi dignement que le trombone ni que nous ayons des enfants tout autour de notre lit - si, par chance, nous avons un lit - ni que l'on joue le Cantique suisse à notre intention, ni que l'on éclaire le ciel de fusées roses et vertes...

Henri Calet, Rêver à la Suisse / 1948 (Pierre Horay, 1984)

image: François Boçion, La promenade devant Chillon /1868 (www.huma3.com)

11:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; voyages; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

28/06/2012

Morceaux choisis - François Mauriac

François Mauriac

François Mauriac 5.jpg

Fernand regarda autour de lui: c'est bien la chambre où Mathilde est morte. Voici le cadre en coquillages où elle ne sourit pas. Un oiseau grimpeur chante avec sa voix de printemps. Matinée pleine de fumée et de soleil. Pour rejoindre Mathilde, il lui faut remonter des profondeurs de sa vie à l'extrême surface du passé le plus proche. Il essaie de s'attendrir, songeant comme ils ont peu vécu ensemble. Maintenant la bru n'a plus sur la belle-mère l'avantage d'être morte: sa vieille ennemie l'a rejointe dans le troisième caveau à gauche, contre le mur du fond. L'une et l'autre appatiennent désormais à ce qui n'est plus; et Fernand s'irrite de la petite part de sa vie dévolue à l'épouse, alors que la mère couvre de son ombre énorme toutes les années finies.

Il achève de s'habiller, erre au jardin, regarde à la dérobée la fenêtre du bureau où ne l'irritera plus une vieille tête à l'affût. Est-ce parce qu'il ne se sait plus ainsi épié, qu'il éprouve si peu le désir de rejoindre Mathilde? Fallait-il que cet immense amour obsédant de sa mère le cernât de ses flammes pour que, traqué, il descendit en lui-même jusqu'à Mathilde? Voici que l'incendie est éteint. Ce brasier, qui le rendait furieux, soudain le laisse grelottant au milieu de cendres. Il existe des hommes qui ne sont capables d'aimer que contre quelqu'un. Ce qui les fouette en avant vers une autre, c'est le gémissment de celle qu'ils délaissent.

François Mauriac,  Génitrix (coll. Livre de Poche/LGF, 1979)

27/06/2012

Morceaux choisis - Georges Feydeau

Georges Feydeau

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Ventroux: Tu allumes dans ton cabinet de toilette... et tu ne fermes même pas les rideaux! 

Clarisse: Oh! quand?

Ventroux: Mais... hier!

Clarisse: Ah! bien, oui, hier.

Ventroux: Parce que tu ne vois plus au dehors, tu es comme l'autruche: tu t'imagines qu'on ne te voit pas du dehors.

Clarisse: Oh! qui veux-tu qui regarde?

Ventroux: Qui? Mais Clémenceau, ma chère amie!... Clémenceau, qui demeure en face!... et qui est tout le temps à sa fenêtre!

Clarisse: Bah! il en a vu bien d'autres, Clémenceau!

Ventroux: C'est possible!... C'est possible, qu'il en ait vu d'autres, mais j'aime autant qu'il ne voie pas celle-là. Ah! ben, je serais propre!

Clarisse: En quoi?

Ventroux: En quoi? Mais tu n'y songes pas! Tu ne connais pas Clémenceau! c'est notre premier comique, à nous. Il a un esprit gavroche! Il est terrible! Qu'il fasse un mot sur moi, qu'il me colle un sobriquet, il peut me couler!

Clarisse: T'as pas ça à craindre, il est de ton parti.

Ventroux: Mais, justement! c'est toujours dans son parti qu'on trouve ses ennemis! Clémenceau serait de la droite, parbleu! je m'en ficherais!... et lui aussi!... mais, du même bord, on est rivaux! Clémenceau se dit qu'il peut redevenir ministre!... que je peux le devenir aussi!...

Clarisse: Toi?

Ventroux: Quoi? Tu le sais bien! Tu sais bien que, dans une des dernières combinaisons, à la suite de mon discours sur la question agricole, on est venu tout de suite m'offrir... le portefeuille... de la Marine.

Clarisse: Oui, oh!...

Ventroux: Ministre de la Marine! tout de même, hein? tu me vois?

Clarisse: Pas du tout!

Ventroux: Naturellement!

Clarisse: Ministre de la Marine! tu ne sais même pas nager!

Ventroux: Qu'est-ce que ça prouve, ça? Est-ce qu'on a besoin de savoir nager pour administrer les affaires de l'Etat?

Clarisse: Pauvres affaires!

Georges Feydeau, Mais n'te promène donc pas toute nue (Mille et une nuits, 2001)

image: theatre-laluna.fr

00:24 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/06/2012

Morceaux choisis - François-René de Chateaubriand

François-René de Chateaubriand

Mont_Blanc FB.jpg

Il en est des monuments de la nature comme de ceux de l'art; pour jouir de leur beauté, il faut être au véritable point de perspective; sans cela les formes, les couleurs, les proportions, tout disparaît. Dans l'intérieur des montagnes, comme on touche à l'objet même et que le champ de l'optique est trop resserré, les dimensions perdent nécessairement leur grandeur: chose si vraie, que l'on est continuellement trompé sur les hauteurs et sur les distances. J'en appelle aux voyageurs: le Mont-Blanc leur a-t-il paru fort élevé du fond de la vallée de Chamouni? Souvent un lac immense dans les Alpes a l'air d'un petit étang; vous croyez arriver en quelques pas au haut d'une pente que vous êtes trois heures à gravir; une journée entière vous suffit à peine pour sortir de cette gorge à l'extrémité de laquelle il vous semblait que vous touchiez de la main. Ainsi cette grandeur des montagnes dont on fait tant de bruit, n'est réelle que par la fatigue qu'elle vous donne. Quant au paysage, il n'est guère plus grand à l'oeil qu'un paysage ordinaire.

Mais ces monts qui perdent leur grandeur apparente, quand ils sont trop rapprochés du spectateur, sont toutefois si gigantesques qu'ils écrasent ce qui pourrait leur servir d'ornement. Ainsi, par des lois contraires, tout se rapetisse à la fois dans le défilé des Alpes, et l'ensemble et les détails. Si la nature avait fait les arbres cent fois plus grands sur les montagnes que dans les plaines; si les fleuves et les cascades y versaient des eaux cent fois plus abondantes, ces grands bois, ces grandes eaux, pourraient produire des effets pleins de majesté sur les flancs élargis de la terre; mais il n'en est pas de la sorte: le cadre du tableau s'accroît démesurément, et les rivières, les forêts, les villages, les troupeaux gardent les proportions ordinaires. Alors il n'y a plus de rapport entre le tout et la partie, entre le théâtre et la décoration. Le plan des montagnes étant vertical devient en outre une échelle toujours dressée, où l'oeil rapporte et compare malgré vous les objets qu'il embrasse, et ces objets viennent accuser tour à tour leur petitesse sur cette énorme mesure. Les pins les plus altiers, par exemple, se distinguent à peine dans l'escarpement des vallons, où ils paraissent collés comme des flocons de suie. La trace des eaux pluviales est marquée dans ces bois grêles et noirs, par de petites rayures jaunes et parallèles, et les torrents les plus larges, les cataractes les plus élevées ressemblent à de maigres filets d'eau, ou à des vapeurs bleuâtres. 

Ceux qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans les glaciers sont plus heureux que moi; mon imagination n'a jamais pu découvrir ces trésors. Les neiges du bas du Glacier des Bois, mêlées à la poussière du granit, m'ont paru semblables à de la cendre; on pourrait prendre la Mer de Glace, dans plusieurs endroits, pour des carrières de chaux et de plâtre; ses crevasses seules offrent quelques teintes du prisme, et quand les couches de glace sont appuyées sur le roc, elles ressemblent à de gros verre de boutelle.

Ces draperies blanches des Alpes ont d'ailleurs un grand inconvénient; elles noircissent tout ce qui les environne, et jusqu'au ciel dont elles rembrunissent l'azur. Et ne croyez pas que l'on soit dédommagé de cet effet désagréable par les beaux accidents de la lumière sur les neiges. La couleur dont se peignent les montagnes lointaines, est nulle pour le spectateur placé à leurs pieds. La pompe dont le soleil couchant couvre la cime des Alpes de la Savoie, n'a lieuque pour l'habitant de Lausanne. Quant au voyageur de la vallée de Chamouni, c'est en vain qu'il attend ce brillant spectacle. Il voit comme du fond d'un entonnoir au-dessus de sa tête, une petite portion d'un ciel bleu et dur sans couchant et sans aurore; triste séjour où le soleil jette à peine un regard à midi, par-dessus une barrière glacée.

François-René de Chateaubriand, Voyage au Mont-Blanc et réflexions sur les paysages de montagnes (Séquences, 1994)

image: Massif du Mont-Blanc (blog.bikersequipement.com)

16:18 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; voyages; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

24/06/2012

Morceaux choisis - Paul Fort

Paul Fort

Femme pressée FB.jpg

Le silence orageux ronronne.
Il ne passera donc personne?
Les pavés comptent les géraniums.
Les géraniums comptent les pavés.
Rêve, jeune fille, à ta croisée.
 
Les petits pois sont écossés.
Ils bombent ton blanc tablier
que tes doigts roses vont lier.
 
Jeune fille,
ou c'est donc ma vue?
Tes petits pois tombent dans la rue.
Sombre je passe.
Derrière moi les pavés
comptent les petits pois.
Le silence orageux ronronne.
Il ne passera donc personne?
 

Paul Fort, Ballades du beau hasard - Poèmes inédits et autres poèmes (coll. GF/Flammarion, 2009)

image: Place Champollion, Figeac (http://www.fond-ecran-image.com)

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/06/2012

Morceaux choisis - Octavio Paz

Octavio Paz

A l'ombre FB.jpg

Dans mon front a poussé un arbre.
Il a poussé au-dedans.
Ses racines sont des veines,
des nerfs ses branches,
ses feuillages confus des pensées.
Tes regards l’enflamment
et ses fruits d’ombres
sont orange de sang,
grenades de lumière.

Le jour se lève
dans la nuit du corps.
Là au-dedans, dans mon front,
l’arbre parle.
Approche, tu l’entends?
 

Octavio Paz, L'arbre parle (Gallimard, 1990)

traduit de l'espagnol par Frédéric Magne

image: photograff.blogspot.com

08:58 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature sud-américaine, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/06/2012

Morceaux choisis - Vlada Urosevic

Vlada Urosevic

Edvard Münch.jpg

Elle se rêve au mileu d'une salle vide,
Fenêtres obscurcies par des étoffes noires.
Des tubes au néon s'allument tout autour
Leur lumière est blanchâtre et trouble.
 
Elle s'aperçoit qu'elle n'a pas de vêtement.
Des papillons de nuit l'effleurent
de leurs antennes.
Soudain l'étreinte de deux mains de pierre
l'emprisonne.
Des doigts de marbre
commencent à la caresser.
 
Un cri, alors, de ses lèvres jaillit.
A cet instant, très loin,
regard fixe, muettes, 
Frissonnent de passion,
sans que nul ne les voie,
Les statues d'hommes dans les musées obscurs.
 

Vlado Urosevic, dans: Les poètes de la Méditerrannée - Anthologie (coll. Poésie/Gallimard, 2010)

traduit du macédonien par jeanne Angélowski

image: Edvard Munch, Madone / fragment (1894)

19:36 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Morceaux choisis - Luis de Camoës

Luis de Camoës

Sandro Botticelli.jpg

Amour est feu qui brûle et que l'on ne voit pas,
C'est blessure cuisante et que l'on ne sent pas,
Ravissement qui ne sait pas ravir,
Folle douleur qui ne fait pas souffrir.
 
C'est ne plus désirer qu'un seul désir,
C'est marcher solitaire dans la foule,
Jamais n'avoir plaisir à un plaisir,
Penser qu'on gagne alors qu'on se perd.
 
C'est librement vouloir être captif,
C'est servir sa conquête alors qu'on est vainqueur,
Garder sa loyauté à qui nous tue.
 
Mais comment ses faveurs font-elles naître
Une amitié entre les coeurs humains,
Si Amour à ce point se contrarie lui-même?
 

Luis de Camoës, Sonnets (Chandeigne, 2011)

traduit du portugais par Anne-Marie Quint et Maryvonne Boudoy

image: Sandro Botticelli / La naissance de Vénus

00:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

17/06/2012

Morceaux choisis - S.Corinna Bille

S. Corinna Bille

S.Corinna Bille 1.jpg

Elle avait choisi de demeurer seule dans sa tanière. La nuit, elle fut réveillée par un bruit d'avion et s'inquiéta. De jour aussi il en passait. "Un pays solitaire dont le ciel est habité." Ces bruits lui indiquaient les heures. "Mes horloges ronflantes."

Elle sortait peu de la cabane, craignant d'être vue, et plongeait dans le sommeil comme on se noie. Ou bien elle parlait à l'homme absent: "Tu m'as réconciliée avec la vie. Ton regard roux, tes taches de son, ta sévérité quand je te raconte des choses qui ne te plaisent pas... Ta douceur adulte. Si rare. Tu dois te courber pour entrer dans ma tanière et toujours tu devras te pencher sur moi. Homme-Soleil. Pour venir jusqu'à toi j'ai traversé les neiges sales, les roches gluantes, je me suis suspendue aux racines et j'avais peur. Dans ces forêts noires, il y a autant de serpents que de racines, les sapins sont d'un vert si sombre qu'ils m'étouffent, ils pourrissent sur la mauvaise rive du torrent, leurs lichens se collent à ma bouche. J'ai désiré mourir. Mais tu es là."

Elle reconnaissait en elle le bourdonnement d'amour. Elle avait des mains chantantes, des mains fermées pleines d'abeilles et très chaudes. Elle avait une poitrine heurtée par les battements d'un coeur dont elle sentait les coups jusqu'au sommet du crâne. Elle avait un ventre tendre, prêt à s'ouvrir. Elle était créée pour des phénomènes de lévitation. Mais ses yeux se bridaient, curieusement alanguis par l'insomnie. 

Elle s'aventura vers la source, remplissant le seau, s'y lavant toute, dans une odeur forte de menthe écrasée. Les blessures se cicatrisaient bien. Elle alla dans la prairie, écartant les touffes de ciguës, les jeunes arbres, les buissons d'églantier. Elle renouvela les herbes de sa couche. Elle trouva dans un creux un squelette blanchi de renard. Elle arracha, un jour, d'un geste brusque, une grosse marguerite et se mit à en tirer les pétales: un peu, beaucoup, passionnément; elle s'aperçut en faisant virer la tige, qu'elle oubliait le pas du tout! Tant pis. Le dernier pétale disait: il m'aime un peu"C'est ça, il m'aime un peu. Tandis que moi..."

L'excès d'amour la rendait farouchement réservée, presque hautaine. Qu'elle eût préféré rire, elle qui était rieuse de nature. Mais devant cet homme, elle ne riait plus, à peine pouvait-elle parler.

"Cette nuit j'ai vu un oiseau blanc. Tu dis qu'il n'existe pas de huppe blanche dans ces bois, ni de pigeon? Pourtant je l'ai vu. Deux fois. A l'aube, il a sauté sur le rebord de la fenêtre. Il est devenu si grand qu'il la remplissait toute. J'ai bien observé ses pattes recouvertes de plumes bouclées et ses énormes serres. Il a un oeil rond très noir. Mais j'ai fait un signe et il s'est envolé."

S. Corinna Bille, La demoiselle sauvage - Nouvelles (Gallimard, 1992)

image: S. Corinna Bille (theweb.ch)