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13/04/2012

Morceaux choisis - Nirmalprabha Bordoloï

Nirmalprabha Bordoloï

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Si tu portes dans ton coeur un coin de forêt
Tu trouveras l'ombre où goûter le repos.
Si tu gardes dans ton coeur un peu de ciel bleu
Un couple d'oiseaux y prendra son essor.
 
 

Nirmalprabha Bordoloï, Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier (Editions Turquoise, 2012)

06:53 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/04/2012

Morceaux choisis - Henry Miller

Henry Miller

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Le meilleur de l'art d'écrire, ce n'est pas le mal réel qu'on se donne pour accoler le mot au mot, pour entasser brique sur brique; ce sont les préliminaires, le travail à la bèche que l'on fait en silence en toutes circonstances, que ce soit dans le rêve ou à l'état de veille. Bref, la période de gestation. Personne n'a jamais réussi à jeter sur le papier ce qu'il avait primitivement l'intention de dire. La création originale, qui est continue, que l'on écrive ou non, participe du flux élémentaire. Elle s'inscrit hors de toutes dimensions, de toutes formes, de toutes durées. Dans cet état préliminaire, qui est création et non naissance, les éléments appelés à disparaître ne sont pourtant nullements détruits; un principe qui se trouvait déjà être présent, marqué au sceau de l'impérissable, par exemple la mémoire, la matière, Dieu, surgit à l'appel et l'être s'y précipite comme le fétu de pailledans le torrent. Mots, phrases, idées, si subtils et ingénieux soient-ils, coups d'ailes les plus forcenés de la poésie, rêves les plus profonds, visions les plus hallucinantes, ne sont que hiéroglyphes grossiers gravés par la douleur et la souffrance en commémoration d'un événement qui demeure intransmissible.

Dans un monde suffisamment ordonné, il serait utile de faire l'effort déraisonnable de noter de tels hasards miraculeux. Cela n'aurait à vrai dire aucun sens. Si l'humanité prenait le temps de se rendre compte des choses, qui saurait se contenterd'une contre-façon, quand il n'est que de tendre la main pour saisir le réel? Qui aurait envie d'allumer la radio pour écouter Beethoven, par exemple, dès lors qu'il lui suffirait de se tourner vers lui-même pour vivre les extases d'harmonie que Beethoven a désespérément tenté d'enregistrer? Toute grande oeuvre d'art, si elle atteint la perfection, sert à nous rappeler, mieux: à nous faire rêver l'intangible éphémère, c'est-à-dire l'univers. Elle ne jaillit pas de l'entendement, on l'y admet ou on l'en rejette. Admise, elle instille une vie nouvelle. Rejetée, nous en sommes diminués d'autant. Quel que soit son objet, elle ne l'atteint jamais: elle contient toujours un plus dont le dernier mot ne sera jamais dit. Et ce plus, c'est ce que nous lui ajoutons dans notre appétit terrible de ce dont chaque jour qui s'écoule est la négation. Si nous nous admettions nous-mêmes aussi complètement que nous admettons l'oeuvre d'art, l'univers entier de l'art périrait de carence alimentaire. 

Henry Miller, Sexus (Bourgois, 1995)

traduit de l'américain par Georges Belmont

image: Henry Miller, Really the Blues

15:23 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/04/2012

Morceaux choisis - Louis-Ferdinand Céline

Louis-Ferdinand Céline

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Je vous l'accorde, tout le monde peut reconnaître une fièvre, une toux, une colique, gros symptômes pour le vaste public... mais seuls les petits signes intéressent le clinicien... J'arrive à l'âge où sans être du tout naturaliste, le rappel des petites saloperies, mille et mille, analogues ou contradictoires, peut me faire encore réfléchir... à ce propos, il m'est assez souvent reproché de trop m'étendre sur mes malheurs, d'en faire état... Pouah! ne dirait-on pas le drôle qu'il est le seul à avoir eu certains ennuis, le fat!... corniguedouille! oui et non!... combien je reçois de lettres d'insultes tous les jours? sept à huit... et de lettres de folle admiration?... presque autant... ai-je demandé à rien recevoir? que non! jamais!... anarchiste suis, été, demeure, et me fous bien des opinions!... bien sûr que je ne suis pas le seul aux certains ennuis! mais les autres qu'en ont-ils fait de leurs certains ennuis? Ils s'en sont servis à me salir, au moins autant que ceux d'en face!... ennemis soi-disant... à la noce! 

Il se lamente!... tudieu, vous dis, c'est pas fini! le mur des lamentations est plus solide que jamais! deux mille années!... admirez!... la muraille de Chine bien plus vieille!... et que le jour où elle s'abattra vous serez tous dessous, poudre de briques...

Louis-Ferdinand Céline, Nord (coll. Folio/Gallimard, 1997)

09/04/2012

Morceaux choisis - Remo Fasani

Remo Fasani

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Se lever tout doucement avec l'aube,
grandir avec la matinée,
souffler durant l'après-midi,
se reposer quand vient le soir,
dormir en paix la nuit entière,
se réveiller au jour nouveau:
telles sont les vingt-quatre heures
de la brise de Sils Maria,
et son cycle sans fin.
 

Remo Fasani, Novénaires - postface de Philippe Jaccottet (Editions Conférence, 2011)

image: Sils Maria (Grisons)

31/03/2012

Morceaux choisis - Gabriele d'Annunzio

Gabriele d'Annunzio 

littérature; poésie; livres

Que douces te soient mes paroles dans le noir
Comme la pluie qui bruissait tiède et fugitive
Larmes d'adieu du printemps,
Sur les mûriers, les ormes et les vignes,
Sur les pins aux jeunes doigts roses
Qui jouent avec la brise qui se perd,
Et sur le blé qui n'est pas encore blond
Et n'est plus vert,
Et sur le foin qui a déjà subi la faux
Et change de couleur, et sur les oliviers, les oliviers nos frères
Qui rendent les versants pâles de sainteté
Et souriants...

Gabriele d'Annunzio, Soir de Fiesole Anthologie bilingue de la poésie italienne (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1994)

image: Fiesole

22:45 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/03/2012

Morceaux choisis - Kathleen Ferrier 1b

Kathleen Ferrier

En complément, l'une des plus belles interprétations de Kathleen Ferrier: Les Rückert Lieder de Gustav Mahler. Parmi celles-ci, Um Mitternacht a déjà été publié sur La scie rêveuse. Voici donc Ich bin der Welt abhanden gekommen, sous la direction de Bruno Walter, accompagné par le Wiener Philharmoniker.

Boris Terk, A voice is a Person (Allia, 2010) 


 

26/03/2012

Morceaux choisis - Pavel Kohout

Pavel Kohout

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En moins de rien, Simsa se vit passer autour du cou un triple S qui, en temps normal, l'eût gonflé de fierté comme pédagogue et rongé d'envie comme collègue. Il avait été prévu à l'origine qu'à ce moment Simon, remplacé en dernière heure par Frantisek, lui attacherait les mains. Mais les quatre garçons formaient une équipe déjà si parfaitement soudée qu'ils avaient décidé, sans même se donner le mot, de transformer en triomphe une victoire qu'ils savaient désormais acquise.

Les prémonitions d'un bon pédagogue n'ont d'égale que celles d'une mère. Avant même qu'ils l'ussent conçu, Vlk avait compris leur dessein, et il en fut pétrifié. Pendre un client - a fotiori un homme du métier, même mis en condition - sans lui lier les mains était d'une telle inconscience ou témérité que c'était proprement tenter les dieux. Vlk frémit en voyant déjà Simsa faire d'une main un rétablissement de gymnaste sur le bras de la lanterne et desserrer de l'autre le noeud coulant pour se recevoir sur les pieds au milieu de l'assistance. Attachez-le! Attachez-le! faillit-il leur crier, maisdéjà les garçons l'avaient devancé.

Hep! lancèrent Albert, Frantisek, Petr et Pavel d'une seule voix, les deux premiers en ramenant à eux d'un trait continu la corde, les deux autres en soulevant le fardeau avant de se joindre aux haleurs. Simsa, toujours assis en tailleur comme un Bouddha, se vit ainsi lentement mais puissamment hissé par le cou au-dessus de la tête des mômes, la parole et le souffle coupés, mais non le reste. Il lança les bras en avant quand, de ses yeux exorbités, il vit tout près de lui - la personne connue, pensa-t-il joyeusement, c'était donc elle! - le visage aimé de Lizinka.

Dans sa conscience expirante et galvanisée, et par conséquent folle, la conviction se fit jour qu'il sortait enfin d'un mauvais rêve pour se réveiller dans un monde merveilleux. Il perçut un bruissement d'eau, sûr maintenant qu'il s'était endormi dans la baignoire de sa maison de campagne, enveloppé de la tiédeur de ce corps de jeune fille qui n'avait cessé de l'attendre. De surprise, il laissa retomber les bras qui heurtèrent au passage son membre durci. Il sourit - son impuissance n'avait donc été qu'une fable! - et referma les mains sur les seins délicats. Mais c'était déjà un autre rêve, et le dernier, puisque Lizinka, de sa délicate main gauche, lui serrait le menton, tandis que sa non moins délicate main droite lui empoignait les cervicales pour exécuter aussitôt après un brise-nuque digne du manuel scolaire.

Pavel Kohout, L'exécutrice (Albin Michel, 1980)

23:35 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/03/2012

Morceaux choisis - Guy de Maupassant

Guy de Maupassant

littérature; roman; livres

L'établissement, unique dans la petite ville, était assidûment fréquenté. Madame avait su lui donner une tenue si comme il faut; elle se montrait si aimable, si prévenante envers tout le monde; son bon coeur était si connu, qu'une sorte de considération l'entourait. Les habitués faisaient des frais pour elle, triomphaient quand elle leur témoignait une amitié plus marquée; et lorsqu'ils se rencontraient dans le jour pour leurs affaires, ils se disaient: A ce soir, où vous savez, comme on se dit : Au café, n'est-ce pas? après dîner. Enfin la maison Tellier était une ressource, et rarement quelqu'un manquait au rendez-vous quotidien.

Or, un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrivé, M. Poulin, marchand de bois et ancien maire, trouva la porte close. La petite lanterne, derrière son treillage, ne brillait point; aucun bruit ne sortait du logis, qui semblait mort. Il frappa, doucement d'abord, avec plus de force ensuite; personne ne répondit. Alors il remonta la rue à petits pas, et, comme il arrivait sur la place du Marché, il rencontra M. Duvert, l'armateur, qui se rendait au même endroit. Ils y retournèrent ensemble sans plus de succès. Mais un grand bruit éclata soudain tout près d'eux, et, ayant tourné la maison, ils aperçurent un rassemblement de matelots anglais et français qui heurtaient à coups de poings les volets fermés du café. Les deux bourgeois aussitôt s'enfuirent pour n'être pas compromis, mais un léger pss't les arrêta: c'était M. Tournevau, le saleur de poisson, qui, les ayant reconnus, les hélait. Ils lui dirent la chose, dont il fut d'autant plus affecté que lui, marié, père de famille et fort surveillé, ne venait là que le samedi, securitutis cuuia, disait-il, faisant allusion à une mesure de police sanitaire dont le docteur Borde, son ami, lui avait révélé les périodiques retours.

C'était justement son soir et il allait se trouver ainsi privé pour toute la semaine. Les trois hommes firent un grand crochet jusqu'au quai, trouvèrent en route le jeune M. Philippe, fils du banquier, un habitué, et M. Pimpesse, le percepteur. Tous ensemble revinrent alors par la rue aux Juifs pour essayer une dernière tentative. Mais les matelots exaspérés faisaient le siège de la maison, jetaient des pierres, hurlaient ; et les cinq clients du premier étage, rebroussant chemin le plus vite possible, se mirent à errer par les rues.Ils rencontrèrent encore M. Dupuis, l'agent d'assurances, puis M. vasse, le juge au tribunal de commerce ; et une longue promenade commença qui les conduisit à la jetée d'abord. Ils s'assirent en ligne sur le parapet de granit et regardèrent moutonner les flots. L'écume, sur la crête des vagues, faisait dans l'ombre des blancheurs lumineuses, éteintes presque aussitôt qu'apparues, et le bruit monotone de la mer brisant contre les rochers se prolongeait dans la nuit tout le long de la falaise.Lorsque les tristes promeneurs furent restés là quelque temps,M. Tournevau déclara: Ça n'est pas gai. Non certes, reprit M. Pimpesse; et ils repartirent à petits pas.

Après avoir longé la rue que domine la côte et qu'on appelle Sous-le-Bois, ils revinrent par le pont de planche sur la Retenue, passèrent près du chemin de fer et débouchèrent de nouveau place du Marché, où une querelle commença tout à coup entre le percepteur, M. Pimpesse, et le saleur, M. Tournevau, à propos d'un champignon comestible que l'un d'eux affirmait avoir trouvé dans les environs. Les esprits étant aigris par l'ennui, on en serait peut-être venu aux voies de fait si les autres ne s'étaient interposés. M. Pimpesse, furieux, se retira; et aussitôt une nouvelle altercation s'éleva entre l'ancien maire, M. Poulin, et l'agent d'assurances, M. Dupuis, au sujet des appointements du percepteur et des bénéfices qu'il pouvait se créer. Les propos injurieux pleuvaient des deux côtés, quand une tempête de cris formidables se déchaîna, et la troupe des matelots, fatigués d'attendre en vain devant une maison fermée, déboucha sur la place. Ils se tenaient par le bras, deux par deux, formant une longue procession, et ils vociféraient furieusement. Le groupe des bourgeois se dissimula sous une porte, et la horde hurlante disparut dans la direction de l'abbaye. Longtemps encore on entendit la clameur diminuant comme un orage qui s'éloigne; et le silence se rétablit. M. Poulin et M. Dupuis, enragés l'un contre l'autre, partirent, chacun de son côté, sans se saluer. Les quatre autres se remirent en marche, et redescendirent instinctivement vers l'établissement Tellier. Il était toujours clos, muet, impénétrable. Un ivrogne, tranquille et obstiné, tapait des petits coups dans la devanture du café, puis s'arrêtait pour appeler à mi-voix le garçon Frédéric.

Voyant qu'on ne lui répondait point, il prit le parti de s'asseoir sur la marche de la porte, et d'attendre les événements. Les bourgeois allaient se retirer quand la bande tumultueuse des hommes du port parut au bout de la rue. Les matelots français braillaient la Marseillaise, les anglais le Rule Britania. Il y eut un mouvement général contre les murs, puis le flot de brutes reprit son cours vers le quai, où une bataille éclata entre les marins des deux nations. Dans la rixe, un Anglais eut le bras cassé, et un Français le nez fendu. L'ivrogne, qui était resté devant la porte, pleurait maintenant comme pleurent les pochards ou les enfants contrariés. Les bourgeois enfin se dispersèrent. Peu à peu le calme revint sur la cité troublée. De place en place, encore par instants, un bruit de voix s'élevait, puis s'éteignait dans le lointain. Seul, un homme errait toujours, M. Tournevau, le saleur, désolé d'attendre au prochain samedi; et il espérait on ne sait quel hasard, ne comprenant pas; s'exaspérant que la police laissât fermer ainsi un établissement d'utilité publique qu'elle surveille et tient sous sa garde. Il y retourna, flairant les murs, cherchant la raison; et il s'aperçut que sur l'auvent une pancarte était collée. Il alluma bien vite une allumette- bougie, et lut ces mots tracés d'une grande écriture inégale: Fermé pour cause de première communion. Alors il s'éloigna, comprenant bien que c'était fini...

Guy de Maupassant, La maison Tellier (coll. Livre de Poche, 2003)

00:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/03/2012

Morceaux choisis - Jean Douassot

Jean Douassot (pseudonyme de Fred Deux)

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Je les recollerai, je les recollerai.

C'était ma litanie, un chant, un murmure et une promesse. Ils ne pouvaient pas rester ainsi, elle sous un arbre, moi à côté, et lui derrière les vitres. Nous ne pouvions pas continuer à nous buter. Je n'avais pas de sentiments pour l'un plus que pour l'autre, mais il était impensable pour moi que ces deux être ne puissent arriver à s'entendre. D'autant que ramenant tout au plus simple, je trouvais que le fait de m'avoir, de me retrouver en meilleure santé après cette longue absence, tout cela devait amener une détente, une entente, et aussi de la joie. Je me mis immédiatement à espérer une vie tranquille. La vie serait si belle et douce, si douce, oui, si douce.

Rien ne me paraissait impossible, et une force nouvelle me poussa en pensée vers le bistrot; mon père était juste, il avait raison de jouer aux cartes, de boire, de rentrer tard. L'homme doit rentrer tard, un homme qui n'a pas d'amis n'est pas un homme, et la mère doit l'attendre, ne rien dire, et se réjouir qu'après une journée de travail son homme aille se détendre. Donc le père est dans son droit. Je l'excusais en tout, et plus encore parce qu'il ignorait que nous l'attendions, que nous le pistions comme un lapin, que sa femme le traitait de fumier devant moi, son fils. La mère aussi était juste. Elle n'était qu'une femme, un peu coléreuse, mais bien vite, je ramènerais l'équilibre dans le camp. Ce qu'il fallait, c'était me laisser faire.

Sur ce point, aucun doute, j'aurai cartes blanches.

Relevant les yeux vers la vieille, je la retrouvai toujours tendue, de grosses larmes dégoulinant sur ses joues. Elle n'avait pas bougé d'un pouce, son maquillage, qu'il m'était difficile de voir dans le noir, avait dû subir de grandes modifications, car deux traits noirs, distincts, partaient de ses yeux et descendaient vers la bouche. Ses lèvres me parurent pâles, ayant perdu leur teinture rouge, et une blancheur, qui ressemblait à l'écorce de l'arbre lui donnait une allure tragique.

Mère, dis-je en lui tirant la manche, mère.

Je m'arrêtai, ne sachant quoi dire de plus. Devais-je lui dire que j'allais tout arranger? Que je me chargerais d'eux? De les rendre heureux. Que j'allais dire: venez et regardez-moi, je suis votre fils, c'est bien d'avoir un fils, j'étais malade, ma mère était malade, nous étions tous malades, et nous voilà tous guéris. C'est bien d'être guéris. C'est bien d'être ensemble, j'étais malheureux là-bas, vous ne pouvez pas savoir comme j'étais malheureux...

Jean Douassot, La  Gana (Eric Losfeld, 1970)

image: Asylum - http://legrandclub.rds.ca

20:27 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/03/2012

Morceaux choisis - Jean-Pierre Siméon

Jean-Pierre Siméon 

littérature; poésie

La joie n'appartient à personne
les chemins la respirent
et les nuits et leurs aubes si proches
et nos épaules tout habillées de vent
est-ce elle
allons
qui se retire quand l'heure soudain
est un jardin qui se fige
n'est-ce pas nous
plutôt rugueux et impénétrables
qui nous absentons
nous qui prononçâmes dans un rire imprudent
le mot de trop

non
notre joie n'est pas nôtre
pourquoi sinon durerait-elle en les autres
quand nous-mêmes à nous-mêmes
nous mourons
nous l'avons bien embrassée et tant de fois
la chose heureuse
nous l'avons crue à nous bien sûr
comme on croit sien un printemps
quand on sent monter en soi
une eau rebelle et bienfaisante

mais c'est croire cela
que la source n'existe
que pour nos lèvres or
tout existe hors de nous
la joie aussi donc et son corps de rivière
allez si vous voulez enfants
cueillir la truite dans l'eau claire
et puis regardez-la mourir
dans vos mains nues
langage perdu
langage à jamais perdu
qui nous donnait le monde

allons c'est dit amis
marchons droit dans les chemins chantants
et respirons le chant
et respirons l'arbre et l'oiseau et la terre
donnons-nous vertigineux
aux strophes de la lumière bue
par les branches
ayons le coeur bien tendre
le pas ivre et la pensée errante
promeneurs naïfs
dans la vie innombrable
marchons silencieux

et la joie doit venir
elle viendra bonne fille implacablement
oh laissons-la venir
compagne jaillissant d'un buisson inconnu
et donnons-lui nos mains sans mot dire
sans rien croire
spérant seulement que notre visage
en elle se repose
et qu'un instant
par quel amour sans nom
nous ne vivions que d'être

nous aurons ce jour-là
les yeux lavés de tout désir
de tout regret
nous irons dans la beauté d'un matin
le long d'une rivière
entre douleur et douleur
le coeur battu
le coeur recommençant
et nous la saurons alors la joie libre
et sans attente
comme un dernier souffle frais
peut-être
au revers de la nuit.

 Jean-Pierre Siméon, Traité des sentiments contraires (Cheyne, 2011)

image: Marc Chagall, La maison des splendeurs