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16/06/2012

Morceaux choisis - René Char

René Char

littérature; poésie; livres

Hermétiques ouvriers,
en guerre avec mon silence,
même le givre vous offense
à la vitre associée!
Même une bouche que j'embrasse
sur sa muette fierté.
 
Partout j'entends implorer grâce
puis rugir et déferler;
fugitifs devant la torche,
agonie demain buisson.
 
Dans la ville où elle existe,
la foule s'enfièvre déjà.
La lumière qui lui ment
est un tambour dans l'espace.
 
Aux épines du torrent
Ma laine maintient ma souffrance.

René Char, Doléances du feutre (Les Cahiers de la Pléiade/Gallimard, 1949)

08:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, René Char | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/06/2012

Morceaux choisis - Henri Thomas

Henri Thomas

Photo_manuscrit_Le_dormeur_du_Val.JPG

Le poète parle, et tous les commentaires sur ses paroles sont vains, quand ce ne sont pas de lourdes âneries. Le lien entre le poète et qui l'écoute ne s'établit pas à travers la critique, il est infiniment plus direct, profond, ancien; les quatrains de la Fête des arbres et du Chasseur de René Char, les poèmes elliptiques et heurtés d'Armen Lubin, les merveilles précises de Supervielle, par exemple, agissent sur l'esprit comme ont dû le faire de très anciennes rhapsodies chantées sur les routes, un beau poème étant toujours comme ce fragment de statue exhumé, dont Rilke dit qu'il crie sans voix: Tu dois changer ta vie!

C'est ainsi que la poésie se défend, en créant son propre climat, comme le cinéma le sien avec ses cônes de rêves. Dans un monde pressé et catastrophique, elle est ralentissement et affirmation de ce qui demeure; elle peut être aussi l'accélération qui passe outre, vers une immobilité tragique. Mais en satisfaisant les immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise (Baudelaire), elle rejoint dans tous les cas le plus profond de l'homme. Qu'elle disparaisse (c'est toujours possible), tout semblerait pareil peut-être, comme le pastiche est pareil au texte vrai; on n'y verrait que du feu: bizarre perspective, presque tentante, comme tous les passages d'un règne à un autre.

Henri Thomas, Crin-crin critique (Les Cahiers dela Pléiade/Gallimard, 1949) 

image: Arthur Rimbaud, Le dormeur du val  / Manuscrit (fr.wikipedia.org)

12/06/2012

Morceaux choisis - Michael Cunningham

Michael Cunningham

littérature; roman; morceaux choisis; livres

pour Thierry DS

Il est possible de mourir. Laura pense soudain qu'elle peut - que n'importe qui peut - faire un tel choix. C'est une idée insensée, vertigineuse, quelque peu désincarnée, qui se profile dans son esprit, faiblement mais distinctement, comme le lointain grésillement d'une voix à la radio. Elle pourrait décider de mourir. C'est une notion abstraite, tremblotante, pas vraiment morbide. Les chambres d'hôtel sont des lieux où les gens accomplissent ce genre de choses, n'est-ce pas? Il est possible - cela n'aurait rien d'invraisemblable - que quelqu'un ait mis fin à ses jours ici-même, dans cette pièce, sur ce lit. Quelqu'un a dit: ça suffit, j'arrête; quelqu'un a regardé une dernière fois ces murs blancs, ce plafond blanc et lisse. En allant dans un hôtel, c'est évident, vous laissez derrière vous les détails de votre vie, et pénétrez dans une zone neutre, une chambre immaculée, où mourir n'est pas si étrange.

Ce pourrait être un immense apaisement, se dit-elle; une telle libération: de simplement partir. De dire à tous: Je n'y arrivais pas, vous n'en aviez pas idée; je ne voulais plus continuer. Il y aurait là une beauté effrayante, comme une banquise ou un désert au petit matin. Ele pourrait, ainsi, pénétrer dans cet autre paysage; elle pourrait les laisser tous derrière - son enfant, son mari et Kitty, ses parents, tout le monde - dans ces univers ravagés (il ne retrouvera jamais son unité, il ne sera jamais tout à fait pur), à se dire l'un à l'autre, à dire à ceux qui poseraient la question: Nous pensions qu'elle allait bien, nous pensions que ses chagrins étaient des peines ordinaires. Nous n'avions pas compris.

Elle caresse son ventre. Je ne pourrais jamais. Elle prononce les mots à voix haute dans la chambre silencieuse: "Je ne pourrais jamais." Elle aime la vie, elle l'aime éperdument, du moins à certains moments; et elle tuerait son fils en même temps. Elle tuerait son fils et son mari, et l'autre enfant, qui grandit en elle. Comment s'en remettraient-ils? Rien de ce qu'elle pourrait faire dans sa vie d'épouse ou de mère, rien, aucune défaillance, aucune crise de rage ou de dépression, ne serait comparable à un tel geste. Ce serait tout simplement atroceCela creuserait un trou dans l'atmosphère, à travers lequel tout ce qu'elle a créé - les journées bien ordonnées, les fenêtres éclairées, la table mise pour le dîner - serait à jamais englouti.

Pourtant, elle est contente de savoir (car d'une certaine manière elle sait) qu'il est possible e cesser de vivre. Il est consolant d'être confrontée à la totalité des options; de considérer tous les choix possibles, sans crainte et sans artifice. Elle imagine Virginia Woolf, virginale, l'esprit égaré, vaincue par les impossibles demandes de la vie et de l'art; elle l'imagine entrant dans la rivière, une pierre dans sa poche. Laura continue de caresser son ventre. Ce serait aussi simple, pense-t-elle, que de prendre une chambre dans un hôtel. Aussi simple que ça.

Michael Cunningham, Les heures (coll. 10-18/UGE, 2011)

traduit de l'anglais par Anne Damour

image: Virginia Woolf

23:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/06/2012

Morceaux choisis - Edouard Zarifian

Edouard Zarifian

E_Zarifian_Vivagora_fr3.jpg

Il y a deux choses que personne ne peut faire à votre place: désirer et engager votre volonté. Ne laissez pas les autres désirer pour vous et n'attendez que de vous la mise en oeuvre de votre volonté. C'est difficile, c'est vrai. Surtout au début. Mais, dès que vous avez commencé, sans vous lasser, en sachant attendre un peu, les premiers changements vous encouragent à persévérer et vous n'avez plus besoin de personne pour vous encourager. Or, dans notre société, tout est fait pour dissuader de l'effort et de la volonté. La raison est simple: cela ne se vend pas dans la société marchande. La volonté est même le concurrent le plus puissant de la publicité, de l'objet vendu, de l'illusion d'une possession matérielle.

C'est pourquoi on ne vous dira jamais que cette force existe en vous et que vous avez tort de dire: "Moi, je n'y arriverai jamais." La seule chose qui devrait être encouragée et fortifiée à l'école, c'est le culte de l'effort et de la volonté. Angélisme? Idéalisation? Non, arme terrible à laquelle rien ne résiste. Obtenir tout sans effort est tellement tentant que cette idée est facile à vendre. Ne vous occupez de rien. Achetez. Je vous vends la santé, la beauté, la jeunesse. L'intelligence, c'est plus difficile à vendre et, de nos jours, cela ne tente pas grand monde. Alors, précipitez-vous sur les recettes (toujours miracles), les appareils (être musclé en huit jours), les régimes (toujours sans effort), le bonheur en gélules, la beauté en crème, que sais-je encore... Il suffit d'ouvrir les yeux, chez soi, dans la rue, à la télévision, sur les routes, partout où une annonce peut accrocher votre intérêt pour se voir proposer l'illusion du réel et les symboles de la réussite. A condition de payer...

Il est légitime que certains, les plus nombreux, préfèrent une vie sans effort. Pourquoi modifier mon alimentation si je peux maigrir en ne changeant rien à mes habitudes? Pourquoi marcher tous les jours, éliminer ce qui m'est nocif, cultiver ma volonté? C'est vrai, pourquoi prendre le temps de vivre vraiment, puisqu'on doit mourir un jour? La réponse, vous l'aurez au moment où vous dresserez le bilan de ce que cette attitude de refus de l'effort vous a apporté, ou quand il sera déjà trop tard...

Je sais, mon discours n'est pas facile. Je ne vends rien, pas même ce livre puisque c'est déjà fait et que vous le lisez. Je n'ai à vous proposer aucun produit sur Internet, aucune recette à effet immédiat, aucune illusion. La volonté, votre volonté, c'est de l'effort prolongé dans le temps. L'effort et le temps forment une alliance qui vous surprendra.

Edouard Zarifian, Le goût de vivre - Retrouver la parole perdue (coll. Poche/Odile Jacob, 2007)

02:24 Écrit par Claude Amstutz dans Le monde comme il va, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sciences humaines; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/06/2012

Morceaux choisis - Raphaël Jerusalmy

Raphaël Jerusalmy

Salzburg 1938.jpg

Après le rituel des accordements, des partitions qu'on pince sur les pupitres, des ultimes toussotements, Böhm a fait son entrée de maestro. Stefan a failli se lever pour se mettre au garde-à-vous. J'ai dû le retenir par la manche. Le pauvre était trop tendu pour profiter de l'ambiance magique qui règne dans une salle juste avant la représentation. Mais dès que la musique a commencé il a été envoûté, hypnotisé même. Pas moi. Jerger m'exaspère. Quelle lourdeur! Quel kitsch! Du lyrisme de boulevard, sans élan, du baroque de pâtisserie viennoise à la crème.

Et puis ça a été le tour de Mozart. J'ai pleuré. De joie. De colère. Notre Mozart! Pas le leur. Böhm s'est bien défendu et Schneiderhan était en pleine forme. Inspiré. Son violon menait l'orchestre avec assurance. Böhm a eu l'élégance de s'effacer, de laisser le jeune virtuose donner libre cours à son enthousiasme. Ce n'était pas splendide, non, mais convaincant. Bien maîtrisé. A prendre ou à laisser. J'ai pris. J'ai applaudi bien fort avec tout le monde. Et Stefan a hurlé des bravos comme seul un gars des montagnes sait le faire. A en décrocher les lustres.

Quel n'a pas été mon étonnement quand Schneiderhan est revenu sur scène, sans Böhm et, ayant demandé le silence, a annoncé qu'il allait jouer une courte pièce en solo. Hans avait donc lu la partition et le comité accepté qu'elle soit interprétée comme je l'avais suggéré. Pour marquer la fin du concerto moins abruptement, pour prolonger un peu la sauce avant l'entracte, avant Tchaïkovski. Pour sauver Mozart!

Dès les premiers accords, entraînants, immédiatement vivaces, sans aucun prélude, l'auditoire a semblé ravi. Sauf Stefan qui tendait le cou comme s'il avait du mal à entendre Schneiderhan, lui, était en train de gagner son pari. Le public, au début un peu surpris, un peu désemparé par ce morceau inconnu, a tout d'abord cherché un repère. Un arrangement, une improvisation, une première? Et puis Schneiderhan a emporté la salle d'un coup, tout souriant. Il a lancé un clin d'oeil charmeur à l'assistance et s'est mis à taper du pied. Invités à ce moment de licence, les officiers se sont aussitôt joints à lui, frappant le sol de leurs bottes. Les autres claquaient des mains en cadence. Le Mozarteum résonnait de gaieté, d'amour simple et pur pour la musique. Un hommage! Et pas seulement à Mozart.

Stefan s'est raidi de tout le corps. Il s'est tourné vers moi, choqué, incrédule. Il avait reconnu la mélodie dès les premières notes, la ritournelle du vieux, le vieil air yiddish. Les juifs n'étaient plus là, ni à Salzbourg, ni dans sa campagne. On s'en était débarrassé, comme il avait dit. Mais leur musique tonnait maintenant en plein Festspiele, au Mozarteum, tournant les nazis en bourrique. Je me suis levé, me montrant fort exalté par le talent de Schneiderhan, emballé. Alors,petit à petit, rangée par rangée, ils se sont tous mis debout, applaudissant, reprenant le refrain. Dans tout ce vacarme, j'ai murmuré les paroles, tant bien que mal, en yiddish. Comme une prière. Pour demander pardon à ceux qui les avaient chantées jadis, dans les mariages, les fêtes de communion. Pour m'excuser de cette fraude.

Ne suis-je pas moi-même comme cette chanson? Une contrefaçon. Un pot-pourri. Pas tout à fait juif, pas vraiment athée, mi-autrichien, mi-silésien, pas encore mort et pourtant déjà banni du monde des vivants.

Ils n'y ont vu que du feu. Même Hans à qui j'ai fait croire que cet air était une ancienne mélodie du Tyrol. Une perle du folklore germanique. Mozart l'aurait tournée à sa manière, en sonate. Elle a maintenu le vieux de la clinique en vie, pour un temps. Désormais, c'est à moi qu'elle offre un sursis, une sorte de rémission. Et maintenant, elle va aussi trotter dans la tête de quelques soldats allemands, de quelques SS, tel un écho lointain. Un fantôme.

Stefan n'a pas trouvé cela amusant. Il n'a pas ri, même quand la salle s'est mise à accompagner Schneiderhan. Il m'a ramené au sanatorium sans piper mot. Tout renfrogné. Je crains qu'il ne me dénonce. Mais n'est-il pas complice? Il a fourni l'encre, le papier, m'a escorté au concert. Et Hans? Et Schneiderhan? Le comité du Festspiele n'admettra jamais une telle bavure.

Tu vois, Dieter, ce geste un peu idiot, ce canular d'étudiant aura été mon seul acte de résistance. Je n'ai pas tué Hitler. Ni sauvé Mozart. J'ai pourtant le sentiment d'avoir accompli mon devoir. J'ai juste voulu empêcher qu'une voix soit tue. Une seule voix parmi des milliers d'autres mais qui, si elle avait été étouffée, aurait éteint la musique en moi. Et toute musique.

Un oratorio entier se ressent de l'absence d'un unique choriste. Il sonne faux malgré le retentissement de l'orchestre, la résonance du ténor. Cette lacune crie. Cette absence se fait entendre malgré tout. Comme un piano auquel il manque une touche. Il n'y a pas de musique par défaut.

Le Talmud dit que celui qui sauve une âme, c'est comme s'il avait sauvé le monde. Je n'ai sauvé l'âme de personne. Ai-je seulement sauvé la mienne? 

Raphaël Jerusalmy, Sauver Mozart - Le Journal d'Otto J. Steiner (Actes Sud, 2012)

image: Salzburger Festspiele, 1938

11:16 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/06/2012

Morceaux choisis - Alexandre Dumas

Alexandre Dumas

littérature; roman; livres

Mon cher Maximilien,

Il y a une felouque pour vous à l'ancre. Jacopo vous conduira à Livourne où M. Noirtier attend sa petite-fille, qu'il veut bénir avant qu'elle vous suive à l'autel. Tout ce qui est dans cette grotte, mon ami, ma maison des Champs-Elysées et mon petit château du Tréport sont le présent de noces que fait Edmond Dantès au fils de son patron Morrel. Mlle de Villefort voudra bien en prendre la moitié, car je la supplie de donner aux pauvres de Paris toute la fortune qui lui revient du côté de son père, devenu fou, et du côté de son frère, décédé en septembre dernier avec sa belle-mère.

Dites à l'ange qui va veiller sur votre vie, Morrel, de prier quelquefois pour un homme qui, pareil à Satan, s'est cru un instant l'égal de Dieu, et qui a reconnu, avec toute l'humilité d'un chrétien, qu'aux mains de Dieu seul sont la suprême puissance et la sagesse infinie. Ces prières adouciront peut-être le remords qu'il emporte au fond de son coeur.

Quant à vous, Morrel, voici tout le secret de ma conduite envers vous: il n'y a ni bonheur ni malheur en ce monde, il y a la comparaison d'un état à un autre, voilà tout. Celui-là seul qui a éprouvé l'extrême infortune est apte à ressentir l'extrême félicité. Il faut avoir voulu mourir, Maximilien, pour savoir combien il est bon de vivre.

Vivez donc et soyez heureux, enfants chéris de mon coeur, et n'oubliez jamais que, jusqu'au jour où Dieu daignera dévoiler l'avenir à l'homme, toute la sagesse humaine sera dans ces deux mots: Attendre et espérer!

Votre ami.

Edmond Dantès, Comte de Monte-Christo

Alexandre Dumas, Le comte de Monte Cristo - 3 volumes (coll. Livre de poche/LGF, 1998)

16:24 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/06/2012

Morceaux choisis - Malek Haddad

Malek Haddad

littérature; poésie; livres

Je me souviens des routes bleues
La mer était gentille
La montagne gardait un sourire bourru
Ta main tremblait comme une angoisse
Il faisait chaud sur les baisers
Les raisins rosissaient
Une cascade en chevelure avait mouillé mes yeux

Il reste sur la route un air de mandoline
Et quand le soir dort dans mes yeux
Je ne rêve jamais
Tellement
La cascade a le goût des aurores
 

Malek Haddad, Le malheur en danger (Editions Bouchene/Alger, 1988) 

image: Marcel Dreyfus, Marcel Dyf, 1899-1985 / Jeune femme a la mandoline (artvalue.com)

09:46 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

31/05/2012

Morceaux choisis - Nina Bouraoui

Nina Bouraoui

Nina Bouraoui.jpg

Regardez nos âmes! elles sont gangrenées, sondez nos esprits au lieu de vous engouffrer amers et désireux dans notre cavité, impasse aspirante et inspiratrice! oui le corps reste intact mais bon Dieu, la pureté ne se borne pas à un dérisoire écoulement de sang! La nuit le rideau se déchire et je les entends ces hyènes affamées, ces prétendues figures de vertu! La toile de muqueuse se déchire par les branles de l'esprit, et nos plaintes narguent la jeunesse de la rue sans femme; pauvres mâles, pauvres vieux, pauvre père, comme je vous plains!

Un message? Oui. Descendez de vos tanières, ne perdons plus notre temps et le leur, désorientons avec courage le cours de la tradition, nos moeurs et leurs valeurs, arrachons rideaux et voiles pour joindre nos corps!

Et un carnaval de mains brisera les vitres, brisera le silence. 

Nina Bouraoui, La voyeuse interdite (coll. Folio/Gallimard, 1993)

01:03 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/05/2012

Morceaux choisis - Henri Roorda

Henri Roorda

littérature; chroniques; livres

C'est incontestable: je suis un roseau pensotant. Le lecteur ne s'en apercevra peut-être pas; car aujourd'hui, ceux qui lisent pensotent aussi rarement que ceux qui écrivent. Il y a beaucoup de personnes qui lisent des pages entières en somnolant. Eh bien, que ces personnes le sachent: mon éditeur n'a pas l'habitude de rendre l'argent. Au lecteur mécontent qui n'aura trouvé dans mon livre aucun aliment sapide, je demanderai: Aux endroits où je pensotais, pensotiez-vous aussi? 

Dans les phénomènes de télépathie sans fil, il importe que l'appareil récepteur soit réglé sur l'autre. Pour qu'un livre ait de l'efficacité, il faut que l'auteur et le lecteur pensotent simultanément. Cela dit, je ne crains plus aucune critique. 

Henri Roorda, Le roseau pensotant (Ed. Mille et une Nuits, 2011) 

image: deco-design.biz

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Littérature suisse, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; chroniques; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/05/2012

Morceaux choisis - Alexandre Kalda

Alexandre Kalda

spicavet-rainy-night-in-paris-1.jpg

Il se remit à danser, seul, au milieu de la rue, au coeur de la nuit, à danser devant la mort, et il était comme un étalon sauvage et il se cabrait et ruait et semblait galoper sur place et le visage tendu vers le ciel, les bras ouverts, il poursuivait sa danse forcenée, et l'air qu'il avalait lui crevait la poitrine, et son coeur explosait, et son sang mugissait, et il continuait de danser, et son coeur battait si violemment, catapultant la nuit à travers ses membres, salut la nuit, et la nuit qui cesse enfin d'être la nuit, et le coeur qui trouve enfin le moyen de s'échapper, et le corps qui s'échappe lui aussi et s'envole. 

Laurent parvint à faire encore un tour sur lui-même, lent, lent et lourd, d'oiseau frappé en plein vol, et il sourit d'un sourire que personne ne discerna, il ouvrit la bouche, renversa davantage la tête en arrière, tendit davantage les bras. Il n'entendait plus la musique, il n'entendit pas non plus le hurlement d'épouvante que, soudain, poussa la foule. Il sentit seulement ses genoux fléchir, des étoiles partaient dans tous les sens, des soleils éclataient, il gardait les yeux ouverts comme sur mille soleils et ne voyait plus rien. Il s'écroula d'un bloc avant que Gaïa n'ait pu le rejoindre pour le soutenir. 

Et quelle différence cela faisait-il que, juste avant, une détonation eût retenti et qu'une tache de sang se fût élargie sur sa poitrine? Gaïa s'agenouilla lentement près de lui et lui prit le visage entre les mains. Et elle se mit à chanter. 

Alexandre Kalda, Le vertige (Albin Michel, 1969)

image: Saint-Germain des Près (picspics.fr)

01:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |