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02/07/2012

Morceaux choisis - Henri Calet

Henri Calet

littérature; essai; voyages; livres

Les Suisses, même dans les villes,
recherchent plus les jouissances de la vie intérieure
que les plaisirs brillants de la société.
Le goût de la musique est très répandu chez eux.

(Cours de Géographie)

Le 14 juillet à Paris, le 1er août en Suisse: deux fêtes nationales coup sur coup, j'étais comblé. Les réjouissances commençèrent à la tombée du jour, au passage à niveau. C'est là que se groupa le cortège. Trois gendarmes en tête (ou ce que je pris pour des gendarmes) suivis par L'Instrumentale, bannière au vent - il n'y avait pas de vent -, après venaient quelques sapeurs-pompiers du genre dragons d'Alcala, puis ensuite un groupe de marins à pompons rouges, des gymnastes, les autorités civiles que j'allais oublier, le drapeau fédéral et sa garde d'honneur casquée, habillée de cet uniforme gris qui ne me plaît pas beaucoup, enfin des dames et demoiselles en costumes vaudois et une ribambelle de gosses portant des lampions. L'ensemble était pittoresque.

Et nous partîmes, au pas, en musique, en direction du château de Chillon tandis que je sentais grandir en moi un patriotisme tout nouveau. A notre approche, le boucher fit éclater deux pétards. Plus loin, le fruitier embrasa sa devanture. On déboucha devant le château, où des guirlandes électriques multicolores avaient été tirées entre les arbres. Une tenture rouge marquée à la croix blanche formait toile de fond.

Un monsieur monta dans une sorte de chaire pour nous lire le programme. Une intense émotion rendait son élocution des plus particulières. En outre, il coupait son discours de pauses inexplicables. Il me sembla que deux mots revenaient assez souvent: ... croissants chauds... croissants chauds... On allait bénéficier d'une distribution de croissants chauds. Une vieille coutume suisse, possiblement.

Là-dessus, L'Instrumentaliste joua Au Drapeau et puis un pot-pourri. Bonne soirée. Un des musiciens s'affaissa soudain, sans bruit. On le porta à l'écart, en bordure de la voie ferrée. Nous nous dîmes qu'il avait trop bu et la fête continua. Un autre monsieur était en chaire; il allait nous faire l'allocution patriotique attendue. Il s'exprimait bien. Nous écoutâmes une longue harangue dans laquelle il fut question d'une conférence importante qui se tenait à Paris, de l'industrie hôtelière, de l'armée suisse, et de bien d'autres sujets. Pendant ce temps, le musicien se roulait par terre en se griffant la poitrine. Il paraissait souffrir. Le monsieur arrivait à la péroraison...

- Tous pour un, un pour tous! s'écria-t-il.

Personne ne s'inquiétait du musicien toujours occupé à se contorsionner dans l'herbe. Une courte phrase pour conclure:

- J'ai dit!

Nous applaudîmes sans excès de chaleur. Après cela, des adolescents firent des mouvements de gymnastique rythmique et des sauts aux barres parallèles... On se décida à transporter le musicien hors de la foule. C'était un homme assez grand, jeune encore, très pâle; il fermait les yeux, comme s'il allait mourir. Je me demande quel effet cela produit en soi d'avoir très mal ainsi parmi une cohue joyeuse, au grand air. L'Instrumentale exécuta le Cantique suisse. Et nous nous séparâmes sans qu'il y eût aucune distribution de croissants chauds. J'avais du mal à comprendre.

Le musicien était étendu sur un matelas, entouré de petits enfants curieux. Il est mort là, une nuit de fête nationale, sans faire de bruit, et sans même que l'on s'en aperçut, en grande tenue à brandebourgs de trombone de L'Instrumentale. Certes, nul ne choisit son instant ni son coin pour cela. Qui sait où et quand il nous adviendra de nous mettre à agoniser et à mourir. Il n'est pas certain que nous nous y prenions aussi simplement, aussi dignement que le trombone ni que nous ayons des enfants tout autour de notre lit - si, par chance, nous avons un lit - ni que l'on joue le Cantique suisse à notre intention, ni que l'on éclaire le ciel de fusées roses et vertes...

Henri Calet, Rêver à la Suisse / 1948 (Pierre Horay, 1984)

image: François Boçion, La promenade devant Chillon /1868 (www.huma3.com)

11:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; voyages; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

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