29/07/2012
Morceaux choisis - Ingeborg Bachmann
Ingeborg Bachmann
Ton chapeau se soulève légèrement,il plane dans le vent,ta tête découverte a jeté un charme aux nuages,ton coeur a à faire ailleurs,ta bouche s'incorpore de nouvelles langues,l'amourette couvre toutde son frêle tremblement,l'été caressant couvre et souffle les asters,aveugle de flocons tu relèves le visage,tu ris, tu pleures et succombes à toi-même,que doit-il encore t'arriver -Amour, explique-moi! Le paon solennellement étonné fait la roue,la tourterelle remonte sa collerette,gonflée de roucoulade,l'air se dilate,le canard crie,tout le pays consomme ce miel sauvage,et même dans le parc rangéles plates-bandes sont ourlées de pollen d'or.Le poisson rougit, dépasse l'essaim des autreset se jette à travers grottes sur le lit de corail.Le scorpion craintif danse au son du sable argent.Le scarabée sent de loin la Merveilleuse.Si j'avais seulement un sens,je sentirais aussi que des ailes scintillent sous sa carapaceet prendrais le chemin du fraisier lointain!Amour, explique-moi! L'eau sait parler,la vague prend la vague par la main,le raisin gonfle dans les vignes, éclate et tombe.L'escargot sort si innocemment de sa maison!Une pierre sait en attendrir une autre!Amour, explique-moi ce que je ne peux expliquer:dois-je tout ce temps épouvantable et courtne fréquenter que des penséeset seulene rien connaître de cher,ne rien faire de cher?Faut-il que quelqu'un pense?Ne manque-t-il pas à d'autres? Tu dis:un autre esprit compte sur lui.Ne m'explique rien.Je vois la salamandre passer à travers tous les feux.Aucune averse ne la chasse,et rien ne lui fait mal.
Ingeborg Bachmann, Amour explique moi, dans: Anthologie bilingue de la poésie allemande (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1995)
image: Tamilia, Emotions (tamilia.deviantart.com)
23:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
21/07/2012
Morceaux choisis - Charles Ferdinand Ramuz
Charles Ferdinand Ramuz
Faut-il parler de ce petit voyage? Faut-il dire comment on prend le tramway sur une place tout à côté de la Cannebière, et il ne part pas tout de suite, certes, n'étant pas pressé, mais il fait si beau? C'est un matin d'automne à Marseille, et l'automne y est chaud comme les étés de chez nous, mais une brise vient de la mer; qu'est-ce qu'il y a donc qu'on soit pareillement heureux?
Est-ce l'animation de la rue, toutes ces filles en cheveux, si parfaitement coiffées et chaussées (et le reste va comme il peut), l'heureux débraillé d'une foule qui tourne vite à la cohue, ces uniformes, ces cols bleus, ces turbans, ces robes, ces fez? Mais il se fait, comme ça, tout de suite, un changement dans votre nature: tout vous paraît à sa place, tout vous paraît arrangé pour le mieux. On demande à l'employé quelle est la durée du trajet; il n'y a pas que l'accent qui enchante quand il vous répond sans sourire: Deux heures, sauf "accidents de route". Y croirait-on, qu'ils ne nous feraient pas peur, ces accidents de route-là; on s'amuse d'avance d'un déraillement possible; ou bien est-ce qu'il y aurait des pilleurs de trains, comme dans le Far-West, qui seraient embusqués, quelque part, au bord de la route, guettant l'Anglais cossu, qui, d'ailleurs, fait défaut?
Je voyage en compagnie de quatre ou cinq jeunes gens du pays, qui viennent de passer devant le conseil de révision, à cause de quoi ils ont arboré à leur boutonnière des flots de rubans tricolores. Ils parlent entre eux posément; ils sont maigres, plutôt grands et pas toujours noirs, graves, avec des gestes sobres. Rien de cette grosse vulgarité, que je craignais de trouver ici; un mélange de réserve et de confiance dans la bonhomie qui tout de suite m'avait frappé, étant juste le contraire de ce à quoi je m'attendais; une apparente naïveté parfois qui n'est qu'un masque mis sur beaucoup de finesse, de l'ardeur peut-être, mais qui se contient.
On longe d'abord par derrière (autant qu'il m'en souvient) les entrepôts du port; ensuite seulement on commence à monter. C'est un quartier d'usines et surtout de savonneries, comme on le devine à l'odeur; de grandes cheminées fument sur notre gauche, sans parvenir pourtant à ternir la pureté du grand ciel, qui est presque noir, tant il est bleu. Plus on va, plus on s'élève: les usines ont fait place à des petites maisons basses, nues, simples de lignes, passées à la chaux, le toit de tuiles jaunes coupé au ras des murs; alors on commence à voir se lever les premières falaises rousses, couronnées de pins; et la mer qui s'aperçoit toujours par les vides entre les feuillages est une mer qu'on domine, une mer vue d'en haut.
Il n'a pas voulu connaître les ports, les mâts entrecroisés, les coques noires des navires, ces hommes qui vont et viennent, une main sur la hanche, courbés sous le poids des sacs: son pays à lui est plus en arrière, son pays est le haut-pays. Une enseigne où on lit: Cézanne, bottier, et dont il aurait aimé la forme des lettres et la couleur, m'a averti qu'on arrivait. On atteint le haut de l'épaulement, tout à coup la pente casse, la route se met à aller à plat devant vous, même elle redescend un peu. Et le plateau tout entier se présente, dont les vallonnements, le hérissement, les cassures et sa quantité de maisons éparses (il n'y a point de villages, il y a partout seulement ces cubes gris et blancs comme posés au hasard), mènent l'oeil plus en arrière à la grande chaîne blanchâtre, au pied de laquelle Aix est assise.
Et tout à coup il m'a semblé rentrer chez moi; au lieu d'être dépaysé par la soudaineté du changement, est-ce que l'impression serait assez précise, si je disais que je me sentais, au contraire, repaysé? Il ne faudrait pourtant pas comprendre qu'on se retrouve et rien de plus: l'accent, l'allure, ces vues plongeantes, le bleu de la mer entrevu n'avaient été qu'une préparation. Il me semble rentrer chez moi, mais un chez moi ou un "chez nous" plus abouti, plus mûri, plus conscient, et s'affirmant enfin dans son intégrité.
Charles Ferdinand Ramuz, L'exemple de Cézanne, dans: Paul Cézanne (Bibliothèque des Arts, 1995)
image: Atelier de Cézanne / Aix-en-Provence (atelier-cezanne.com)
19:37 Écrit par Claude Amstutz dans Charles Ferdinand Ramuz, Littérature francophone, Littérature suisse, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
19/07/2012
Morceaux choisis - Laurent Gaudé
Laurent Gaudé
Le vent est doux. Me voici arrivé à Càlena. j'ai garé la voiture sur le petit parterre de gravier, au pied de l'abbaye. Tout est calme et la nuit est immobile. Les oliviers font un léger murmure de feuillage. L'abbaye est là, silencieuse et sombre. Je fais le tour du mur. Il est trop haut pour que je puisse apercevoir la cour intérieure. L'épaisse porte en bois est vérouillée. On dirait une forteresse à l'abandon.
Une immense tristesse m'étreint. Je n'escaladerai pas le mur. Je veux juste marcher. Un champ d'oliviers monte à flanc de colline. Il me semble parfois entendre le bruit lointain des vagues. Le calme de la terre qui m'entoure me passe dans les veines. Je n'ai plus peur. Je ne suis plus fébrile. Je m'agenouille au pied d'un olivier et je sors le dernier doigt de Cullaccio. Je le pose là, dans la terre de Càlena, pour que mon père le sente et s'en réjouisse. Je l'ai apporté comme un présent. Durant tout le voyage, je me suis fait une joie de lui montrer ce que j'avais fait. Qu'il sache que son fils était devenu un homme et qu'il se chargeait de solder les vieilles vengeances. Mais il n'y a pas de joie. Je pose le doigt dans la terre sèche de Càlena et je sais que je ne descendrai pas. Je voulais trouver l'entrée des Enfers, aller chercher mon père comme il l'avait fait avec moi. Je voulais le ramener à la vie mais je ne suis pas aussi fort que lui. Je trébuche et j'hésite. J'ai, au fond de moi, une peur que rien n'éteint.
Alors je reste là, à genoux devant l'abbaye, et je sais qu'il n'y aura pas de porte pour moi. Je n'aurai pas la force d'affronter les ombres. Elles me happeraient, me tireraient à elles, m'avaleraient et je n'y résisterais pas. Je suis faible. La vie m'a fait ainsi. Je suis un enfant blessé au ventre, un enfant qui pleure aux Enfers, terrifié par ce qui l'entoure. Pardonne-moi, mon père. Je suis venu jusqu'ici mais je ne descendrai pas. Les oliviers me contemplent en souriant avec lenteur. Je suis trop petit et mon souffle se perd dans l'air humide des collines.
Laurent Gaudé, La Porte des Enfers (coll. Babel/Actes Sud, 2010)
image: Historical pictures archives / Corbis
03:42 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
17/07/2012
Morceaux choisis - Albert Camus
Albert Camus
Après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autres titres que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable et entêté, injuste et passionné de justice, construisant son oeuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu'il essaie obstinément d'édifier dans le mouvement destructeur de l'histoire.
Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d'avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être, à la vie libre où j'ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m'aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.
Albert Camus, Discours de Suède (coll. Folio/Gallimard, 1997)
06:30 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
16/07/2012
Morceaux choisis - Rafael Alberti
Rafael Alberti
Laisse ton rêve.Enroule-toi,blanche et nue, dans ton drap.On t'attend làderrière les murs du jardin. Tes parents meurent, endormis.Laisse ton rêve.Vite, allons, vite.Les murs franchis,on t'attend avec un couteau. Repars chez toi, presse le pas.Laisse ton rêve.Vite, allons, vite.Dans la chambre de tes parentsentre, nue et blanche, en silence. Cours vite, vite, jusqu'aux murs.Laisse ton rêve.Saute.Viens. Quel rubis flambe dans tes mainset brûle d'un feu noir ton drap?Laisse ton rêve.Vite, allons, vite.... Ferme les yeux et dors.
Rafael Alverti, Matin à terre, suivi de L'Amante / L'Aube de la giroflée (coll. Poésie/Gallimard, 2012)
traduit de l'espagnol par Claude Couffon
image: Manuel Alvarez Bravo, The Daydream (artnet.com)
07:18 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature espagnole, Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
12/07/2012
Morceaux choisis - Joyce Carol Oates
Joyce Carol Oates
Elle est toujours là, toujours là! Elle me rôde dans la tête. Elle était déjà femme à l'âge de douze ans, c'est évident. elle savait tout! Elle savait tout à l'âge de onze ans, de dix ans! Ses yeux de miel, ses cheveux frisés, son doux sourire idiot... Une petite reine des terrains de jeux, provoquant les garçons. Oh! comme j'aimerais remonter dans le temps pour la voir grimper en haut du toboggan, marquer une pause, le regard d'une insolence royale, puis accroupir sa petite personne comme une substance précieuse, et entamer la glissade d'une poussée... Me lever de dessous le toboggan en aigle vengeur, l'oeil narquois, méchant, l'attraper par les jambes quand elle arrive au niveau de cette bosse à mi-pente et la faire valser! Ou bien, mieux encore, renverser l'échafaudage: voir l'énorme chose rouillée tomber très lentement, s'écraser sur elle. Voilà.
Je suis toujours là... Oui, je l'entends roucouler dans ma tête, tandis qu'éveillé la nuit dans mon lit je cherche désespérément comment changer ma vie. Sa vie à elle n'a pas besoin d'être changée. L'autre soir, alors qu'ils m'avaient invité à un dîner aux sphaghetti, elle a dit en plein devant X...: "En Californie, le chiffre des divorces a fini par rattraper celui des mariages. Je pensais au divorce comme ça, à titre théorique. J'imaginais à quel point cela nous remettrait en question, nous obligerait à nous regarder en face, sous un jour cruel..." Mais elle ne faisait que jouer, se jouer de X... Elle ne divorcera jamais de lui. Ni lui d'elle.
Ou bien se jouent-ils tous deux de moi?
De biais, je la vois me sourire. J'ai l'impression qu'elle me fait un clin d'oeil. Mais elle déclare simplement d'un ton innocent: "Alan, reprends donc de la salade. J'ai fait cet assaisonnement exprès pour toi."
Joyce Carol Oates, Corps (Stock, 1973)
traduit de l'américain par Céline Zins
image: Carroll Baker et Eli Wallach / Elia Kazan, Baby Doll (1956)
16:56 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
08/07/2012
Morceaux choisis - Octavio Paz
Octavio Paz
pour Jean-Louis Kuffer
L'encre verte crée des jardins, des forêts, des prés,des feuillages où chantent les lettres,des paroles qui sont des arbres,des phrases qui sont de vertes constellations. Laisse que mes paroles, oh blanche,descendent et te couvrentcomme une pluie de feuilles un champ de neige,comme le lierre la statue,comme l'encre cette page. Les bras, la taille, le cou, les seins,le front pur comme la mer,la nuque de forêt en automne,les lèvres qui mordent un brin d'herbe. Ton corps se constelle de signes vertscomme le corps de l'arbre de bourgeons.Que t'importe tant de petites cicatrices lumineuses:regarde le ciel et son vert tatouage d'étoiles.Octavio Paz, Ecrit à l'encre verte (Le Temps de la Poésie no 5/GLM, 1950)
image: Sophie Delaporte (http://www.sophiedelaporte.com)
15:27 Écrit par Claude Amstutz dans Jean-Louis Kuffer, Littérature étrangère, Littérature sud-américaine, Morceaux choisis, Rosebud | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
06/07/2012
Morceaux choisis - Alberto Savinio
Alberto Savinio
Le piano est un instrument moderne par excellence: notre instrument à nous. Sa voix est précise, rigoureuse. Son aspect même, noir et solitaire (...), son aspect même évoque la nudité, la pauvreté de la tragédie moderne. L'homme a inventé le chien pour la garde et le jeu de l'amitié, il a inventé le piano pour la célébration de la musique terrestre. Les autres instruments, de la viole de gambe aux trombones, se sont compromis sur l'Olympe, sur le Parnasse et dans le paradis des catholiques. Le piano seul s'est gardé pur, immaculé: blanc son clavier, digne des nouvelles prophéties. A lui l'honneur de chanter la singulière musique des villes, les miracles du siècle.
La voix du piano est claire et métaphysique. Instrument de la musique la plus impeccable, la plus aride, la plus spectrale, le piano est le seul instrument qui pouvait introduire la musique - cette vieille dame malade et ombrageuse - dans la compagnie de la peinture et de la poésie, dans le vaste courant du romantisme qui parcourt l'Europe et l'Amérique. Et si cet éloge du piano a été écrit voilà quinze ans, quand le piano s'harmonisait encore mieux qu'à présent à un univers exquisément pianistique, perdrait-il de sa vérité?
On reconnaît l'or dans le feu, ses amis dans l'adversité. On reconnaît également les bons livres à la relecture, les bonnes peintures à la reproduction photographique, les bonnes musiques à l'adaptation pour piano.
Alberto Savinio, Ville j'écoute ton coeur (Gallimard, 2012)
traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano
17:56 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; musique; livres | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Luigi Guarnieri 1b
Luigi Guarnieri
En complément au roman de Luigi Guarnieri, Une étrange histoire d'amour, qui nous raconte la rencontre et les liens indissolubles entre le jeune Johannes Brahms et le couple de Clara et Robert Schumann, voici, interprété par Roberto Piana, le Nocturne no 2, Op 6, de Clara Schumann...
Luigi Guarnieri, Une étrange histoire d'amour (Actes Sud, 2012)
03:50 Écrit par Claude Amstutz dans Johannes Brahms, Morceaux choisis, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique; livres | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Luigi Guarnieri 1a
Luigi Guarnieri
Je me rends compte que je ne t'avais rien dit, et que d'un coup notre vie avait sombré dans le silence. Mais ce qui était arrivé ces nuits-là me semblait si absurde, si irréel, si improbable, qu'en y repensant, je craignais que tout cela, en réalité, ne fût jamais arrivé. J'avais peur de me réveiller le matin de mon départ et de découvrir que j'avais tout inventé. Mais est-ce vraiment arrivé, Clara? Nous sommes-nous vraiment aimés pendant des heures toutes ces nuits-là, en criant, en pleurant, avec rage et avec désir, avec désarroi et avec angoisse, avec terreur, avec passion et avec tendresse, oubien tout cela n'a-t-il été qu'un long rêve? Je ne savais plus, peut-être ne le saurai-je jamais. Sans doute une vie entière ne suffirait-elle pas por le comprendre. Mais je sais avoir pensé: Clara, chaque fois que tu me surprends, chaque fois que tu m'étonnes, chaque fois tu me foudroies de ta présence. Car à chaque fois tu m'apparais ainsi, telle que tu es, un miracle dans le chaos et le néant qu'est notre vie. Car il en a été ainsi la première fois que je t'ai vue: un fantôme lumineux dans une maison de Düsseldorf où je n'aurais jamais dû entrer. Oui, tu es apparue, et ce fut comme un éclair.
Si tu avais vraiment voulu me tuer, il aurait suffi de tirer une seule fois - et viser au centre, toucher la poitrine, toucher le coeur. Pour me tuer, non, ce n'est pas le mot juste - c'est d'ailleurs tout le contraire. Car toi seule, Clara, me fais sentir vivant. Car quelque chose est né, durant ces six longues nuits à Rotterdam, et renaîtra une autre nuit, puis une autre et une autre encore. Qui sait. Ce quelque chose qui est un déchirement, une fracture, une blessure dans la chair si fragile de ma vie. Ce quelque chose qui est un sentiment définitif, excessif. Impardonnable.
Mais l'amour est-il autre chose, mon amie - me serais-je alors demandé, et je me le demande encore aujourd'hui -, l'amour est-il autre chose qu'une musique jamais entendue?
Luigi Guarnieri, Une étrange histoire d'amour (Actes Sud, 2012)
traduit de l'italien par Eve Duca et Marguerite Pozzoli
image: Clara Schumann
03:40 Écrit par Claude Amstutz dans Johannes Brahms, Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis, Robert Schumann | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; musique; livres | | Imprimer | Facebook |