10/11/2012
Morceaux choisis - Georges Bernanos 1a
Georges Bernanos
Je suis rentré chez moi très tard, et j'ai croisé sur la route de vieux Clovis qui m'a remis un paquet de la part de madame la comtesse. Je ne me décidais pas à l'ouvrir, et pourtant, je savais ce qu'il contenait. C'était le petit médaillon, maintenant vide, au bout de sa chaîne brisée.
Il y avait une lettre. La voici. Elle est étrange.
Monsieur le curé, je ne vous crois pas capable d'imaginer l'état dans lequel vous m'avez laissée, ces questions de psychologie doivent vous laisser parfaitement indifférent. Que vous dire? Le souvenir désespéré d'un petit enfant me tenait éloignée de tout, dans une solitude effrayante, et il me semble qu'un autre enfant m'a tirée de cette solitude. j'espère ne pas vous froisser en vous traitant ainsi d'enfant? Vous l'êtes. Que le bon Dieu vous garde tel, à jamais!
Je me demande ce que vous avez fait, comment vous l'avez fait. Ou plutôt, je ne me le demande plus. Tout est bien. Je ne croyais pas la résignation possible. Et ce n'est pas la résignation qui est venue, en effet. Elle n'est pas dans ma nature, et mon pressentiment là-dessus ne me trompait pas. Je ne suis pas résignée, je suis heureuse. Je ne désire rien.
Ne m'attendez pas demain. J'irai me confesser à l'abbé X... comme d'habitude. Je tâcherai de le faire avec le plus de sincérité, mais aussi avec le plus de discrétion possible, n'est-ce-pas? Tout cela est tellement simple! Quand j'aurai dit: "J'ai péché volontairement contre l'espérance, à chaque heure du jour, depuis deux ans ", j'aurai tout dit. L'espérance! Je l'avais tenue morte entre mes bras, par l'affreux soir d'un mars venteux, désolé... j'avais senti son dernier souffle sur ma joue, à une place que je sais. Voilà qu'elle m'est rendue. Non pas prêtée cette fois, mais donnée. Une espérance bien à moi, rien qu'à moi, qui ne ressemble pas plus à ce que les philosophes nomment ainsi, que le mot amour ne ressemble à l'être aimé. Une espérance qui est comme la chair de ma chair. Cela est inexprimable. Il faudrait des mots de petit enfant.
Je voulais vous dire ces choses dès ce soir. Il le fallait. Et puis, nous n'en parlerons plus, n'est-ce pas? plus jamais! Ce mot est doux. Jamais. En l'écrivant, je le prononce tout bas, et il me semble qu'il exprime d'une manière merveilleuse, ineffable, la paix que j'ai reçue de vous.
J'ai glissé cette lettre dans mon Imitation, un vieux livre qui appartenait à maman, et qui sent encore la lavande qu'elle mettait en sachet dans son linge, à l'ancienne mode. elle ne l'a pas lus souvent, car les caractères sont petits et les pages d'un papier si fin que ses pauvres doigts, gerçés par les lessives, n'arrivaient pas à les tourner.
Jamais... plus jamais... Pourquoi cela?... C'est vrai que ce mot est doux.
Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne (coll. Livre de poche/LGF, 1975)
Claude Laydu: Journal d'un curé de campagne, de Robert Bresson (1950)
07:47 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
05/11/2012
Morceaux choisis - Catherine Pozzi/Paul Valéry
Catherine Pozzi/Paul Valéry
A Paul Valéry(extrait)Vence, samedi le 27.1.1925
Est-ce que ceci est une lettre à quelqu'un? Pour qui serait-elle écrite? Mais à soi, comme toutes les lettres qu'on écrit. Ou bien au témoin invisible dont la présence est nécessaire afin que résonnent en quelque esprit toutes les paroles inutiles qui sont prononcées dans le monde. (...) Comment est-il le plus beau d'agir, face à celui qui vous a fait le plus de mal, et qui ne le comprend pas? Est-ce d'en exposer l'histoire, afin que le silence ait ensuite une raison? Comme si la raison valait quand balancent contre vous les désirs les plus noués avec la vie, et l'égoïsme de la vie qui vous a choisi pour sa propre nourriture! Que votre sang coule un peu dans ces circonstances, it is part of the thing, et ne vous justifiera jamais de vous en aller.
Il ne faut pas se justifier. Il est, aussi, lâche de faire ressentir la blessure en l'infligeant, à qui refuse de la comprendre, expliquée. Le premier moyen est pauvre, le second, médiocre. Et puis, dans un coeur désespéré en vérité, il n'y a place que pour la fatigue. Les coups sont donc indignes de lui, comme les discours. C'est pour vous éviter les uns et les autres, Valéry, que j'ai voulu que vous ne vissiez plus mon visage.
La prudence du ciel, en me bouchant les yeux avec cette douleur inexplicable et presque toutes les nuits, m'a proposé une excuse décente de dicter mes lettres et de les rendre impersonnelles, échappant à la tentation du reproche, à la honte de la plainte ou de l'aveu. Cette lettre-ci, qu'il faut bien que je dédie à la Grande Oreille, ne vous troublera même pas, d'être tracée avec une écriture qui cache trop mal qu'elle vient d'un être vivant. J'espère qu'il n'y aura pas autant de peine, que de pitié; et comme pour la première fois depuis que je vous écris, je ne le fais pas pour vous appeler à moi, j'espère qu'elle sera sans violence. (...)
Quand je vous ai aimé, vous étiez, ce que vous êtes toujours, l'esprit vivant où trouver le son parfait de ma seule musique profonde, et je me suis connue, avec surprise, la seule réponse vivante qui pût vous parler. Quand je vous ai connu, vous étiez domestique. Je crois que j'en ai plus souffert que vous. Passons sur cela. Il semblait que quelques succès mondains (...) vous relevaient à vos propres yeux de l'horrible attitude que la vie vous avait poussé à prendre.
Je ne pensais pas ainsi. Vous n'entendrez jamais, en conséquence, l'espèce de martyre que j'ai subi. Il y a un grand vice en moi, c'est l'orgueil. C'est dans ses vices n'est-ce pas, que l'on souffre; il n'y a pas longtemps que je le sais. Vous n'avez rien épargné à cette part de moi, la plus ancienne, la plus acharnée, la plus énergique, la pire suivant l'évangile, et pourtant celle qui m'a seule soutenue quand tout était perdu. Je lui ai fait faire, à ce moi douloureux, les actions qu'il pensait ne jamais descendre à faire, et il vous a accepté dans l'humiliation, parce que j'avais besoin que vous soyiez heureux.
Mais vous, n'aviez pas du tout besoin que je sois heureuse. Je vous aimais tellement, pourtant, que c'était possible. Que c'était facile. Il n'y avait qu'à me donner l'illusion d'une noblesse, d'une rigueur, d'une pureté invisibles, qu'à faire de votre pauvre vie quelque chose de si fier, de si sauvagement inaccessible, qu'elle soit aussi belle qu'une vie libre, aussi haute que si elle n'avait pas été attachée. Plus de deux ans de prières ne purent vous faire exaucer cela, et vous m'avez donné seulement l'horreur de voir l'homme que j'aimais le plus, accepter des aumônes, et servir à la fois de parasite, d'animal familier, et discoureur pour soirées parisiennes, à la personne la plus vulgaire mais la plus outrecuidante de ce temps, qui disait à qui veut l'entendre, qu'elle ne vous élevait pas aux avantages d'amant parce que vous n'étiez pas en situation de l'emploi.
Je pleurais, je vous reprochais; je vous pardonnais en moi-même, et j'espérais toujours. Et tout de suite, le destin que vous m'aviez ouvert devint terrible. Vous aviez pensé à votre joie, pas à ma sécurité. Je portais pourtant encore le nom d'un autre. La faiblesse de mon corps était pourtant grande, qui venait à peine de guérir.
Valéry, je ne crois pas que j'ai fait beaucoup d'actions admirables de ma vie. Mais j'en ai fait une. Je n'ai pas refusé de payer. Tous les courages que vous avez toute la vie évité d'avoir, je les ai eus à votre place. (...) Vous m'avez abandonnée. J'ai lutté seule. quand, à bout de forces je vous ai écrit que, si je survivais, je serais cassée, usée, incapable de redonner ensuite des joies de l'amour, vous m'avez répondu des injures, et redemandé vos cahiers. (...)
Je n'avais pas cessé d'espérer, voyez-vous! C'est cela le véritable étonnement, la merveille de cette histoire. Je vous connaissais, comme jamais être vivant ne connut autre ni ne connaîtra. (...) Il m'est arrivé, très tôt, de deviner que le bien profond que je pouvais vous faire, c'était d'obtenir que cette volonté toute spirituelle, descendit peu à peu jusqu'à votre vie. (...) Je m'étais trompée. (...) Je n'ai ni demandé de sacrifices, ni proposé que ce que vous pouviez faire honnêtement. Celle qui vous a livré la vie et la sécurité, et puis, ces mots sont vains. Mais enfin, si vous ne vouliez être qu'un manuscrit de ma bibliothèque, il ne fallait pas ruiner mon corps, ni l'appeler votre bien. (...)
J'ai dicté que je viendrais à Paris: mensonge pieux, le premier je crois. Probablement, je pars en avril pour l'Italie, pour un immense voyage. Je suis si fragile qu'il est bien possible que nous ne nous revoyions pas. Ceci était d'ailleurs mon pressentiment: un de nous doit mourir cette année. Vous saurez tout: c'est pour cela qu'au prix de toute ma force je vous ai appelé. Riez-en. Moi, je vous dis, Valéry: fasse le ciel que dans mille soleils vous et moi ensemble retrouvions l'année dont vous n'avez pas voulu.
EAR
Catherine Pozzi et Paul Valéry, La flamme et la cendre / Correspondance (Gallimard, 2006)
image: ludecrit.typepad.fr
10:34 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, Paul Valéry | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; correspondance; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
01/11/2012
Morceaux choisis - Rosa Montero
Rosa Montero
Le chauffeur de taxi suivit l'homme du regard jusqu'à ce que sa silhouette disparaisse dans l'obscurité puis fronça les sourcils avec inquiétude. Non loin de ce groupement de baraques, il y avait un autre endroit encore plus terrible. C'était le Poblado, le quartier le plus dangereux de Madrid; il était encerclé par une frange de brasiers et de carcasses de voitures calcinées qui formait une espèce de ceinture d'exclusion, une muraille défensive que personne n'osait traverser. De sorte que même l'enfer avait sa banlieue; on pouvait toujours trouver un endroit encore pire, de même qu'on pouvait toujours éprouver une douleur encore plus grande. Sauf maintenant. Maintenant, pensa Mathias dans un frisson, il était arrivé au coeur de la douleur, au centre même de la peine. On ne pouvait pas souffrir plus, et c'est pourquoi le monde s'était vidé de sens et semblait sur le point de se briser en mille morceaux, comme une fine croûte de glace sur un lac sombre. Mathias s'agrippa au volant pour ne pas tomber dans l'immense abîme de ces eaux noires. Il avait besoin de trouver une explication à l'inexplicable, une justification à la mort de Rita. Il avait besoin d'un message ou d'un châtiment. Quelque chose qui mettrait les choses à leur place.
Il tremblait, mais il ne pouvait pas rester arrêté sur le bas-côté de l'autoroute plus longtemps, même à ces petites heures de la nuit presque sans circulation. Il démarra lentement et conduisit dans un effort engourdi, sans avoir clairement conscience de là où il allait. Sans réfléchir, il fit demi-tour à la sortie suivante puis abandonna la M-40 par une petite route qui serpentait entre les champs desséchés. Il commença aussitôt à voir les premiers brasiers qui signalaient la proximité de Poblado et des silhouettes fantomatiques qui se découpaient en noir sur les flammes. Il tendit la main pour mettre les loquets des portes, mais au dernier moment décida de ne pas le faire: s'il devait lui arriver quelque chose, que ça lui arrive, ce serait là son destin, la réponse. Il circula lentement sur la frange frontalière du territoire barbare et arriva au passage souterrain sous les voies du chemin de fer, un étroit tunnel incroyablement sale où, au milieu de détritus de boîtes de conserve écrasées, de cadavres de rats et d'indiscernables haillons, on pouvait trouver de nombreux documents personnels, des cartes de piscine municipale ou de vidéo-club, des porte-monnaie ouverts et des sacs de femme éventrés, une avalanche de restes abandonnés par une légion de voleurs. Et là, juste à la sortie du tunnel, il lut un graffiti sur le mur qui lui disait: La vengeance te libérera.
Au fond, on voyait de nouveau la ligne brillante de la ville, avec son rêve de luxueux gratte-ciels et son cauchemar menaçant d'immondices et de misère.
Rosa Montero, Instructions pour sauver le monde (Métailié, 2008)
traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse
image: F.Rodriguez, Madrid (onnouscachetout.com)
08:36 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature espagnole, Littérature étrangère, Morceaux choisis, Rosa Montero | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
30/10/2012
Morceaux choisis - Marco Lodoli
Marco Lodoli
Voici des années que Monsieur Q. possède la librairie Pages et Pages, quatre-vingt mètres carrés avec deux belles vitrines éclairées, en plein centre. Plusieurs fois il a eu l'idée de mettre le feu à tout ça, parce qu'il a une bonne assurance: il a même acheté le bidon d'essence, et puis il a eu peur pour l'immeuble, pour les enfants qui y vivent, pour son appartement au dernier étage. Voilà longtemps qu'il hait profondément les livres, intégralement, dans leur sombre amoncellement sur les tables et dans les coins, depuis l'étagère la plus haute jusqu'en bas dans la réserve sombre, mais parfois c'est de façon plus précise, un à un: celui-ci, avec sa couverture voyante, cet autre qui a un air un peu fourbe, et celui qui est si bien imprimé, avec son image précieuse et la poussière qui le dévore depuis des mois. Au début, ce n'était pas comme ça, Monsieur Q. lisait les livres que les représentants poussaient le plus activement, des volumes spéciaux, indispensables dans toute maison qui se respecte, lourds de savoir et de beauté. Il en dévorait des centaines et ils lui donnaient la nausée, il les sentait qui remontaient pendant qu'un autre voulait descendre; et ils se mélangeaient entre eux en une espèce de bouillie de petits mots, de petites lettres, de virgules et de points à faire vomir.
Plus il lisait, plus il se sentait mal; ses idées, au lieu de s'ouvrir, se bouchaient dans le lavabo de son esprit. Assis sur un escabeau dans un coin sombre de la librairie, il sentait croître l'impression que le monde n'était qu'encre et papier, un océan infini de feuilles reliées, un mouvement ondoyant et malheureux pour qui, seul là au beau milieu, ne voyait jamais où s'amarrer; et il sentait comme une responsabilité de devoir conseiller un livre plutôt qu'un autre, de devoir supporter l'insatisfaction du client qui revenait en disant: belle nullité, ça m'a fait perdre des heures de ma vie, maintenant rendez-moi mon argent; et ma vie aussi.
A partir d'un certain moment, par défense personnelle, par fatigue, Monsieur Q. a tenté de vendre seulement les livres les plus chers, sans même savoir de quoi ils parlaient. Des livres avec des photographies, de cinquante centimètres de haut, avec des tickets pesant leur poids eux aussi. Mais la nausée ne lui a pas passé. Désormais Monsieur Q. traite le plus mal qu'il peut les représentants des maisons d'édition: ce livre-là, mettez-vous le dans le cul, celui-là donnez-le aux cochons vos amis, qui est-ce que vous voulez entuber, charlatan? Il a tenté de changer la destination commerciale de son magasin, d'en faire une jolie boutique, pleines de vêtements de femme bariolés, de petits chapeaux joyeux, mais malheureusement les lois en vigueur l'en empêchent. Il paraît que sa librairie existe depuis plus de cent ans, et qu'elle doit durer encore mille ans, avec son triste contenu. Quelle horreur, pense-t-il en donnant des coups de genoux dans la pile du livre qui se vend le plus ailleurs, mais que lui déconseille énergiquement.
De temps à autre entre un écrivain, comme par hasard, un petit bonhomme mélancolique qui fait semblant de regarder un peu de-ci de-là, de s'intéresser à toutes les nouveautés: en réalité concentré uniquement sur son dernier livre. Pour finir, l'avorton se présente avec un petit sourire entendu: je suis untel, l'auteur de ce roman, comment il marche? Bien, répond Monsieur Q., très bien, je n'en ai même pas vendu un exemplaire, même pas la moitié d'un, mais ça n'a pas d'importance, n'est-ce pas? l'art ne se mesure pas au nombre d'exemplaires vendus, pas vrai? Vous voulez que je vous en signe quelques-uns, risque l'auteur, le stylo déjà dans la main, prêt à dégouliner d'encre. Si vous essayez, je vous tranche le bras, au revoir, merci.
Depuis quelque temps, Monsieur Q., vers six heures du soir, s'assoupit et rêve. Il rêve que sa librairie est sereinement vide, traversée par une tramontane qui rafraîchit le visage. Sur les étagères sont alignés des bouquets de fleurs et de petits animaux courent entre les tables. Un rayon de lumière tombe d'en haut, du ciel ou peut-être d'un petit projecteur vissé au plafond, il tombe avec précision sur le dernier livre qui reste. C'est le dernier livre, la somme finale de tous les livres, leur surpassement: une quarantaine de pages avec une couverture de toile bleue. Entre ces pages, il y a la vérité. Le livre coûte un milliard ou peut-être dix milliards, mais d'une monnaie encore à créer, un magnifique billet sur le filigrane duquel est imprimé un ange féminin avec un petit chapeau et une jupe qui volette. Un livre seul, minuscule, et il y a plein de gens qui le regardent depuis la rue, on le fait voir aux enfants qui ont le nez écrasé contre la vitre.
Ensuite, dans ce petit livre, il y a une étincelle, les pages s'enflamment et en une minute ce n'est qu'un petit tas de cendres que la tramontane déplace dans l'air d'avant en arrière. Et Monsieur Q., dans son rêve, pense: la vérité est un coup de flamme, et aussi une cendre qui danse et salit un peu.
Hier, Monsieur Q. a fermé sa librairie: Fermé pour deuil, a-t-il écrit sur un panneau accroché en vitrine. L'air est tiède, bon pour se promener sans but, comme quand on va à un enterrement et que la vie qui reste semble toute belle.
Marco Lodoli, Le libraire - dans: Boccace (L'arbre vengeur, 2007)
traduit de l'italien par Lise Chapuis et Dino Nessuno
image: e-marketing.fr
07:09 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Marco Lodoli, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
25/10/2012
Morceaux choisis - Marie Noël
Marie Noël
Il arrive que nous cherchons, dans notre ami, la consolation et qu'elle ne s'y trouve pas aujourd'hui. Il arrive que nous ayons soif et que la tendresse de notre ami oublie aujourd'hui de nous donner à boire. C'est que la source de douceur humaine n'est pas inépuisable. Le consolateur a, comme nous, ses heures de sécheresse. Celui qui nous donne la force manque aujourd'hui de force. Celui qui relève notre joie est tombé, aujourd'hui, de sa joie.
Comprenons-le. Ayons compassion à notre tour de cette pauvreté. N'exigeons rien. Ne réclamons pas sans cesse de l'amitié, de la bonté, le plus dont elle est capable mais soyons toujours reconnaissant pour le moins dont elle dispose, le peu qu'elle a et nous donne. Et sachons attendre. L'instant vient où la grâce de l'ami lui sera et nous sera rendue.
Marie Noël, Notes intimes, dans: Vives Flammes no 273: La douceur (Ed. du Carmel, 2008)
07:44 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; spiritualité; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
22/10/2012
Morceaux choisis - Colette Fellous
Colette Fellous
Longtemps, j'ai fait ce rêve. Je dois le raconter ici avant de le perdre. Je sais surtout qu'il a sa place dans ce récit d'Amor. C'est peut-être bien à Venise, peut-être bien à Babylone ou à Midoun, peut-être bien aussi à Roquefort que la scène se passe. Peu importe, c'est un vrai rêve.
Je suis morte et je marche avec les autres, les amis, les voisins, les gens du village, derrière le cercueil. C'est mon cercueil, je dois être enfermée là-dedans, mais je n'y pense même pas, je marche, je me sens bien, j'ai confiance, presque heureuse. Je ne sais pas comment je suis morte. Ils n'en parlent pas, ils sont là, c'est tout, le ciel est bleu, tout va bien, le cortège remonte la rue du village, quelques curieux se sont amassés sur le bord du trottoir, les mains au dos. Je reste sur le côté pour ne pas me faire remarquer. Je m'amuse, à les regarder, tiens, lui, je n'aurais pas pensé et elle, là-bas, c'est gentil d'être venue, je me dis que, vu d'ici, ce n'est pas si grave finalement de disparaître, il flotte un petit air de fête avant le bal, une façon d'être ensemble, de partager quelque chose, une douce odeur d'après-midi.
Après, justement, il y a un bal, vous y viendrez, j'espère? Oui, oui, bien sûr, je n'y manquerai pas. Un très beau bal masqué, avec des grenades, des figues, des mûres et des friandises posées sur une grande table à côté, mais dans le rêve je ne les vois pas, je sais simplement que les grandes coupes blanches et bleues sont à l'intérieur de la maison. Elles appartiennent à mes ancêtres, on ne les sort que pour les fêtes. Je les suis en silence, les invités, je vais avec eux vers ma maison d'ocre, au bout du village, cette maison qui sent toujours si doux le santal. De l'autre côté, derrière le jardin, on sait qu'il y a la mer, une baie vitrée donne directement sur la plage. Ils se sont tous déguisés pour l'occasion. Ils dansent dans le petit patio, un jasmin découpe le ciel au-dessus, quelques branches d'un bougainvillier retombent sur le mur. Je me suis cachée sous la toile rayée d'un transat posé dans un coin du patio et je les regarde tous, j'admire les costumes, j'apprécie la gaieté de la soirée, j'ai le vertige.
Tout à coup, la pluie. Tellement inattendue. Comment faire? J'ai peur d'être découverte, mon coeur hurle, la musique heureusement recouvre ma peur, le rêve s'emballe, accordéon, piano et violoncelle, bruits de chaises qu'on déplace. Comme prévu, la toile du transat se mouille bien vite et dessine peu à peu la forme de mon corps. Je suis perdue, ils vont me reconnaître et voir que je ne suis pas vraiment morte. Alors, tant pis, je décide de ne plus me cacher, après tout je suis là, je ne vais pas mentir simplement pour ne pas les gêner, allez, je me montre, je cours au centre du patio et je me mets à danser avec les autres. Une vraie danse, joyeuse, libre, vivante. Tout le monde applaudit, bravo, bravo, c'est le plus beau costume de la soirée, elle a osé mettre le masque de la morte.
Je me réveille d'un coup, je touche mon visage, vite, un verre d'eau bien fraîche, c'est si beau alors d'aller dans le noir vers le robinet, dans cette maison qui sent encore le santal.
Colette Fellous, Amor (Gallimard, 1997)
image: Jean-Léon Gérôme, Suites d'un bal masqué / Musée Condé, Chantilly (www.photo.rmn.fr)
18:28 Écrit par Claude Amstutz dans Colette Fellous, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
16/10/2012
Morceaux choisis - Marie-Hélène Lafon
Marie-Hélène Lafon
Il est le flamboyant et insigne privilège de ceux qui restent. Les autres le devinent, les autres ne l'ont pas vu, depuis trente ans ils ne le voient pas. On quitte les pays alors qu'il s'insinue à peine aux commissures dorées des soirs et ose trois colchiques sous les noisetiers chargés; on viendra honorer ses morts et fermer les maisons après qu'il aura répandu ses oripeaux et sorti le grand jeu dans le silence inouï des jours. Il aura suffi de deux ou trois nuits de gel, au tournant d'octobre, et d'une forte goulée de vent fou, pour que s'ouvre un temps très nu qui, cependant, n'est pas encore tout à fait l'hiver.
Il serait comme une sorte de bête rousse. ancienne, pelue, douce et coriace, que l'on n'apprivoiserait pas, qui ne se laisserait pas prendre; on la humerait seulement aux détours des chemins pavoisés. Son fumet tenace, sucré et sauvage, monte dans le cliquètement des peupliers qui n'en finissent pas de flamber au long cours des après-midi et des soirs, au bord de la Santoire ou au bout du pré derrière la maison. Il sent aussi le feu de fanes, l'herbe froide, le bois mouillé, l'air cru, le cahier neuf et le plastique transparent qui sert à couvrir les livres. Il sent la nuit.
Comment dire les hêtres, la ronde jonchée de leurs dessous vineux, entre violine et cyclamen, mangés de gris, tavelés d'or, froissés, capiteux, et cet incendie sourd que l'hiver n'éteindra pas. L'automne n'a pas peur. Son pas est lent. Il suit la couture du bois, il marche contre le ciel, il connaît les chemins, il les devine, il les invente. Il caresse et il fouaille, tour à tour. Il fait ce qu'il doit, il a son travail de saison et il s'y tient. Il a tout son temps.
Marie-Hélène Lafon, Automne, dans: Album (Buchet-Chastel, 2012)
image: Auvergne (album.aufeminin.com)
23:26 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; prose; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
11/10/2012
Morceaux choisis - Franck Venaille
Franck Venaille
Je vous regarde rouler à même le sableenfants de mon enfance tristequand sur vos bicyclettesd'un beau noir de Flandrevous montez à l'assaut des dunestandis que dans cette fin de journée passéeMe souvenir, enfants, de vous J'entends les cris les rires les disputesPuis larmes dans la gorgeje laisse l'eau haute en sa décrueemporter avec Elleces sons d'autrefoisqui aujourd'hui encoretant encore me font souffrir.Frank Venaille, Certains qui tombent, dans: C'est à dire (Mercure de France, 2012)
08:36 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
09/10/2012
Morceaux choisis - Henri Cueco 1b
Henri Cueco
En complément à l'extrait de Henri Cueco, voici la bande annonce du très beau film de Jean Becker, Dialogue avec mon jardinier, adapté de son récit, avec Daniel Auteuil et Jean-Pierre Darroussin...
Henri Cueco, Dialogue avec mon jardinier (coll. Points/Seuil, 2004)
10:58 Écrit par Claude Amstutz dans Films inoubliables, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; cinéma; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Henri Cueco 1a
Henri Cueco
- La salade monte. Il fait trop chaud. Et puis, ce peu de pluie d'hier... Il te faut la ramasser. Dans deux jours, elle fera un mètre de haut. Et c'est pas bon. Tu en as de bonnes au fond de ton carreau. Tiens, regarde ici.
- On peut pas manger quatre-vingt pieds de salade à la fois.
- Eh non, mais demain elle sera foutue.
- J'en veux bien deux pieds pour midi, et toi prends-en.
- J'en ai dans mon jardin, au bord de la rivière, peut-être deux cents pieds hauts comme ça.
- On est trop riches.
- Et les courgettes? Tu n'aimes pas les courgettes?
- Pas trop. Bouillies, c'est un peu... Et toi?
- Ca n'a pas de goût, mais j'aime les voir pousser. Elles ont profité depuis la dernière fois. Les courgettes, ça me fait rire. Je ris de voir pousser les courgettes. Elles ont l'air de faire des blagues à pousser comme ça. C'est comme des bigoudis sur la tête des femmes le dimanche matin. T'en vois qui passent en courant sur les balcons des HLM. Elles se croient nues parce qu'elles ont leur papillotes. Elles galopent d'une porte à l'autre. Eh bien, les courgettes, tu dirais des bigoudis.
- Et les choux?
- C'est beau, un beau chou.
- Pourquoi c'est beau?
- C'est beau parce que c'est beau...
- En voilà un raisonnement...
- Je voulais dire... Mais dis donc, chaque fois qu'on parle de ce qui est beau, tu me demandes ce que ça veut dire. Pour un chou, c'est la couleur, le dessin des côtes, la forme ronde. C'est comme si ça allait exploser. Quand j'étais gosse, on disait que les enfants venaient dans les choux.
- Maintenant on voit la photo du bébé dans le ventre de sa mère.
- Autrefois, le ciel, l'orage, la neige, une fleur, un oiseau, ce qu'on mange, tout racontait des histoires. L'orage, c'était le bon Dieu qui remue des barriques ou qui se fâche; la neige, c'était le bon Dieu qui plume ses oies. Un oiseau annonçait la saison ou le temps qu'il va faire. Les choses comme ça, avaient un sens. Maintenant, tu comprends rien de ce qui t'arrive, tu sais plus ni quoi ni qu'est-ce. Un légume,c'est qu'un légume. Enfin, ce qui se voit quand c'est emballé. Et un homme aussi, c'est de la marchandise emballée...
- Tu es un vrai philosophe.
- Dis, tant qu'on est au jardin, tu devrais regarder ces haricots. C'est des "beurre", ils sont à cueillir maintenant, après ils auront des fils que tu dirais de l'étoupe. Maintenant ils sont bons. Si tu veux, je les arrache et tu les cueilleras sur pied.
- C'est toi qui commandes.
- Les citrouilles, tu as vu les citrouilles? Celle-là qui a traversé le grillage, elle deviendra grosse... Le tuyau qui la remplit n'est pas coupé, c'est l'essentiel... Il faut pas couper le cordon, pas encore, sinon elle sera perdue.
- Tu crois qu'il y a des enfants dans les citrouilles?
- Des enfants, non, mais un carrosse, oui... Je trouve que ce jardin, ici, il est pas mal, mais il le faudrait plus grand, on pourrait faire plus de pommes de terre, de poireaux...
- Ah, les poireaux!
- Oui, eh bien j'alignerai des poireaux...
- Oui, on ferait des allées de poireaux. Les allées du parc du Prince des Poireaux... Et le coin des petites herbes de cuisine?
- Je t'en avait fait un. Où est-il?
- Il s'est perdu.
- Il y avait du thym, où c'est qu'il est passé, fils de loup! Et la ciboulette?
- Je voudrais l'année prochaine que tu fasses...
- Des petits pois mange-tout, je parie!
- Des petitspois et des mange-tout.
- J'en ai jamais vu. Tu m'en as parlé déjà, j'en ai jamais mangé. Trouve-moi la graine, je t'en ferai. C'est pas difficile si ça veut venir par ici.
- C'était comme ça dans le jardin de mon grand-père: des allées bien propres.
- Il faudrait les tasser, les allées, que la terre y soit dure. C'est plus beau.
- C'est quoi, que le jardin soit beau?
- Que les légumes y poussent bien et qu'il y ait de l'ordre.
- Ah, l'ordre... C'est comme les défilés militaires, alors. Tu trouves que c'est beau, les défilés?
- Je te parle du jardin.
- Tu parlais d'ordre.
- Peut-être. Quand tu fais tes peintures, tu fais bien de l'ordre; dans la pagaille de ce que tu vois, tu choisis. Tu fais du rangement et ça fait beau quand on a plaisir à s'y reconnaître, à retrouver son chemin. Ton jardin, c'est pas moi qui mange tes légumes, eh bien il est beau quand il me remercie d'avoir bien fait mon travail. S'il y avait de la broussaille, ça serait ma défaite. C'est comme une robe à une femme: ça la fait belle et c'est pas obligé que tu en profites avec elle... Elle est comme ça, en cadeau, pour rien, pour elle peut-être. C'est en plus...
Henri Cueco, Dialogue avec mon jardinier (coll. Points/Seuil, 2004)
image: Jardin, Gland (VD/Suisse, 2012)
10:58 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |