Morceaux choisis - S.Corinna Bille (17/06/2012)

S. Corinna Bille

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Elle avait choisi de demeurer seule dans sa tanière. La nuit, elle fut réveillée par un bruit d'avion et s'inquiéta. De jour aussi il en passait. "Un pays solitaire dont le ciel est habité." Ces bruits lui indiquaient les heures. "Mes horloges ronflantes."

Elle sortait peu de la cabane, craignant d'être vue, et plongeait dans le sommeil comme on se noie. Ou bien elle parlait à l'homme absent: "Tu m'as réconciliée avec la vie. Ton regard roux, tes taches de son, ta sévérité quand je te raconte des choses qui ne te plaisent pas... Ta douceur adulte. Si rare. Tu dois te courber pour entrer dans ma tanière et toujours tu devras te pencher sur moi. Homme-Soleil. Pour venir jusqu'à toi j'ai traversé les neiges sales, les roches gluantes, je me suis suspendue aux racines et j'avais peur. Dans ces forêts noires, il y a autant de serpents que de racines, les sapins sont d'un vert si sombre qu'ils m'étouffent, ils pourrissent sur la mauvaise rive du torrent, leurs lichens se collent à ma bouche. J'ai désiré mourir. Mais tu es là."

Elle reconnaissait en elle le bourdonnement d'amour. Elle avait des mains chantantes, des mains fermées pleines d'abeilles et très chaudes. Elle avait une poitrine heurtée par les battements d'un coeur dont elle sentait les coups jusqu'au sommet du crâne. Elle avait un ventre tendre, prêt à s'ouvrir. Elle était créée pour des phénomènes de lévitation. Mais ses yeux se bridaient, curieusement alanguis par l'insomnie. 

Elle s'aventura vers la source, remplissant le seau, s'y lavant toute, dans une odeur forte de menthe écrasée. Les blessures se cicatrisaient bien. Elle alla dans la prairie, écartant les touffes de ciguës, les jeunes arbres, les buissons d'églantier. Elle renouvela les herbes de sa couche. Elle trouva dans un creux un squelette blanchi de renard. Elle arracha, un jour, d'un geste brusque, une grosse marguerite et se mit à en tirer les pétales: un peu, beaucoup, passionnément; elle s'aperçut en faisant virer la tige, qu'elle oubliait le pas du tout! Tant pis. Le dernier pétale disait: il m'aime un peu"C'est ça, il m'aime un peu. Tandis que moi..."

L'excès d'amour la rendait farouchement réservée, presque hautaine. Qu'elle eût préféré rire, elle qui était rieuse de nature. Mais devant cet homme, elle ne riait plus, à peine pouvait-elle parler.

"Cette nuit j'ai vu un oiseau blanc. Tu dis qu'il n'existe pas de huppe blanche dans ces bois, ni de pigeon? Pourtant je l'ai vu. Deux fois. A l'aube, il a sauté sur le rebord de la fenêtre. Il est devenu si grand qu'il la remplissait toute. J'ai bien observé ses pattes recouvertes de plumes bouclées et ses énormes serres. Il a un oeil rond très noir. Mais j'ai fait un signe et il s'est envolé."

S. Corinna Bille, La demoiselle sauvage - Nouvelles (Gallimard, 1992)

image: S. Corinna Bille (theweb.ch)

16:41 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |