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27/01/2012

Morceaux choisis - Pétrarque

Pétrarque

littérature; poésie; livres

Que bénis soient le jour, le mois, l'année,
La saison, le temps qui s'enfuit, l'heure, l'instant
Et ce lieu, dans ce beau pays, où deux beaux yeux
Me firent prisonnier et m'enchaînèrent.

Et béni soit le doux premier tourment
Que j'éprouvai, ainsi captif d'Amour.
Béni soit l'arc, bénies les flèches qui me percèrent,
Bénie la plaies qu'elles m'ont faite au coeur.
 
Bénis mes mots qui clamèrent sans nombre
A tous échos le nom de ma Dame.
Bénis les soupirs et les larmes, et mon désir.
 
Et bénis soient aussi tous ces écrits
Où j'amasse sa gloire; et ma pensée
Qui ne sait qu'elle, et donc rien d'aucune autre.

Pétrarque, Je vois sans yeux et sans bouche je crie - 24 sonnets traduits par  Yves Bonnefoy / édition bilingue (Galilée, 2012)

Sculpture: Marie-Paule Deville-Chabrolle

http://devillechabrolle.typepad.com/devillechabrolle/2010/03/index.html

04:41 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature italienne, Morceaux choisis, Yves Bonnefoy | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/01/2012

Morceaux choisis - Monique Rivet

Monique Rivet

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Cette ville s'est enfoncée dans ma mémoire. Avec l'éloignement la réalité de cette époque de ma vie est devenue improbable, j'éprouve comme un besoin de la rattacher à des certitudes qui dépassent l'horizon exigu d'un passé individuel, de l'accrocher à l'histoire, à ses faits avérés. La plus lointaine, la plus récente.

La plus lointaine, celle qui a vu les légions romaines régner sur cette terre, et il me plaît qu'ait soufflé ici aussi le grand vent dont Rome a balayé le monde. La plus récente, celle que j'ai connue: cette ville, sa tragédie étouffée, minuscule dans le chaos environnant mais microcosme où se vivait, où nous vivions le bouleversement de tout un pays. 

Ce pays, je ne lui appartenais pas; je m'y trouvais par hasard. J'y étais de guingois avec tout, choses et gens, frappée d'une frilosité à fleur de peau, incapable d'adhérer à aucun des mouvements qui s'y affrontaient. Cette guerre, je ne la reconnaissais pas, elle n'était pas la mienne. Je la repoussais de toutes mes forces. Si j'avais eu à la faire... s'il avait fallu que je la fasse, aurais-je pu la faire aux côtés des miens? 

Je l'ai oubliée. Je ne suis pas la seule: nous l'avons tous oubliée, ceux qui n'ont pas eu le choix et ceux qui ont refusé de choisir; ceux qui n'ont pas voulu s'en mêler et ceux qui s'y sont perdus. Quelquefois un mot, un simple nom propre dans une conversation, réveille un souvenir à la lumière duquel réapparaissent l'impuissance et l'amertume d'antan, mais parfois aussi une connivence surgit entre vous et l'inconnu qui vous parle, dont vous ne savez rien, qui était peut-être de ceux que vous condamniez jadis, que vous jugiez aveugles - et cet inconnu, vous ne lui demandez pas son passeport et son passé parce que c'est un visage soudain fraternel qui vous regarde ou plutôt qui regarde avec vous, avec vos yeux, un pays plein de soleil et de silence où rien désormais ne peut vous faire ennemis.

Monique Rivet, Le Glacis (Métailié, 2012)

20:41 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

23/01/2012

Morceaux choisis - Caroline Boidé

Caroline Boidé

Ruines de Batna.jpg

Tout t'accable, Malek, car rien n'ayant trait à l'écriture n'est prévu, rien de ce qui détourne de Dieu, de ta famille, de la société, de ton futur foyer n'est et ne sera toléré. En poursuivant cette tâche, tu nous trahis, entends-tu? Ton écriture est responsable de nos malheurs. Leur fin est subordonnée à la disparition de ces pages et de toutes celles qui te démangeront. Cette destruction doit prendre effet immédiatement sinon les clés de la maison doivent être rendues à ta mère. Tu écris ce qu'il y a de pire: ton âme en peine. C'est immonde de jeter les tiens sur la place publique, en t'appropriant leurs vies et en marchandant leurs mémoires. Toutes ces idées qui gravissent en toi sont pareilles à des cancers. 

En écrivant, tu dis donner une seconde chance aux événements, tu dis qu'aucun sujet ne préexiste et qu'écrire t'est nécessaire, que c'est là ton chemin de consolation, mais tu te trompes. Que je sois bien clair, ceci n'est pas une discussion où je cherche à l'emporter. Faire chuter le couperet pour te guillotiner toi et ton caractère déviant est pourtant simple. Tu n'es même pas sensible à ce que je te dis et à notre souffrance. Demande pardon. Demande. Ecrire est un caprice de gamine qui passera si tu y mets le coeur. Et les gens, y as-tu pensé? Que vont-ils dire de nous? Tu ne devrais pourtant jamais oublier que tu es une femme musulmane et algérienne avant tout. Comment espères-tu qu'un homme veuille un jour de toi si tu t'es déjà donnée à la multitude? 

Ecrire n'est pas un divertissment, mon père, mais un combat contre une chose plus grande, une émotion assaillante qui vient jusqu'à galvaniser mes mots. Ecrire, c'est écouter la voix d'une fleur de rosée qui a séjourné dans l'enfance et dont les racines de feu me font vivre haut. C'est ranimer le monde en travaillant la langue, et moi-même de l'intérieur, à force d'abandons. C'est ceindre les sanglots pour qu'ils n'aient pas été versés pour rien.

Caroline Boidé, Les impurs (Serge Safran, 2012)

image:  Les ruines de Batna (Algérie)

http://www.le-carrefour-de-lislam.com/Barbaresques/Quaerere.htm

08:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

14/01/2012

Morceaux choisis - Anna Akhmatova

 akhmatova.jpg

Anna Akhmatova 

N’essaie pas de me faire peur
Ne me parle pas du destin qui te menace
Ni de la tristesse sans fin de ce pays.
 
Voici notre première fête
Et cette fête a nom rupture.
Tant pis.
Nous n’attendrons pas l’aube.
La lune pour nous n’aura pas divagué.
 
Je vais te donner aujourd’hui
Ce qu’on n’a jamais vu au monde:
Mon reflet sur l’eau, vers le soir,
Quand le ruisseau n’a pas sommeil;
Un regard qui n’a pas aidé
L’étoile filante à trouver
Le chemin qui ramène au ciel;
L’écho de cette voix sans force
Qui était fraîche cet été...
 
Pour que tu puisses supporter d’entendre
Dans les datchas les médisances des corbeaux.
Pour que les jours du mois d’octobre
Te soient plus doux que la douceur de mai.
Mon ange, souviens-toi de moi.
Au moins, tant que n’est pas tombée
La première neige,
souviens-toi.

Anna Akhmatova, La course du temps - Requiem / Poèmes sans héros et autres poèmes (coll. Poésie/Gallimard, 2007)

 

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Anna Akhmatova, Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/01/2012

Morceaux choisis - Clémence Boulouque

Clémence Boulouque

Clémence Boulouque 5.jpg

Les jours passent. Ari rentre immanquablement avec des sacs lourds de ses courses, ces provisions pour m'enfermer, et je pense aux générations de femmes recluses, à toutes celles qui vivent la même séquestration entre les mains de despotes qui se croient généreux.

Il s'est rendu intrus. Mon corps le rejette, il se condense, se referme comme mon regard s'est clos, lui aussi. La porosité de nos corps à la lumière, à l'air, est un signe: le bonheur est porosité et je suis occlusion. (...)

Je tords le ciel, où je consignais mes rêves, ne le regarde plus qu'avec méfiance. Je voudrais aussi esorer mon ventre pour lui faire cracher ce qui le tuméfie et s'y est peut-être installé. Mon souffle se calme, mais mon esprit inspire régulièrement une pensée qui vient de me glacer: si je suis enceinte, je ne garderai pas cet enfant et si mes viscères doivent ne jamais l'oublier, jamais le pardonner, qu'il en soit ainsi. Mon corps ne m'épargnera rien, sale aimant de mains et de gamètes.

Sonne un réveil dont je n'avais pas besoin, je ne dors plus, mime le quotidien apaisé, prépare le petit déjeuner auquel je fais semblant de toucher et, la porte refermée, appelle le méecin, m'habille et traverse une avenue qui me semble un fleuve asséché, la fatigue strie ma vue, les gratte-ciel au loin sont des tesselles de mosaïque mal collées. Au centre de santé, je suis dirigée vers une petite pièce: un bureau, une chaise, une table roulante de métal, du coton, du désinfectant et une fiole à remplir.

"Avez-vous déjà une idée de votre décision si le test est positif?" Je hoche la tête. Ferme les yeux. "Je ne garderai pas l'enfant." Je déglutis.

"Je vais quitter mon compagnon."

Les secondes cognent, le regard par terre: ne pas lever la tête, ne pas voir si la couleur change, la teinte du sol reste, elle au moins, identique. Pas de rouge, surtout, pas de rouge sur la bande de papier. Le sol reste gris. Et le test, blanc. Négatif. Très lisible. "Ce c'est pas toujours le cas", me dit l'infirmière.

Lisible, enfin. Comme ce que j'ai annoncé à cette femme. Dans un étrange alliage de l'esprit, une façon de prendre parfois les inconnus à témoin, nous nous trouvons liés par des mots lancés à un étranger plus encore que par des paroles à des proches car celles-là peuvent être amendées.

Je dois le quitter.

Clémence Boulouque, L'amour et des poussières (Gallimard, 2011)

09:19 Écrit par Claude Amstutz dans Clémence Boulouque, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/01/2012

Morceaux choisis - Thomas Bernhard

Thomas Bernhard

littérature; théâtre; livres

Si une fois seulement, rien qu'une seule fois
on réussissait à jouer jusqu'au bout
le quintette La Truite une seule fois
une musique parfaite...
 
Pendant ces vingt-deux années
on n'a pas réussi une seule fois à jouer jusqu'au bout
le quintette La Truitesans faute
je ne dis même pas comme une oeuvre d'art
Il y a toujours quelqu'un qui détruit tout
par une inattention ou une vulgarité...
 
Un jour c'est le violon
un jour c'est l'alto
un jour c'est la contrebasse
un jour c'est le piano
Puis de nouveau c'est moi qui attrape ces sacrés maux de reins
je me tords de douleur
figurez-vous et le morceau tombe en miettes
Si j'obtiens du clown qu'il maîtrise son instrument
le dompteur perd la tête sur le piano
ou ma petite-fille qui tout de même tient l'alto depuis déjà dix ans
s'enfonce comme mardi dernier une écharde
Avec un visage grimaçant de douleur
on ne peut pas jouer Schubert encore moins le quintette La Truite
Je ne pouvais pas savoir que servir la musique est chose si difficile...
 
Et tout seul il m'est impossible de jouer le quintette
C'est un quintette...
 
Ne vous fiez pas à l'hyprocrisie du clown
il hait la contrebasse
Ma petite-fille n'aime pas non plus l'alto
admettez-le vous-même
vous ne tenez qu'avec répugnance le violon
Tout n'est que répugnance
tout ce qui arrive répugne à arriver
La vie l'existence répugnant...
 
La vérité estque je n'aime pas le violoncelle
C'est une torture mais il faut en jouer
ma petite-fille n'aime pas l'alto mais il faut en jouer
le clown n'aime pas la contrebasse mais il faut en jouer
le dompteur n'aime pas le piano mais il faut en jouer
Nous ne voulons pas de la vie mais il faut la vivre...
Nous haïssons le quintette La Truite mais il faut le jouer.

Thomas Bernhard, La force de l'habitude (Arche, 1983)

image: Florence Iazzetta - Art Studio 

09:45 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/01/2012

Morceaux choisis - Pascal Quignard

Pascal Quignard

littérature

Il me semble que la mort de Simon ne les a même pas séparés. C'est peut-être même le contraire. Sa mort ne les a pas réunis non plus, mais il est là. Il est constamment là. Il est là avec elle tout le temps. Et réciproquement: elle est avec lui tout le temps. Elle s'occupe de lui. Il est devenu la baie.

Chaque jour elle allait s'asseoir dans son ombre, dans l'ombre de la baie, chaque jour elle allait se caler dans son coin de roche, se dissimuler juste en face du nid du grand goéland de la falaise.

Mon dernier souvenir d'elle? Il y avait un peu d'herbe coupée ras le long du mur de la ferme. Ce mur-là, de l'autre côté des bambous envahissants, était toujours à l'ombre. Ce côté-là de la ferme sentait bon. Il était surmonté d'une grosse glycine plantée par oncle Paul qui amplifiait cette ombre dès la fin du mois de mai. Tout sentait bon. C'était une chaude journée de juin. Nous nous sommes assises toutes les deux sous les grappes de la glycine. Au loin les passereaux secouaient leurs plumes avant de venir boire dans une tasse d'eau qu'oncle Paul avait laissée par terre. Tout était tranquille. Nous étions toutes les deux. Il n'y avait personne d'autre. Il n'y avait pas Paul. Il n'y avait pas Jean. Il n'y avait pas Simon. Maman m'a pris la main et n'a pas dit un mot. Sa respiration était légère. Elle respirait un peu bruyamment. Elle s'était mise à sentir, en vieillissant, une odeur douce de sueur, de foin, de sel, d'iode, de mer, de granit, de lichen.

Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses (Gallimard, 2011)

09:18 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, Pascal Quignard | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/01/2012

Morceaux choisis - Friedrich Hölderlin

Friedrich Hölderlin

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Lorsque sans être vues ont passé les images
De la saison, voici venir l'hiver qui dure,
Les champs sont vides, la vue semble plus douce,
Les tempêtes tournoient ainsi que les averses.
 
La fin de l'année semble être un jour de repos,
L'accent d'une question, pour que ce jour s'achève,
Alors paraît le nouveau devenir du printemps,
Et la nature superbe resplendit sur la terre.

 

Friedrich Hölderlin, L'hiver Anthologie bilingue de la poésie allemande (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1993)

09:27 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Morceaux choisis - Philippe Sollers

Philippe Sollers

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C'est immédiat: je ne peux pas voir un cèdre, dans un jardin ou débordant d'un mur sur la rue, sans penser qu'une grande bénédiction émane de lui et s'étend sur le monde. La foule est bénie, les autobus, les camions, les voitures, les poubelles, les vélos, les scooters sont bénis. Les plus laids et les plus laides sont bénis, et aussi les vieux, les enfants, les jeunes, les femmes enceintes, les malades, les fatigués, les pressés, les rares heureux, les désespérés. Ils passent tous et toutes sous le cèdre, ils ne le voient pas, sa bénédiction silencieuse, verte et noire, filtre l'espace. On ne sait pas d'où lui vient cette tranquillité, cette ramure de sérénité.

Il vient d'Afrique ou d'Asie, le cèdre, son nom est grec et latin, il souffre au Liban et au Proche-Orient, il s'en fout, il a ses plans superposés, sa longévité, ses légendes. Ses racines pivotent à une grande profondeur, mais sa tige, droite, couverte d'une écorce rugueuse, se termine par une flèche presque toujours inclinée et dirigée vers le nord. Il peut s'élever jusqu'à qurante mètres, et son ombre, produite par de petites feuilles étroites et pointues, est épaisse et large. Il règne, il protège, il paraît méditer, il bénit. 

La photo que j'ai sous les yeux a été prise en été par quelqu'un qui s'est assis dans l'herbe pour qu'on voie bien le petit personnage regardant un cèdre. Je dois avoir deux ans, je suis un bébé bouffi qui lève un visage ravi, à moitié mangé de soleil, vers les branches. Anne, ma soeur de huit ans, est à peine visible, devant les vérandas, sur la droite. La photo a dû être prise par mon père, le seul qui, à l'époque, prenait de temps en temps des photos. J'ai l'impression d'être là, maintenant, dans cette image qui n'est pas pour moi une image, mais une clairière toujours vivante, une éclaircie. La petite forme absurde où je suis enfermé a été jetée dans ce coin de jardin, et je suis son gardien. Continue ta marche titubante, bébé. Tu vas tomber bientôt sur le gravier, tu tomberas beaucoup dans ta vie qui commence. Anne va aussitôt crier et se précipiter, te relever, t'essuyer, t'embrasser. Elle t'étouffe un peu, elle te gène. C'est un acte de possession, mais aussi d'amour.

Tu reviendras sans arrêt sous cet arbre. Il a beau y avoir, dans le jardin, des acacias, des noisetiers, un magnolia, un petit bois de bambous, des chênes, c'est ton endroit préféré. Tu vois cet arbre, tu le respires, tu crois l'entendre, tu le rêves. Tu peux te cacher dans les fusains, mais le cèdre, lui, te rend invisible. Tu entres dans son cercle, tu disparais à leurs yeux, pas vu pas pris, caverne à l'air libre. Tu installeras plus tard ta cabane dans le cognassier, lieu d'observation idéal. Ils font semblant de ne pas savoir où tu es, ils t'appellent, tu ne réponds pas, ils jouent le jeu, sauf Anne. Pendant deux ou trois ans, elle vient s'installer à côté de toi, et puis elle renonce. Quand tu as douze ans, elle en a dix-huit, le manège à mariage commence pour elle. Quand tu as vingt ans, elle en a vingt-six, et elle a déjà deux enfants, des garçons, et ensuite une fille d'un second mariage. Il y aura encore quelques fêtes sous le cèdre, mais tu ne seras plus là ...

Philippe Sollers, L'éclaircie (Gallimard, 2012)

07:11 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Morceaux choisis - Yves Navarre

Yves Navarre

Yves Navarre 3.jpg

Oublier ce que j'ai appris, perdre ce que j'ai acquis, voyager, regarder, écouter, engendrer, bâtir, qui sait, je rêve en ne rêvant plus. Cette nuit-là est douce, encore. J'écoute les heures et les demi-heures, chaque fois deux fois, jusqu'au matin pour me lever alerte, décidée, nulle rancoeur pour qui que ce soit, sourire, servir, être là, présente, nulle importance portée à ce qui leur paraît important, toute prête à écouter s'ils désirent partager. Je me lève idéale et fière. La maison n'est plus une prison, j'en ai fait l'inventaire. Ma mère peut agiter toutes sortes d'éventails, gifler le vide, se taire et m'ignorer pour me blesser, elle ne peut exprimer sa tendresse que par violences. Jamais elle n'aura été autant aimée, observée, dessinée et désirée, autre qu'elle ne fut, plus que par moi, paradoxe, mon affection. Cette femme de deuil, infirme de la hanche, m'a tout donné en me refusant tout. Ce matin-là, je m'offre toute ma vie pour m'échapper. Toute une vie pour être, exister, m'abandonner à ce petit monde, cachant un plus grand, siècle où l'on ne vénère que ce qui a été. Passé composé à l'extrême. Au petit déjeuner, je souris. La dame en blanc me trouve pâle. "Vous avez des lèvres violentes." Je souris, souris encore. "Je dirai à Madame que vous lisez en cachette. Vous achetez des bougies, n'est-ce pas? Je sais que vous avez la clé de la bibliothèque de votre père." Je hausse les épaules. Elle me gifle. Je la regarde, imperturbable, un regard droit, un regard de petit nègre et je murmure: "Merci."

Yves Navarre, Je vis où je m'attache (Robert Laffont, 1978)

06:42 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, Yves Navarre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |