07/10/2012
Morceaux choisis - Catherine Pozzi
Catherine Pozzi
Si tu veuxNous irons ensembleTous les deuxVers le vieux figuier.Il auraDes fruits noirs qui tremblentSous le ventQui vient d’Orvillers. Tu irasL’âme renverséeSur ta vieEt je te suivrai.Le ciel bas Tiendra nos penséesPar la lieD’un malheur secret. Tu prendrasL’un des fruits de l’arbreEt soudainLe feras saignerEt ta mainMorte comme marbreJetteraLe don du figuier. Le vent vertPlein du bruit des hêtresOuvriraLa geôle du cielJe crieraiComme un chien sans maîtreTu fuirasDans le grand soleil.
Catherine Pozzi, Très haut amour - Poèmes et autres textes (coll. Poésie/Gallimard, 2002)
image: lesrevesdemys.com
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06/10/2012
Morceaux choisis - Caio Fernando Abreu
Caio Fernando Abreu
Il était une fois le Pays des Fées. Personne ne savait vraiment où il se trouvait, et bien des gens (la majorité) doutaient même de son existence quelque part. Même ceux qui ne doutaient pas (et ils étaient rares) n'avaient pas la moindre idée de ce qu'il fallait faire pour y arriver. Mais ces rares personnes avaient une certitude: si on voulait vraiment y arriver, il y avait un truc et ça finissait par marcher. Une seule chose était essentielle (et extrêmement difficile): y croire.
Il était une fois, également, à cette époque (qui n'était pas un temps ancien, non; c'était un temps présent, du genre du nôtre) un homme qui y croyait. Un homme ordinaire, qui lisait les journaux, regardait la télé (et il avait peur, comme tout un chacun), qu'on licenciait, qui s'endurcissait (comme tout un chacun), essayait d'aimer, n'y parvenait pas (comme tout un chacun). En tout, cet homme était comme tout un chacun. Avec pourtant une énorme différence: c'était un homme qui y croyait. Rien dans les mains, rien dans les poches, un jour il résolut de partir à la recherche du Pays des Fées. Et il partit.
Il lui arriva des tas de choses qu'on ne peut raconter ici faute d'espace. Des choses dures, tristes, périlleuses, effrayantes. L'homme allait toujours de l'avant. Un tantinet dans ses petits souliers cependant, car on lui avait dit (des amis vaches) que même s'il arrivait au Pays des Fées, tout simplement les fées pouvaient ne pas l'aimer. Et rester invisibles (ce qui était le moindre mal), ou même faire d'horribles méchancetés au pauvre homme. Effrayé, inquiet, solitaire, de plus en plus triste et affamé, l'homme continuait à y croire et à cheminer. Il pleurait parfois, priait toujours. Pensait aux fées tout le temps. Et sans rien dire à personne, en secret, de plus en plus: il y croyait, il y croyait.
Un jour, il arriva sur les berges d'une rivière boueuse et furieuse, sans aucune beauté. Quelque chose lui dit que, de l'autre côté de la rivière, se trouvait le Pays des Fées. Il y crut. Il chercha en vain une barque, il n'y en avait pas: le seul moyen était de traverser la rivière à la nage. Ce n'était pas un athlète (au contraire), mais il la traversa. Il atteignit l'autre rive, épuisé, aperçut alors un sentier un peu bizarre et eut l'impression que c'était par là. Il y crut aussi. Et s'en alla par le sentier un peu bizarre, en direction de ce à quoi il croyait.
Puis il s'arrêta. Fatigué comme il l'était, il s'assit sur une pierre. Et l'endroit était si joli qu'il eut envie de se reposer un peu, le pauvre. Involontairement, il s'endormit. Et quand il ouvrit les yeux, devinez qui était posé sur la pierre à côté de lui? Une fée, bien sûr. Une fée minuscule, de la taille d'un petit doigt, avec de petites ailes transparentes et tout ce à quoi les petites fées ont droit. Très embarrassé, il voulut expliquer qu'il n'avait quasiment rien apporté et tira de ses poches tout ce qui lui restait: miettes de pain, bouts de papier, petite monnaie. Mort de honte, il posa cette misère à côté de la petite fée.
Soudain une bande d'autres petites fées et petits lutins (eux aussi existent) se ruèrent de tous côtés sur les pauvres cadeaux de l'homme qui y croyait. Stupéfait, il comprit qu'à tous il leur plaisait beaucoup: ils riaient, se jettaient des miettes les uns aux autres, faisaient rouler les pièces, sur l'endroit le plus plat. Tout ce qu'ils touchaient aussitôt se changeait en or. Après avoir joué un bon bout de temps, ils lui dirent qu'ils avaient adoré ses cadeaux. Et qu'en échange, ils allaient lui apprendre un chemin de retour très facile. Qu'il pouvait repartir quand il le voudrait par ce chemin-là (utilisable aussi à l'aller), facile, sûr, rapide. De surcroît, il pourrait revenir avec quelqu'un d'autre: ils auraient grand plaisir à recevoir une personne aimée de l'homme qui y croyait.
Tout à coup, l'homme se vit dans une barque glissant entre d'énormes colonnes, sculptées dans la pierre. De belles colonnes couvertes de signes, sur le fleuve calme comme un tapis magique portant la barque dans laquelle il se trouvait. Quelques petites fées voletaient autour de lui, en riant. Tout cela était si plaisant qu'il s'endormit. Il s'éveilla à l'endroit (sa chambre) d'où il était parti un jour. C'était le matin de bonne heure. L'homme qui y croyait ouvrit les fenêtres sur le jour d'un bleu brillant. Il respira profondément, et sourit. Il réfléchit à la personne qu'il pourrait inviter à aller avec lui au Pays des Fées. Quelqu'un qu'il aimerait beaucoup et qui y croirait aussi. Lorsque, sans effort, un tas de gens lui vinrent à l'esprit, il sourit plus encore. A présent, l'invitation est toujours sous ses yeux: quand on y croit, on trouve. Je ne garantis pas qu'il fut heureux pour toujours, mais en pensant à tout cela il avait un beau sourire. A ce propos, je n'ai pas le moindre doute. Et vous?
Caio Fernando Abreu, Un conte de fées, dans: Petites épiphanies (José Corti, 2000)
traduit du portugais (Brésil) par Claire Cayron
image: Vieux Lyon (2008)
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04/10/2012
Morceaux choisis - Hermann Hesse
Hermann Hesse
pour Catherine P et Judith S
Certaines années, notre été tessinois ne peut se décider à prendre fin. Si, assez souvent, après de fortes chaleurs, il se déchaîne soudain vers la fin d'août ou au début de septembre en un brutal orage et en plusieurs jours de pluies torrentielles, puis se retrouve busquement vieilli, brisé et s'éclipse, l'air morne et tout honteux, les autres fois il se maintient semaine après semaine sans orages, sans pluie, aimable et paisible comme ces étés finissants que décrit Stifter, tout azur et or, tout de paix et de douceur, interrompu seulement parfois par le foehn qui, un jour ou deux, secoue les arbres et fait tomber prématurément les châtaignes prisonnières de leurs bogues vertes, rend le bleu encore un peu plus bleu, le mauve tendre et chaud des montagnes encore un peu plus clair et ajoute un degré de limpidité à l'air cristallin. Lentement, au fil de nombreuses semaines, les feuilles se colorent, la vigne devient jaune, marron ou pourpre, le cerisier d'un rouge écarlate, la ronce dorée, tandis que les petites feuilles ovales prématurément jaunies des acacias scintillent comme autant d'étoiles dispersées dans le bleu sombre de leur feuillage.
Depuis bien des années, douze déjà, j'ai vécu ici ces étés finissants et ces automnes, promeneur sans but, spectateur recueilli, peintre; et lorsque commençaient les vendanges et que flamboyaient, entre la vigne d'un brun doré et les grappes d'un bleu noir, les fichus des femmes et que retentissaient les cris de joie des jeunes gens, ou que, par jours sans vent et légèrement couverts, je voyais s'élever partout dans le vaste paysage de notre vallée lacustre les petites colonnes de fumée bleue des feux d'automne campagnards enveloppant dans leurs volutes le proche comme le lointain, il n'était pas rare que je ressentisse un désir et une mélancolie tels que l'errant les éprouve en automne ou lorsque, vieillissant, il jette un regard par-delà les clôtures vers les autres, les sédentaires, ceux qui récoltent leurs grappes, les pressurent, engrangent leurs pommes de terre, marient leurs filles, font brûler leurs petits feux capricieux et griller les premières châtaignes ramassées à l'orée des bois.
Hermann Hesse, Tessin - textes de prose et poèmes / avec 16 aquarelles hors texte (Metropolis, 2000)
traduit de l'allemand par Jacques Duvernet
image: Hermann Hesse, Blick gegen Porlezza (1933)
16:21 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis, Rosebud | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; voyages; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
27/09/2012
Morceaux choisis - André Velter
André Velter
Une lueur sur le toitOn ne sort pas du rayon de luneC'est aller à la verticale de soiEt d'un désir plus fort que la mort Il y a tant de fils à renouer dans l'airQue le souffle fait corps avec le videOn approche sans crainte d'un ciel noirQui est plein de murmuresComme les rues de la ville Au-dessus du règne de l'insomnieUn effort physique violent pour accéderA une offrande radieuseOu à la prière qu'improviserait une fée Dieu n'est pas de la partieL'élévation se joue à mains nuesPalier par palier degré par degréTandis qu'en esprit le mouvement se veut soutenuMusique d'une sphère qui bat avec le coeur Quoiqu'il arrive aprèsOn ne touche plus la même terreOn a pouvoir sur le destinEt l'univers résonne à la légèreD'un poème d'amour clandestin
André Velter, Avec un peu plus de ciel (Gallimard, 2012)
16:09 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
26/09/2012
Douna Loup 1c - Morceaux choisis
Douna Loup
Je suis née Nelly Machat.
Je mourrai Linda Breuse.
Grand écart, petit pas de côté. J'aime toutes les transfigurations.
Je déguise mes peines en rires, maquille des blessures à la bombe, je tague ma vie comme une jeune blonde qui va bientôt frôler les quatre-vingt-six ans. Le temps n'y changera rien. Je suis née au-delà des frontières. Je mourrai transfrontalière.
Je ne sais me tenir qu'aux lisières. Aux passages, toujours sidérée par la puissance du vil, par la prépondérance des forts, la loi de la jungle a soumis mon corps, je ne me débattrai pas, je saurai bien mourir quand le temps sera là, mais mon esprit n'abdiquera jamais, je suis une insurgée.
La vie me révolte. A bras-le-corps je la révolutionne. Je n'y ai jamais rien gagné mais, en bafouant ses codes, je me serai au moins brûlée de près au rêve de ma liberté.
Douna Loup, La paume de tes mains (Mercure de France, 2012)
image: Linda Naeff, Sculpture (http://wizzz.telerama.fr)
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21/09/2012
Morceaux choisis - Philippe Claudel
Philippe Claudel
pour José M
On s'apprête à entrer dans un sanctuaire. Il conviendra donc de courber la tête. Comme devant une reine. Une reine des prés et des champs, des étendues de juin herbeuses et fantasques. Quel parfum emporter sur une île déserte qui n'en aurait aucun? Tous ceux dont je parle certes, mais celui-ci plus qu'un autre, qui me rattache par des liens mystérieux à l'apprentissage du monde. Je passe mon enfance dans un éblouissement permanent où la nature accompagne chacune de mes métamorphoses en me délivrant un secret. Secret des oiseaux, des poissons, des rongeurs, des fleurs, des arbres, des roches, des eaux. Secret des jours et des saisons, des nuages, des météores, des brouillards et des constellations.
Il y a tant à apprendre et à recevoir. J'absorbe. Les yeux fermés, je marche dans le pré en jachère. C'est une fin de juin pluvieuse et douce, presque chaude. L'école est derrière moi. Une grande serre s'est posée sur la campagne, préservant dans sa buée nourricière les berges de Sânon, le Rembêtant, les premières fermes de Sommerviller dont je devine les toits au loin. Etuve. Le soleil derrière les minces nuages refuse de se coucher. L'herbe déjà haute est trempée. A chacun de mes pas, elle se sèche contre mes cuisses en y déposant des gouttes tièdes qui dévalent jusque dans mes bottes. Je la caresse avec mes mains. Je ferme les yeux. Je ne peux pas voir, juste sentir. L'eau. Le printemps. Les odeurs de terre mouillée, impatiente d'accueillir de jeunes verdures. Je cherche. Je les sais toutes proches. Je veux une fois de plus être la victime de leur sortilège. Ce sont les sirènes des champs. Elles séduisent le promeneur par leurs effluves verts d'aneth et le pauvre ne peut ensuite s'attacher à d'autres herbes, hanté qu'il est toujours par leur fragance cumineuse où on peut reconnaître, atténuées, des notes éparses d'anis et de girofle. Ombellifères.
Ombellifères. Grande tête couronnée aux fleurs petites disposées déjà comme un bouquet, aigrette d'élégante que je retrouverai plus tard dans les pâtes de verre opalescentes et les marqueteries rousses d'Emile Gallé, et dont les odeurs se délacent dans l'air, comme ces complexes corsets qui emprisonnaient jadis le corps impatient des jeunes filles et celui plus lourd, alangui et capiteux de leurs mères.
Philippe Claudel, Ombellifères, dans: Parfums (Stock, 2012)
image: joiepascale.net
23:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
13/09/2012
Morceaux choisis - Christian Bobin
Christian Bobin
merci à Claudine R
Il y a quelque chose de terrible dans chaque vie. Il y a, dans le fond de chaque vie, une chose terriblement lourde, dure et âpre. Comme un dépôt, un plomb, une tache. Un dépôt de tristesse, un plomb de tristesse, une tache de tristesse. À part les saints et quelques chiens errants, nous sommes tous plus ou moins contaminés par la maladie de la tristesse. Plus ou moins. Même dans nos fêtes elle peut se voir.
La joie est la matière la plus rare dans ce monde. Elle n'a rien à voir avec l'euphorie, l'optimisme ou l'enthousiasme. Elle n'est pas un sentiment. Tous nos sentiments sont soupçonnables. La joie ne vient pas du dedans, elle surgit du dehors — une chose de rien, circulante, aérienne, volante. On lui accorde beaucoup moins de crédit qu'à la tristesse qui, elle, fait valoir ses antécédents, son poids, sa profondeur. La joie n'a aucun antécédent, aucun poids, aucune profondeur. Elle est toute en commencements, en envols, en vibrations d'alouette.
C'est la chose la plus précieuse et la plus pauvre du monde. Il n'y a guère que les enfants pour la voir. Les enfants, les saints, les chiens errants. Et toi. Tu l'attrapes au vol, tu la redonnes aussitôt, il n'y a rien d'autre à en faire. Et tu ris, tu ne sais que rire devant tant de richesse donnée, reçue.
Tu as pourtant affaire, comme chacun, à cette chose terrible dans ta vie, à cette ombre terriblement lourde, dure, âpre. Tu lui fais place comme au reste. Tu ouvres la porte à la tristesse si aimablement qu'elle en est perdue, qu'elle en perd ses manières sombres et qu'on ne la reconnaît plus.
La grâce se paie toujours au prix fort. Une joie infinie ne va pas sans un courage également infini. Dans tes rires c'est ton courage que j'entendais: un amour de la vie si puissant que même la vie ne pouvait plus l'assombrir.
Christian Boblin, La plus que vive (coll. Folio/Gallimard, 1999)
image: http://www.photos-album.net
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06/09/2012
Morceaux choisis - Ananda Devi
Ananda Devi
Le bruit de la serrure est une blessure au milieu de la nuit. La porte s'ouvre. Une barre de lumière jaune crisse sur le plancher et rampe jusqu'à moi. Une voix lointaine et méprisée tente de me rassurer - soja rajkumari, soja - dors, dors, dors, ma princesse...
Tu vas te taire! Cette folle va réveiller tout le monde! Silence!
Oui, silence. En moi, en lui, dans les profondeurs du monde. Silence jusqu'au bout de mon silence, alors que seule, la grosse bouche qui flotte dans l'air au-dessus de moi parle. Elle a l'air de n'appartenir à aucun visage, mais, petit à petit, une forme se précise. Je sais qu'une masse de chair et de muscles l'accompagne et que je vais la rencontrer et la connaître, comme chaque soir, dans la plus secrète des souffrances. Les murs pâlissent comme à chaque fois qu'ils reçoivent les éclaboussures de sa haine. (...)
La forme masculine se déploie au-dessus de moi. Je regarde de haut mon corps étoilé sur lequel rôde l'ombre de ma faim et de ma peur. Je vois la stridence de mes yeux écarquillés, je vois mes mains qui offrent leur paume percée, je vois ma bouche qui s'ouvre pour avaler une goulée d'espoir, mais n'avale qu'une salive amère. Tout autour de moi, les murs sont peints en vert, sauf auprès du plafond, où la peinture s'est écaillée en fleurs de rouille. Une nuée de carias voltige autour de l'unique ampoule nue. Non loin du lit de fer, une cuvette pour mes besoins. Et ce corps balbutié, c'est moi. C'est ainsi. Les aliénés ne peuvent pas se plaindre, il n'y a personne pour les écouter.
Le murmure de l'homme m'atteint. Ses gestes et sa violence n'ont pas de limites. Mais je parviens encore une fois à m'échapper, à m'éloigner de tout cela. Je suis partie dans un coin de ma mémoire. J'écoute le chant de ma grand-mère grenier. Je respire l'odeur de son sari de coton blanc. Je l'entends qui me berce, longuement, longuement - soja rajkumari, soja -, je suis sa princesse recroquevillée dans le pan du sari tendu en berceau entre ses jambes inutiles, elle me masse les jambes et les bras avec de l'huile parfumée. Ton corps est parfait, me répète-t-elle sans cesse, comme sentant mon désarroi. Elle me regarde droit dans les yeux, elle ne détourne pas le regard de la fissure de ma bouche. Un jour il te viendra un prince qui t'aimera pour ce corps-là et aussi pour la beauté de tes yeux et puis encore pour la beauté qu'il verra en toi, à l'intérieur de ton corps, là.
Là. Elle pose la main à plat sur ma poitrine, jusqu'à l'endroit du coeur. Ce sera ton Prince Bahadour à toi.
Je ne veux pas rentrer en moi. Je veux encore écouter ses contes, ses histoires, ses rêves. Je veux faire partie de sa vie absente. C'est la seule façon de poursuivre. S'échapper, se diluer dans des songes incohérents et fous. C'est ce que nous faisons tous. Sans cela, les murs capitonnés ne cesseraient pas de se refermer sur nous. L'homme est parti, ayant terminé sa besogne. Je suis seule. Je peux redescendre et habiter mon corps, retrouver la floraison des brûlures qui me rattachent à la vie. La porte s'est refermée, ravalant la lumière et le monde. La solitude caresse mes orteils absents. Je fais silence en moi et je n'écoute pas les protestations de ma chair. A quoi cela servirait-il? Je n'ai pas d'auditoire. La vie m'épuise.
Le moindre bruit - cri de souris, grésillement d'insectes, frôlement des corps en marche - m'interpelle. Je l'écoute de tous mes sens. Je n'ai plus que cela pour me persuader que je vis encore, après la mise à mort répétée de chaque nuit. De nouveau dans le trou. Dans le noir vif de l'inconscience. Mais je ne dors pas. Mon regard est une lumière qui éclaire l'intérieur de mon sommeil, ces marées molles et lentes qui se déroulent sans hâte et sans raison en moi. Il s'est allumé un soir lointain où j'ai entendu pleurer un enfant, et ce pleur m'a éclaté l'esprit.
Pour le faire taire, j'ai plongé dans l'eau sa tête bouclée. Je l'ai regardé s'assoupir doucement, le chant de l'eau était sa berceuse. L'ombre de l'eau était sa couverture. La mare a eu un bruit sanglant, et l'enfant s'est tu.
L'amour, c'est aussi cela.
Ananda Devi, Moi l'interdite (Editions Dapper, 2000)
00:04 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
03/09/2012
Morceaux choisis- Jacques Ancet
Jacques Ancet
C'est dis-tu ce qu'on appelle le présentce qui toujours nous suit toujours nous précèdeon voudrait dire cette chose sans corpsmais qui fume des corpset ils flottent tournent comme des feuillesqui un instant s'enflammentbrûlent puis s'éteignent et d'autres leur succèdentdans l'immobile jaillir que nul ne voitpuisqu'il est dans nos yeux nos bouches nos gestesqui le font être ce mouvement d'eau vivelui donnent cette existence qu'il n'a pasalors d'un bouquet d'éclairs naît la lumièred'une grappe d'éclats la lenteur du jourles images où nous croyons toucher la viela forme rassurante de chaque choseton visage et mon visage qui s'approchentconfondent dans la même ombre leur profiltout ce qui dure le temps d'un bref regardon l'habite peut-être une main se poseon entend une phrase voilà la neigeferme la porte et déjà on ne sait plusquand ni où puisque cela n'a pas d'histoireil y a seulement la même stupeur derrière la vitreune blancheur sans motsles pas qui se perdent sous le réverbèresur le seuil la déchirure de l'espaceet la voix qui répète voilà la neigeet tout le paysage qui nous regardec'est tout cela qu'on voudrait direce rien où toujours tout ne cesse de commenceralors je dis je sais que c'est une imagetu me brûlesparce que c'est comme du feu entre nousmême si vraiment rien ne brûlesi c'est plutôt parfois comme la fraîcheuravec ton rire d'un éclat d'eaule clair de ton visage qui vientet c'est encore ce qui nous recommencenous fait remonter la pente du désastreencore la vie au milieu de la mortla pierre se délite le tronc pourritle corps se décompose et l'air reste seul en silencecomme pour veiller l'absenceet pourtant on marche au-devant du matincomme si on ne devait jamais mourirpuisqu'on est làles mouettes crient le froid fumesur les lèvres les doigts touchent le métal d'une cléla forme humide d'une rampecomme si oui c'était la première foistu me brûlesil y a dans le petit jourvenue d'une porte entrouverteune odeur de café fraisj'avance dans la lumière à ta rencontreje traverse une rueson fracas à cinq heures pour te rejoindrej'ai toutes les raisons de désespérermais tu es là tu sourisbonjour dis-tu
Jacques Ancet, La brûlure (Lettres Vives, 2002)
image: meriamr.centerblog.net
23:50 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
01/09/2012
Morceaux choisis- Jean-Loup Charvet 1a
Jean-Loup Charvet
Pleurer est une autre manière de voir, d'entendre, de parler, mais aussi et tout simplement d'aimer. (...) On pleure, comme on aime, sans savoir pourquoi ni comment. Nous ne sommes jamais maîtres de nos larmes, mais tenus par le mouvement qu'elles expriment. L'âme ne sait pas pour lors ni comment ni pourquoi elle aime. Elle ne sait ce qu'elle fait ni ce qu'elle dit, mais elle brûle, elle languit, elle meurt (François Malaval). Le sens de nos larmes, celui de notre amour, de nos actes ou de nos pensées nous sont donnés: nous avons à brûler, à languir, à mourir. (...)
C'est quand nous avons cédé sous le poids de la tristesse qu'éclate notre joie. (...) L'énergie interne de la larme est une énergie profondément jubilatoire. Joie, joie, pleurs de joie. Pascal ne professe pas sa foi, il la pleure. Seules les larmes possèdent cette intelligence du coeur pour témoigner de l'extase mystique. Les larmes que Dieu accorde sont mêlées de joie; on les sent couler sans les avoir recherchées (Thérèse d'Avila). Elles coulent presque à côté de nous, nous disent ce qu'elles sont, à distance de notre âme. Elles n'expliquent rien parce qu'elles ne savent rien. Nous ne comprenons pas pourquoi nous pleurons, car nous pleurons quand, précisément, nous cessons de comprendre.
Le sens de la vraie larme est de nous surprendre au-delà de nos logiques. Nous pleurons parfois sans presque nous en rendre compte, au-delà de nos simples sensations. L'âme est comblée d'une si immense tendresse, qu'elle voudrait fondre non de douleur, mais en larmes de joie. Elle s'en trouve baignée sans avoir rien senti, sans savoir quand elle a pleuré, ni comment (Thérèse d'Avila).
Si les larmes sont pour certains les premiers mots de l'enfance, elles ne font pourtant jamais de l'homme qui pleure un enfant: elles le rendent pareil à un enfant. Le langage d'une âme vraiment atteinte fait l'économie de tout discours comme de toute apparition. Car on ne parle pas plus des larmes que du sommeil d'un enfant. Tout juste de son imprécise joie.
Jean-Loup Charvet, L'éloquence des larmes - Livre/CD (Desclée de Brouwer, 2001)
image: Walter Firle (iamachild.wordpress.com)
11:10 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; spiritualité; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |