Morceaux choisis - Henri Cueco 1a (09/10/2012)
Henri Cueco
- La salade monte. Il fait trop chaud. Et puis, ce peu de pluie d'hier... Il te faut la ramasser. Dans deux jours, elle fera un mètre de haut. Et c'est pas bon. Tu en as de bonnes au fond de ton carreau. Tiens, regarde ici.
- On peut pas manger quatre-vingt pieds de salade à la fois.
- Eh non, mais demain elle sera foutue.
- J'en veux bien deux pieds pour midi, et toi prends-en.
- J'en ai dans mon jardin, au bord de la rivière, peut-être deux cents pieds hauts comme ça.
- On est trop riches.
- Et les courgettes? Tu n'aimes pas les courgettes?
- Pas trop. Bouillies, c'est un peu... Et toi?
- Ca n'a pas de goût, mais j'aime les voir pousser. Elles ont profité depuis la dernière fois. Les courgettes, ça me fait rire. Je ris de voir pousser les courgettes. Elles ont l'air de faire des blagues à pousser comme ça. C'est comme des bigoudis sur la tête des femmes le dimanche matin. T'en vois qui passent en courant sur les balcons des HLM. Elles se croient nues parce qu'elles ont leur papillotes. Elles galopent d'une porte à l'autre. Eh bien, les courgettes, tu dirais des bigoudis.
- Et les choux?
- C'est beau, un beau chou.
- Pourquoi c'est beau?
- C'est beau parce que c'est beau...
- En voilà un raisonnement...
- Je voulais dire... Mais dis donc, chaque fois qu'on parle de ce qui est beau, tu me demandes ce que ça veut dire. Pour un chou, c'est la couleur, le dessin des côtes, la forme ronde. C'est comme si ça allait exploser. Quand j'étais gosse, on disait que les enfants venaient dans les choux.
- Maintenant on voit la photo du bébé dans le ventre de sa mère.
- Autrefois, le ciel, l'orage, la neige, une fleur, un oiseau, ce qu'on mange, tout racontait des histoires. L'orage, c'était le bon Dieu qui remue des barriques ou qui se fâche; la neige, c'était le bon Dieu qui plume ses oies. Un oiseau annonçait la saison ou le temps qu'il va faire. Les choses comme ça, avaient un sens. Maintenant, tu comprends rien de ce qui t'arrive, tu sais plus ni quoi ni qu'est-ce. Un légume,c'est qu'un légume. Enfin, ce qui se voit quand c'est emballé. Et un homme aussi, c'est de la marchandise emballée...
- Tu es un vrai philosophe.
- Dis, tant qu'on est au jardin, tu devrais regarder ces haricots. C'est des "beurre", ils sont à cueillir maintenant, après ils auront des fils que tu dirais de l'étoupe. Maintenant ils sont bons. Si tu veux, je les arrache et tu les cueilleras sur pied.
- C'est toi qui commandes.
- Les citrouilles, tu as vu les citrouilles? Celle-là qui a traversé le grillage, elle deviendra grosse... Le tuyau qui la remplit n'est pas coupé, c'est l'essentiel... Il faut pas couper le cordon, pas encore, sinon elle sera perdue.
- Tu crois qu'il y a des enfants dans les citrouilles?
- Des enfants, non, mais un carrosse, oui... Je trouve que ce jardin, ici, il est pas mal, mais il le faudrait plus grand, on pourrait faire plus de pommes de terre, de poireaux...
- Ah, les poireaux!
- Oui, eh bien j'alignerai des poireaux...
- Oui, on ferait des allées de poireaux. Les allées du parc du Prince des Poireaux... Et le coin des petites herbes de cuisine?
- Je t'en avait fait un. Où est-il?
- Il s'est perdu.
- Il y avait du thym, où c'est qu'il est passé, fils de loup! Et la ciboulette?
- Je voudrais l'année prochaine que tu fasses...
- Des petits pois mange-tout, je parie!
- Des petitspois et des mange-tout.
- J'en ai jamais vu. Tu m'en as parlé déjà, j'en ai jamais mangé. Trouve-moi la graine, je t'en ferai. C'est pas difficile si ça veut venir par ici.
- C'était comme ça dans le jardin de mon grand-père: des allées bien propres.
- Il faudrait les tasser, les allées, que la terre y soit dure. C'est plus beau.
- C'est quoi, que le jardin soit beau?
- Que les légumes y poussent bien et qu'il y ait de l'ordre.
- Ah, l'ordre... C'est comme les défilés militaires, alors. Tu trouves que c'est beau, les défilés?
- Je te parle du jardin.
- Tu parlais d'ordre.
- Peut-être. Quand tu fais tes peintures, tu fais bien de l'ordre; dans la pagaille de ce que tu vois, tu choisis. Tu fais du rangement et ça fait beau quand on a plaisir à s'y reconnaître, à retrouver son chemin. Ton jardin, c'est pas moi qui mange tes légumes, eh bien il est beau quand il me remercie d'avoir bien fait mon travail. S'il y avait de la broussaille, ça serait ma défaite. C'est comme une robe à une femme: ça la fait belle et c'est pas obligé que tu en profites avec elle... Elle est comme ça, en cadeau, pour rien, pour elle peut-être. C'est en plus...
Henri Cueco, Dialogue avec mon jardinier (coll. Points/Seuil, 2004)
image: Jardin, Gland (VD/Suisse, 2012)
10:58 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |