10/04/2014
Morceaux choisis - François Beaune
François Beaune
Il commence à faire frais au pied des Alpes, mais dans un beau soleil. Un pays de cocagne de Haute-Provence, les mannequins ont sorti leurs moignons de métal vibrants, des prolongements de bras pour gratter les olives. C'est l'heure de la cueillette. Les pommiers eux hibernent sous la moustiquaire antigel. Toute la vallée de la Durance asséchée, qui n'est plus le fléau de personne, profite du ciel uni. Je crois qu'aujourd'hui même le dernier des anxieux se sentirait en paix sur ce chemin de pierres. Je suis en train de me fondre je sens, de faire partie du décor, de m'installer dans cet arrière-pays de Méditerranée.
Je grimpe le raidillon. La terre qui devait hier être en boue a été griffée, sculptée par les sabots des moutons. Elle fait penser à une écorce d'arbre. Les empreintes sont profondes et similaires, une nouvelle écriture d'un brun assez clair, foncé par l'ombre des jeunes chênes bordant le sommet de la colline. J'évite de marcher sur ses phrases, de peur de faire dévier le sens. J'imagine un troupeau, cette machine à mille doigts escaladant la pluie. Mais il ne s'agit pas d'imaginer, il s'agit d'accepter l'inspiration des bêtes, abstraite et éphémère. Pour comprendre ça, il n'y a rien à lire.
Sur la tortille du canal, entre Manosque et Foix, je retrouve Suzanne, emmitouflée dans ses couches de châles, car elle craint le vent. A son âge avancé, elle aime autant se promener que moi, on se croise souvent. Cette fois elle se rend à Manosque pour voir son avocat, car elle est en bisbille avec une parente de George Brassens, qui lui loue une petite maison dans les collines, mais cherche à se débarrasser d'elle pour des histoires d'impayés. Suzanne, depuis qu'elle a quitté Paris après de nombreuses années à faire la secrétaire dans différentes boîtes privées, vit le plus souvent en ermitage, selon les places disponibles.
Un chien nous rejoint. Elle me raconte comment les chiens la suivent, comme elle les attire. Pour elle les chiens ont une âme, pas la même que la nôtre, mais une âme tout de même. Quand on regarde dans leurs yeux on peut voir leur bonté, leurs malheurs, leur peur ou leur envie de mourir. Rien à craindre d'elle, par exemple, me dit-elle en caressant la vieille chienne qui se frotte à mon pantalon.
François Beaune, Manosque le 15 novembre 2011, dans: La lune dans le puits - Des histoires vraies de Méditerranée (Verticales, 2013)
image: Place de la Mairie, Manosque / France (la.fenetre.pagesperso-orange.fr)
15:47 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récits; morceaux choisis; livres | |
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09/04/2014
Le poème de la semaine
Andrée Chedid
Par les jardins de la terre,Par les fontaines du seul amour,Par le blé et le liseron,Par l'élan et le roitelet,Par ma jeunesse tant promise,Par l'ami retrouvé,Par tous les mots que je veux dire,Par les mortels que j'aimerai:Que je vive, ah! que je viveEncore un espace de ce temps,De ce temps qui nous est compté. Quelques traces de craie dans le ciel, Anthologie poétique francophone du XXe siècle
04:33 Écrit par Claude Amstutz dans Andrée Chedid, Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |
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05/04/2014
Marie-Hélène Lafon
Marie-Hélène Lafon, Les pays (Buchet Chastel, 2012)
On resterait partis quatre jours. On logerait à Gentilly, dans la banlieue, on ne savait pas de quel côté mais dans la banlieue, chez des sortes d'amis, que les parents avaient. C'était le début de mars, quand la lumière mord aux deux bouts du jour, on le voit, on le sent, mais sans pouvoir encore compter tout à fait sur le temps, sans être sûr d'échapper à la grosse tombée de neige, carrée, brutale, qui empêche tout, et vous bloque, avec les billets, les affaires et les sacs préparés la veille, au cordeau, impeccables alignés dans le couloir...
Fille de paysans du Cantal, Claire assiste auprès des siens à un monde qui s’éteint. Les études et les livres signeront son envol vers la ville, sans qu’elle tourne pour autant le dos à ses tendres campagnes. Un roman intimiste, attachant qui pourrait se dérouler près de chez nous et nous raconte ces années de passage de Claire qui l’immergent dans cette fragilité du réel, lui apprennant à devenir autre tout en restant elle-même.
Marie-Hélène Lafon signe une fois encore un livre pudique, sensible, émouvant, dont le style très particulier traduit à merveille l'enracinement à la terre et les effluves contrastées de la ville, ainsi qu'elle l'avait réussi dans son précédent roman, L'annonce (coll. Folio/Gallimard, 2012) déjà présenté dans ces colonnes.
Les pays est le huitième de ses écrits, tous publiés aux éditions Buchet Chastel.
03:33 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |
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02/04/2014
Le poème de la semaine
Boris Vian
Je me souviens de vousTout au fond d'un jardin secretDans le soleil léger de maiJ'étais à vos genouxJe me souviens de vousNous vivions à cent lieues de toutL'amour nous tenait lieu de toutVos yeux guidaient mon rêve fouDans le verger plein de parfumChantaient de gais oiseauxLes feuilles frissonnaientLà-hautJe me souviens de vousLes ombres bleues du soir tombaientTout contre moi vous vous serriezLa vie allait danser pour nous La ville dort sous la chaleur de juinVoici l'Église et le marché au painVoici la rue, le vieux portail disjointQui cède et s'ouvre sous ma main Je me souviens de vousFantôme d'un amour pâliAmer plaisir des jours jolisJeunesse au coeur casséJe me souviens de vousJ'étais entré heureux, soudainJe vous ai vus dans le jardinSa joue collée à votre joueDans le verger plein d'oiseaux grisS'est arrêtée ma vieEt je me suis sauvéBien loinJe me souviens de vousAmie perdue, ma vie, mon coeurVoici que se ferment les fleursEt voici que je pleure... Quelques traces de craie dans le ciel, Anthologie poétique francophone du XXe siècle
02:19 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |
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01/04/2014
Morceaux choisis - Yves Bonnefoy
Yves Bonnefoy
Et des mots, tout cela, des mots car, en vérité, mes proches, qu'avant nous d'autre? Des mots qui se recourbent sous notre plume, comme des insectes qu'on tue en masse, des mots avec de grandes échardes, qui nous écorchent, des mots qui prennent feu, brusquement, et il faut écraser ce feu avec nos mains nues, ce n'est pas facile.
Des mots dont les enchevêtrements dissimulent des trous, où nous perdons pied, et glissons, poussant des cris, mais peu importe, notre vie, c'est si peu de la pensée, n croyez-vous pas! Vite, nous nous ressaisissons, nous nous remettons à parler.
Et je vous disais bien, mes quelques compagnons, je vous disais bien, n'est-ce pas, que le jour se lève? Allons, avançons encore, ramassons tous nos voeux, tous nos souvenirs, vous ces cris, ces appels, ces hurlements, ces sanglots, et moi avec vous ces rires, ces grands rires si loin de toutes parts sous ce ciel si bas que nous le touchons de nos mains tendues! Il est évident que le jour se lève, mes amis, évident qu'il déferle sur nous, recolore tout, emporte et disperse tout.
Yves Bonnefoy, L'heure présente (Mercure de France, 2011)
15:55 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |
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30/03/2014
Lire les classiques - Charles Baudelaire
Charles Baudelaire
Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées relatives au progrès et à la civilisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle. Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime: le journal, la muraille, le visage de l'homme.
Charles Baudelaire, Mon coeur mis à nu / XLIV, dans: Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1961)
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25/03/2014
Le poème de la semaine
Edmond Jabès
Je suis à la recherched’un homme que je ne connais pas,qui jamais ne fut tant moi-mêmeque depuis que je le cherche.A-t-il mes yeux, mes mainset toutes ces pensées pareillesaux épaves de ce temps ?Saison des mille naufrages,la mer cesse d’être la merdevenue l’eau glacée des tombes.Mais, plus loin, qui sait plus loin ?Une fillette chante à reculonset règne la nuit sur les arbres,bergère au milieu des moutons.Arrachez la soif au grain de selqu’aucune boisson ne désaltère.Avec les pierres, un monde se ronged’être, comme moi, de nulle part. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
10:36 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |
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21/03/2014
Morceaux choisis - Maïssa Bey
Maïssa Bey
Sais-tu ce qui me fait le plus mal? C'est, tu ne m'en voudras pas si je te le dis aussi abruptement, c'est de penser que tu fais partie de ceux dont l'histoire ne retiendra pas le nom. Et mieux encore, de ceux qu'elle se hâte d'oublier. Pour tout autre que moi, tu ne sera jamais qu'un être venu sur terre par accident, c'est-à-dire par le fait d'un épisode non essentiel. Non essentiel pour ceux qui t'ont ôté la vie, mais aussi pour ceux qui aujourd'hui s'empressent de tourner cette page.
Si cela avait été une guerre, avec des affrontements que l'on pourrait qualifier de réguliers, contre des ennemis visibles, identifiés, identifiables, j'aurais été à présent, sans que cela n'atténue en rien ma douleur ni ma révolte, la mère d'un héros tombé au champ d'honneur. Avec les gratifications et les hommages que cela suppose. Tu aurais versé ton sang du fait d'un engagement pour une cause - forcément juste. Tu aurais eu droit aux honneurs, à la reconnaissance éternelle, aux commémorations émues, aux gerbes de fleurs, aux discours dithyrambiques, et tout le tintouin. Lors des fêtes nationales, ton nom, inscrit au préalable en lettres d'or sur une plaque de marbre, aurait été cité en exemple aux générations futures.
Allons, allons, retentissez fanfares! Plus haut! Plus fort! Faites résonner trompettes et cymbales! Saluez la cohorte invisible des sans-nom, des sans-visage, des morts-pour-rien! Une fois, une seule fois, faites que le silence qui recouvre leurs sépultures soit un instant, un seul instant ébranlé! Remplissez de musique ce blanc de l'histoire.
Maïssa Bey, Puisque mon coeur est mort (Poche/L'Aube, 2011)
16:21 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |
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19/03/2014
Le poème de la semaine
Charles Vildrac
Au long des jours et des ans,Je chante, je chante. La chanson que je me chanteElle est triste et gaie:La vieille peine y souritEt la joie y pleure. C’est la joie ivre et navréeDes rameaux coupés,Des rameaux en feuilles neuvesQui ont chu dans l’eau; C’est la danse du floconQui tournoie et tombe,Remonte, rêve et s’abîmeAu désert de neige; C’est, dans un jardin d’été.Le rire en pleurs d’un aveugleQui titube dans les fleurs; C’est une rumeur de fêteOu des Jeux d’enfantsQu’on entend du cimetière. C’est la chanson pour toujours,Poignante et légère,Qu’étreint mais n’étrangle pasL’âpre loi du monde; C’est la détresse éternelle,C’est la voluptéD’aller comme un pèlerinPlein de mort et plein d’amour! Plein de mort et plein d’amour,Je chante, je chante! C’est ma chance et ma richesseD’avoir dans mon coeurToujours brûlant et fidèleEt prêt à jaillir; Ce blanc rayon qui poudroieSur toute souffrance;Ce cri de miséricordeSur chaque bonheur. Quelques traces de craie dans le ciel, Anthologie poétique francophone du XXe siècle
05:07 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |
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12/03/2014
Le poème de la semaine
Anne Perrier
Si j'étais la vallée profondeJe vous cacherais dans mes fleuvesSi j'étais la merJe vous emporterais vers mes abîmesSi j'étais le torrentJe me jetterais en vousSi j'étais le sentierJ'irais me coucher à vos piedsSi j'étais la vigne et le vinJe vous enivrerais toute la nuitSi j'étais le blé mûrJe vous couvrirais d'orSi j'étais l'abeille de juinJe vous butinerais le coeurSi j'étais le lézardVous me trouveriez dans vos mursMais que suis-je?Rien rienPour toujours ce visage en larmesBlotti dans vos mains Quelques traces de craie dans le ciel, Anthologie poétique francophone du XXe siècle
05:40 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Littérature suisse, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |
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