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19/05/2015

Morceaux choisis - Robert Walser

Robert Walser

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Un soir, après le repas, j’allai encore en hâte au bord du lac drapé de je ne sais plus très bien quelle mélancolie pluvieuse et sombre. Je m’assis sur un banc sous les branches dégagées d’un saule et ainsi, m’abandonnant à des pensées vagues, je voulus m’imaginer que je n’étais nulle part, une philosophie qui me procura un bien-être étrange et délicieux. L’image de la tristesse sur le lac, sous la pluie, était magnifique. Dans son eau chaude et grise tombait une pluie minutieuse et pour ainsi dire prudente. Mon vieux père avec ses cheveux blancs m’apparut en pensées, ce qui fit de moi un enfant timide et insignifiant, et le portrait de ma mère se mêla au doux et paisible murmure et à la caresse des vagues. Avec l’étendue du lac qui me regardait comme je le faisais moi-même, je découvrais l’enfance qui me considérait elle aussi, comme avec de beaux yeux limpides et bons. Tantôt j’oubliais tout à fait où je me trouvais, tantôt je le savais de nouveau. Quelques promeneurs silencieux allaient et venaient sur la rive, deux jeunes ouvrières s’assirent sur le banc voisin et commencèrent à bavarder et là-bas sur l’eau, là-bas sur le lac bien-aimé, où les larmes douces et sereines coulaient paisiblement, des amateurs de navigation voguaient encore dans des bateaux ou des barques, le parapluie ouvert au-dessus de leurs têtes, une image qui me fit rêver que j’étais en Chine ou au Japon ou dans un autre pays de poésie ou de rêve. Il pleuvait si gentiment et si tendrement dans l’eau et il faisait si sombre. Toutes les pensées sommeillaient puis toutes les pensées étaient de nouveau en éveil. Un vapeur sortit sur le lac ; ses lumières scintillaient à merveille dans l’eau lisse et gris argent du lac qui portait ce beau bateau comme s’il éprouvait de la joie à cette apparition féerique. La nuit tomba peu après, et avec elle l’aimable invitation à se lever du banc sous les arbres, à s’éloigner de la rive et à prendre le chemin du retour.

Robert Walser, Au bord du lac, dans: Retour dans la neige (coll. Points/Seuil, 2006)

traduit de l'allemand par Golnaz Hauchidar

image: J.D.Echenard, Lac de Bienne (flickriver.com)

10/08/2014

Morceaux choisis - François Beaune

François Beaune

littérature; récits; morceaux choisis; livres

L'arthrose est la blague de vieux la plus sale que je connaisse. Je ne vais pas la raconter, elle est irracontable, surtout à l'écrit. Simplement je veux dire que la vieillesse est un âge drôle et sale, où la conscience s'ébrèche et le corps ressurgit.

La vieille ville de Palerme, par exemple, a de vrais problèmes d'incontinence. Tous les balcons s'effritent, sont comme rongés par en dessous, et les gens les rafistolent en leur mettant des couches-culottes vertes. On m'explique d'abord que c'est à cause des constructeurs véreux. Après le Sacco di Palermo dans les années 60, qui a vu la démolition de nombreuses villas anciennes, les entreprises immobilières ont fait pousser des immeubles modernes dont ni l'architecte ni le chef de chantier n'avaient vraiment pensé qu'un jour des gens habiteraient dedans. Le problème c'est que l'on retrouve aussi, dans la vieille ville, des balcons des siècles passés, avec leurs armatures en fer forgé, leurs plaques de marbre, vêtus des mêmes couches-culottes vertes qui évitent aux passants de se faire assommer.

Si on imagine que l'épidémie de vérole balconique s'est propagée à partir des quartiers neufs, elle a vite gagné l'ensemble de la ville, favorisée par la situation de celle-ci, qui comme beaucoup d'autres a été construite sur d'anciens marais. Si l'on ajoute à cela les fortes températures d'été, la rosée venue des montagnes, les vapeurs d'eau des nouilles, la pesanteur des décolletés des femmes, qui font appel d'air, et le piétinement des sabots des chevaux à la cave, on comprend déjà mieux l'ampleur du phénomène. Il n'y a d'ailleurs pas que l'érosion naturelle: les palermitains aiment garnir leurs balcons de plantes en pots, qu'ils arrosent abondamment, et observer le monde en trépignant, en agitant les bras: l'érosion humaine a été exacerbée depuis la fin des années 90, qui a vu la société et les bars s'ouvrir, et la ville se mettre à faire la fête. 

Palerme est construite en tufo, cette pierre jaune de sable concrétisé. Palerme tient sur son socle de balate, ces pavements de pierres grises, un marbre populaire, bourgeois au sens propre du terme, qui chuinte, humide, sali par les marchés del Capo, de la Vucchiria, piqué par les marteaux pour être moins glissant, au-dessus des anciens ruisseaux. Mais Palerme est une invention fragile, comme un château de sable sorti de l'imagination d'artisans de génie, qui ne tient que par la grâce des stucs baroques et orfèvrerie des marbres, la malice des enchevêtrements de câbles téléphoniques, l'élastique d'une petite culotte tendue entre deux balcons. 

François Beaune, Palerme - Novembre 2012, dans: La lune dans le puits - Des histoires vraies de Méditerranée (Verticales, 2013)

image: Palerme / Sicile, Italie (recitsindiens.blogspot.com)

00:17 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récits; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/04/2014

Morceaux choisis - François Beaune

François Beaune

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Il commence à faire frais au pied des Alpes, mais dans un beau soleil. Un pays de cocagne de Haute-Provence, les mannequins ont sorti leurs moignons de métal vibrants, des prolongements de bras pour gratter les olives. C'est l'heure de la cueillette. Les pommiers eux hibernent sous la moustiquaire antigel. Toute la vallée de la Durance asséchée, qui n'est plus le fléau de personne, profite du ciel uni. Je crois qu'aujourd'hui même le dernier des anxieux se sentirait en paix sur ce chemin de pierres. Je suis en train de me fondre je sens, de faire partie du décor, de m'installer dans cet arrière-pays de Méditerranée.

Je grimpe le raidillon. La terre qui devait hier être en boue a été griffée, sculptée par les sabots des moutons. Elle fait penser à une écorce d'arbre. Les empreintes sont profondes et similaires, une nouvelle écriture d'un brun assez clair, foncé par l'ombre des jeunes chênes bordant le sommet de la colline. J'évite de marcher sur ses phrases, de peur de faire dévier le sens. J'imagine un troupeau, cette machine à mille doigts escaladant la pluie. Mais il ne s'agit pas d'imaginer, il s'agit d'accepter l'inspiration des bêtes, abstraite et éphémère. Pour comprendre ça, il n'y a rien à lire.

Sur la tortille du canal, entre Manosque et Foix, je retrouve Suzanne, emmitouflée dans ses couches de châles, car elle craint le vent. A son âge avancé, elle aime autant se promener que moi, on se croise souvent. Cette fois elle se rend à Manosque pour voir son avocat, car elle est en bisbille avec une parente de George Brassens, qui lui loue une petite maison dans les collines, mais cherche à se débarrasser d'elle pour des histoires d'impayés. Suzanne, depuis qu'elle a quitté Paris après de nombreuses années à faire la secrétaire dans différentes boîtes privées, vit le plus souvent en ermitage, selon les places disponibles. 

Un chien nous rejoint. Elle me raconte comment les chiens la suivent, comme elle les attire. Pour elle les chiens ont une âme, pas la même que la nôtre, mais une âme tout de même. Quand on regarde dans leurs yeux on peut voir leur bonté, leurs malheurs, leur peur ou leur envie de mourir. Rien à craindre d'elle, par exemple, me dit-elle en caressant la vieille chienne qui se frotte à mon pantalon.

François Beaune, Manosque le 15 novembre 2011, dans: La lune dans le puits - Des histoires vraies de Méditerranée (Verticales, 2013)

image: Place de la Mairie, Manosque / France (la.fenetre.pagesperso-orange.fr)

15:47 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récits; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/12/2013

Morceaux choisis - Angelina Lanza Damiani

Angelina Lanza Damiani

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Dans les longues soirées étoilées, traversant les stridulements des grillons nocturnes, nous parvenait, des pentes d'en face, entièrement couvertes d'épais chênes verts, un doux son de cornemuse, continu, et pourtant varié dans la monotonie de l'intonation.

On eût dit la voix même du paysage, dormant et rêvant.

Il y avait, à la lisière du bois d'yeuses, en face, le clos qui existe encore, avec le pailler pour l'abri des bergers. 

Peut-être était-ce un berger qui jouait.

La note d'accompagnement commençait seule; elle insistait, se poursuivait, se répétait. Elle faisait attendre la naissance de la cantilène.

Après une, deux ou trois reprises de cette note toute occupée à se répéter elle-même, le motif musical commençait, modulé sur quelques notes, mais avec des inflexions et des retards sentimentaux et tristes.

La cornemuse avait des forte et des piano. Effet du vent, ou volonté de l'instrumentiste? ...

Elle était, soudain, étouffée par un long aboiement de chiens, par une brusque agitation de sonnailles: les chèvres avaient-elles eu peur de l'alarme de leur gardien?

Puis le silence revenait. Et, sur le silence, la stridulation des grillons, et de nouveau la modulation, harmonieuse et plaintive, de l'instrument primitif.

Naissait dans le coeur la nostalgie de l'hiver recueilli et tranquille, de la crèche, des berceuses entonnées dans le fracas des rues citadines par de vieux joueurs de musette.

Les fillettes se serraient contre moi, émues:

- On dirait la musette de Noël; comme c'est beau!

Et la cornemuse infatigable chantait encore sous les étoiles, quand on fermait les fenêtres pour aller dormir...

Angelina Lanza Damiani, Le mélomane / extrait, dans: La maison dans la montagne - illustré par Pierre-Yves Gabioud (Ed. de la revue Conférence, 2013)

traduit de l'italien par Christophe Carraud

image: dirjournal.com

07/12/2013

Morceaux choisis - Gustave Roud

Gustave Roud

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Où es-tu?

Que de fois crié, cet appel vers un être, du fond de l'abîme intemporel où ma maison a glissé doucement comme un navire perdu. L'absolu triomphe dans cette chambre, fomenté par le feu blanc des neiges. Les portraits parlent, les poèmes chantent. Toute une vie immobile s'illumine au miroir profond de la mémoire. Tout éclate et se fige en un inexorable présent. Le coeur sous la pointe du doigt s'exténue et s'arrête. J'appelle, à travers des lieues, des années, et sans songer même à la dérision de ma voix close, un coeur qui bat.

Et pourtant je sais la route vers le nord qui touche au bout de longues heures la grange où brûle encore le froment que tu fauchais. Je partirais les yeux fermés. Mais la nuit est venue avec la lune et toute l'horreur des marches d'autrefois dans la neige infinie ressuscite. L'été pour mentir encore à l'adolescent qui n'a pas eu la force de dire oui tout de suite à sa solitude. Un oiseau chante pour lui; les fleurs frôlent ses mains nues. Le vent lui jette au visage toute une prairie de juin comme un bouquet d'odeurs. Il faudra, pour qu'il sache enfin, la traversée pas à pas des nuits extrêmes de décembre parmi les cadavres de ses pensées, quand son souffle, qui est pourtant un souffle d'homme, monte comme une buée vide, une vaine vapeur vers les étoiles (Orion, toujours Orion sur l'épaule de la colline illuminée!) et qu'il heurte enfin du front la vitre couleur de miel qui l'appelait à travers l'ombre comme une autre étoile, la transparente muraille infrangible qui le sépare à jamais du bonheur des hommes.

A quoi bon repartir ce soir, puisque c'est toujours la même réponse au bout de la neige et de la nuit, la même lampe vers quoi les hommes tendent leurs mains endormies, les lèvres ouvertes sur des paroles qu'ils échangent en riant? Toi seul par qui j'ai pu croire une heure qu'il n'est pas mortel de regarder vivre au lieu de vivre, que c'est encore une espèce de vie - et la plus belle -, je l'appellerais en vain là-bas de seuil en seuil. Les chiens comme autrefois savent bondir de leur sommeil, les rauques bêtes hurlantes à bout de chaîne, et ce n'est plus eux, mais la maison, mais les villages, mais toute la nuit qui aboient! J'ai perdu coeur. Je t'appelle ici près de ma lampe morte, les lèvres closes, les yeux fermés.

Tu vivais. Ah! qui me dira si tu respires encore, que si mon coeur s'arrête, le tien bat toujours, faucheur au bord de l'orage, que j'ai vu jadis à l'instant même du premier éclair me sourire. La première goutte de pluie étoile ton épaule et fait frissonner ton adieu. Pour toute une heure, le temps de notre halte sous le toit de tuiles ruisselantes, les pieds dans la poussière pleine de brins de paille, de fragiles empreintes d'oiseaux, il m'a paru que je pouvais vivre encore. Et plus encore que la vie, ce qui de ta chaude et fraîche épaule coulait jusqu'à mon coeur qu'il comblait comme d'une calme musique retrouvée, c'était le repos vivant dans la plénitude atteinte, auprès de quoi celui de la mort ne peut être qu'une grimace.

Où es-tu?

Gustave Roud, Appel d'hiver / extrait, dans: Jean Orizet, Anthologie de la poésie française (Larousse, 2010)

image: Orcières, Hautes-Alpes / France (confidentielles.com)

07/12/2012

Morceaux choisis - Charles-Albert Cingria

Charles-Albert Cingria

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Quand on fait du feu on s'y intéresse. On souffle souvent, pour ainsi dire tout le temps. On remet de la braise ou des boulets entre les bûches afin qu'il y ait de l'air entre celles-ci, autrement elles font un corps inattaquable, surtout si elles sont mouillées. Cela prend du temps, une ruse où se dépense l'imagination. Et, en plus, cela procure de l'intérêt - un formidable intérêt - et du plaisir. Il est indubitable que la chaleur est un plaisir et le froid même léger une douleur, et cette douleur moi et des êtres comme moi sommes bien décidés à ne pas la supporter. Dès que je me lève, je fais du feu et m'intéresse à ce feu, autrement - si je n'ai plus de bois ni d'argent pour en acheter -je ne me lève pas.

Je parle de moi parce que c'est très à sa place dans une chronique. Il doit être question de l'hiver, il me semble, et des plus durs mois qui sont février, mars et avril. Mais bien souvent et du début à la fin de juin. Enfin même en juillet quelquefois un supplément de commande de bois n'a rien d'exagéré.

Je pourrais suppléer à cela - cette perte de temps veux-je dire à ce continuel travail fastidieux qui compromet des journées entières - par un chauffage électrique. Il n'y a qu'à braquer une manette dans le mur et tout est dit. Oui, mais je n'en veux pas. L'électricité peut faire défaillance et simplement à ce moment-là on crève. Non, les romains hivernaient, je veux faire comme les romains. 

Charles-Albert Cingria, Il a fait des bourrasques insensées, dans: Oeuvres complètes, vol. 2 (L'Age d'Homme, 2011)