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07/05/2014

Le poème de la semaine

Jules Supervielle

C’est beau d’avoir élu 
Domicile vivant 
Et de loger le temps 
Dans un coeur continu, 
Et d’avoir vu ses mains 
Se poser sur le monde 
Comme sur une pomme 
Dans un petit jardin, 
D’avoir aimé la terre, 
La lune et le soleil, 
Comme des familiers 
Qui n’ont pas leurs pareils, 
Et d’avoir confié 
Le monde à sa mémoire 
Comme un clair cavalier 
A sa monture noire, 
D’avoir donné visage 
A ces mots: femme, enfants, 
Et servi de rivage 
A d’errants continents, 
Et d’avoir atteint l’âme 
A petits coups de rame 
Pour ne l’effaroucher 
D’une brusque approchée. 
C’est beau d’avoir connu 
L’ombre sous le feuillage 
Et d’avoir senti l’âge 
Ramper sur le corps nu, 
Accompagné la peine 
Du sang noir dans nos veines 
Et doré son silence 
De l’étoile Patience, 
Et d’avoir tous ces mots 
Qui bougent dans la tête, 
De choisir les moins beaux 
Pour leur faire un peu fête, 
D’avoir senti la vie 
Hâtive et mal aimée, 
De l’avoir enfermée 
Dans cette poésie.
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

06/05/2014

Philippe Claudel

9782253161998-T.jpgPhilippe Claudel, L'enquête (coll. Livre de Poche/LGF, 2012)

Dès les premières lignes de ce roman exceptionnel, on songe à Franz Kafka et son court texte intitulé Devant la loi: Un homme est envoyé dans une ville inconnue - par qui, nous ne le saurons jamais - afin d'enquêter au sein d'une Entreprise sur une vague de suicides inexpliqués. A peine parvenu à destination, il réalise que tout concourt à l'empêcher de mener à bien sa mission. Aucun interlocuteur ne répond à ses questions, tantôt le menaçant, tantôt lui prodiguant une sympathie déconcertante. Les lieux eux-mêmes lui semblent inquiétants, hostiles ou irréels.  

Avec la désagréable impression d'être const amment épié par des yeux invisibles, d'être transparent pour tous ceux qu'il côtoie, en proie à des cauchemars dont il se demande s'ils sont le fruit de son imagination ou le reflet de la réalité, notre Enquêteur va, avec l'énergie du désespoir, s'obstiner à vouloir lever le voile de cette pieuvre qui absorbe tout - jusqu'aux âmes - et le fait ressembler à une souris de laboratoire qui s'égare de plus en plus loin - jusqu'à la perte de son identité - dans un monde qui l'écrase. Notre monde? Il n'est plus temps de descendre dans les rues et de couper la tête aux rois. Il n'y a plus de rois depuis bien longtemps. Les monarques aujourd'hui n'ont plus ni tête ni visage.

Voyage au coeur de l'absurde, de l'aliénation et du doute, cette histoire se lit comme une fable cruelle et terrifiante sur l'individu incapable désormais de tirer la moindre des ficelles à son avantage, à force de ne plus chercher un sens à sa vie, de n'oser dire non à l'intolérable, à l'humiliation, à l'indifférence, devenu un robot à la voix synthétique tel celui que nous entendons chaque matin dans les autobus, les gares ou les aéroports.

On l'aime bien, cet Enquêteur pourtant ordinaire, mais consciencieux, honnête. On s'accroche à lui, seul contre tous semble-t-il capable encore d'éprouver de la compassion ou un sursaut de révolte malgré tous les obstacles qui lui sont tendus, soucieux d'accomplir sa mission: Son unique raison de vivre. Mais pour lui aussi, n'est-il pas déjà trop tard?  

Un dernier personnage, l'Ombre, délivrera la clef à notre homme, mais à quel prix? Chapitre manquant au meilleur des mondes possibles, ce livre à peine refermé, on s'interroge: Avons-nous traversé un mauvais rêve ou nos pieds foulent-ils les eaux immobiles d'une réalité qui nous colle à la peau et se révèle à nous dans toute sa monstruosité? Certains chapitres, dont celui consacré aux Déplacés, ne laissent planer aucun doute... 

00:32 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/05/2014

Frédérique Deghelt

9782742780396.gifFrédérique Deghelt, La grand-mère de Jade (Actes Sud, 2009)

 

Pour éviter à sa grand-mère Mamoune, au parfum de violette et de fleur d'oranger, un placement en maison de repos, Jade la kidnappe et l'installe dans son appartement parisien. L'octogénaire savoyarde et la jeune célibataire, journaliste indépendante, tissent avec douceur et simplicité une vie commune nourrie de leurs souvenirs. Au-delà de l'affection, elles se découvrent un autre lien : Jade s'essaie à l'écriture, tandis que Mamoune, lectrice passionnée, a secrètement fait de ses montagnes savoyardes son cabinet de lecture. Jade, qui concevait sa vie sans ancrages ni repères, apprend de sa grand-mère que c'est dans la confiance et l'acceptation de l'autre que l'on a des chances d'être soi. Grâce à Mamoune, touchante dans sa dignité chancelante, l'appartement de Jade devient le lieu de tous les possibles.

 

Voici enfin un livre qui épanouit comme un rayon de soleil printanier, bienfaisant et doux en contrepoint aux mauvaises nouvelles ambiantes. Les récits croisés de Jade et de sa grand-mère Mamoune scellent le lien entre les générations avec beaucoup de poésie, de chaleur, de fantaisie. Une lecture désarmante et tendre qui ne vous lâche pas, qui respire la sincérité, dévoile les souvenirs ou les émotions délicates de la vie sans verser dans la banalité ou la mièvrerie.

 

A lire - toutes affaires cessantes - puis à partager ou offrir, sans regarder à la dépense, avec le sourire, et cela d'autant plus que ce petit chef d'oeuvre - pour les 18 à 98 ans - est également disponible en format de poche (J'ai Lu, 2011)

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/05/2014

Morceaux choisis - Jean-François Bernard

Jean-François Bernard

2.jpg

Le peintre qui cherche son sujet
Et ne le trouve pas
Et l'enfant qui joue dans la rue
Et qui trouve sa joie
Un matin de mai
Ont fini de se ressembler
 
Le peintre est en face de la réalité
En face de sa feuille de papier
Les doigts dans les couleurs
De sa palette
Les doigts dans le nez
A chercher la vérité du vert
La vérité de la palette
La vérité qu'il veut défigurer
Pour en faire une tête abstraite
 
L'enfant est dans la rue
Assis par terre
Il joue avec les pierres
La vie
La simple vie vivante
Et il joue avec leur vie
Et il trouve sa joie
 
Le peintre se défait
Comme un tricot mal fait
Blanc comme le blanc
De son portrait abstrait
Qui ne veut pas venir
Et qu'il poursuit
Au grand galop
A cheval sur son chevalet
Mais le sujet s'enfuit
Et il joue avec lui
Comme le chat avec la souris
 
L'enfant est ravi
 
Le peintre est hors de lui
Il jette ses pinceaux
Met sa palette en morceaux
Sa belle couleur à l'huile à l'eau
Et d'un grand coup de balai
Il envoie tout par la fenêtre
Ouverte au beau matin de mai
 
Et la feuille de papier blanc
Comme une feuille morte
Tournoie et tombe doucement
Sur le trottoir où l'enfant
Joue avec sa joie
Dans la joie du printemps
 
L'enfant prend la feuille au vent
La plie entre ses doigts
La plie en deux en trois
En quatre et puis
En huit
Et il en fait un petit bateau
Pour aller sur l'eau
Du ruisseau
 
Et le petit bateau s'en va sur l'eau
Et l'enfant rit dans le ruisseau
Et le soleil du mois de mai
Se promène dans le sillage
Du bateau
Qui part qui part qui part
Pour un très loin voyage.
 

Jean-François Bernard, Le peintre et l'enfant, dans: Le Temps de la Poésie no 5 (GLM, 1950)

image: René Magritte (nicolettacinotti.net)

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30/04/2014

Le poème de la semaine

Georges-Emmanuel Clancier

Amis le soir au bord des villages.
Voix d'ombre dormeuse
Ou cascade solaire.
C'est toujours avec vous une longue jeunesse
Malgré les deuils, malgré la vie.
Au cœur de vos paroles
Le monde reste clairière,
Saison promise
Au fil du silence.
Mes amis de campagne.
 
C'est toujours juin pour notre souvenir,
Les chemins d'herbe et de jacinthes,
Les foins qu'on fane dans l'odeur de la joie,
La rue devient forêt, devient rivière,
Les hommes sur leur poussière
Sont dignes de l'amour,
Mes amis au soir de la longue journée.
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

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26/04/2014

Noëlle Châtelet

9782253150237.gifNoëlle Châtelet, La petite aux tournesols (Coll. Livre de Poche, 2001)

Un été. Une maison en Provence. L'odeur de lavande et de confitures. Mathilde, six ans, découvre un nouvel univers. Autour d'elle, des femmes : sa mère, une amie de celle-ci, également accompagnée de sa fille. Quant à son père, il téléphone, parfois. C'est alors que surgit Rémi, sept ans, la tignasse en bataille et les jambes couleur pain d'épice. Et Mathilde va découvrir l'amour. Un amour fait de jeux, de rires, puis de baisers, puis de caresses. Un amour où la sensualité se découvre et s'émerveille. Récit venu des greniers de la mémoire enfantine, cette première idylle chaste et pure entre deux enfants éperdument amoureux l’un de l’autre est racontée avec beaucoup de grâce, de poésie et de fraîcheur. Par l’auteur de La femme coquelicot et de La dame en bleu.

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23/04/2014

Le poème de la semaine

Guillevic

Douceur,
Je dis: douceur.
 
Je dis: douceur des mots
Quand tu rentres le soir du travail harassant
Et que des mots t'accueillent
Qui te donnent du temps.
 
Car on tue dans le monde
Et tout massacre nous vieillit.
 
Je dis: douceur,
Pensant aussi
A des feuilles en voie de sortir du bourgeon,
A des cieux, à de l'eau dans les journées d'été,
A des poignées de main.
 
Je dis: douceur, pensant aux heures d'amitié,
A des moments qui disent
Le temps de la douceur venant pour tout de bon,
 
Cet air tout neuf,
Qui pour durer s'installera.
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

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20/04/2014

Morceaux choisis - Maurice Carême

Maurice Carême 

1.jpg

Joie de je ne sais quoi,
Joie du vent, joie de la feuille,
Joie flamme d’écureuil,
Joie de myrtille au bois.
 
Joie d’être un peu de givre
Sur la branche au printemps,
Joie de ne jamais suivre
Que les chemins montants.
 
Joie d’être tout à coup,
Sans même le vouloir,
Cet appel de coucou,
Ce reflet de miroir.
 
Ne pouvoir que crier,
Crier, crier encor
Des mots comme un pont d’or
Sur une eau débordée.
 
Embrasser un bouleau
Pour tenir contre moi
Quelque chose de beau,
Quelque chose de droit.
 
Sans pouvoir apaiser
Ni la nuit ni le jour,
Cette envie de parler
Au ciel de mon amour.
 
Ce plaisir de bercer
Le monde dans mes bras,
D’entrer dans une ronde
Avec n’importe quoi
 
Et d’être devenu
Joie de vent, joie de feuille,
D’être myrtille au bois
Et flamme d’écureuil
 
Et sans jamais savoir
Ni pourquoi ni comment
Je traverse en miroir
Tous les palais du temps.

Maurice Carême, Joie, dans: Colette Nys-Masure et Christian Libens, Piqués des vers - 300 coups de coeur poétiques (Espace Nord, 2014)

image: http://4.bp.blogspot.com 

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16/04/2014

Le poème de la semaine

Fernand Gregh

Il pleut, 
Les vitres tintent. 
 
Le vent de Mai fait dans le parc un bruit d’automne. 
Une porte, en battant sans fin, grince une plainte 
Mineure et monotone. 
Il pleut... 
 
On dirait par moments qu’un million d’épingles 
Se heurte aux vitres et les cingle. 
Il pleut, 
Les vitres tintent. 
 
Le ciel cache un à un ses coins légers de bleu 
Sous de rapides nuées grises. 
Il pleut: 
La vie est triste! 
 
— N’importe! 
Souffle le vent, batte la porte, 
Tombe la pluie! 
N’importe! 
 
J’ai dans mes yeux une clarté qui m’éblouit; 
J’ai dans ma vie un grand espace bleu; 
J’ai dans mon cœur un jardin vert ombré de palmes 
Que balancent en plein azur les brises calmes: 
Je songe à elle! 
 
Il pleut... 
 
— La vie est belle! 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

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15/04/2014

Lire les classiques - Victor Hugo

Victor Hugo

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Aimons toujours! Aimons encore!
Quand l'amour s'en va, l'espoir fuit.
L'amour, c'est le cri de l'aurore,
L'amour c'est l'hymne de la nuit.
 
Ce que le flot dit aux rivages,
Ce que le vent dit aux vieux monts,
Ce que l'astre dit aux nuages,
C'est le mot ineffable: Aimons!
 
L'amour fait songer, vivre et croire.
Il a pour réchauffer le coeur,
Un rayon de plus que la gloire,
Et ce rayon c'est le bonheur!
 
Aime! qu'on les loue ou les blâme,
Toujours les grand coeurs aimeront:
Joins cette jeunesse de l'âme
A la jeunesse de ton front!
 
Aime, afin de charmer tes heures!
Afin qu'on voie en tes beaux yeux
Des voluptés intérieures
Le sourire mystérieux!
 
Aimons-nous toujours davantage!
Unissons-nous mieux chaque jour.
Les arbres croissent en feuillage;
Que notre âme croisse en amour!
 
Soyons le miroir et l'image!
Soyons la fleur et le parfum!
Les amants, qui, seuls sous l'ombrage,
Se sentent deux et ne sont qu'un!
 
Les poètes cherchent les belles.
La femme, ange aux chastes faveurs,
Aime à rafraîchir sous ses ailes
Ces grand fronts brûlants et réveurs. 
 
Venez à nous, beautés touchantes!
Viens à moi, toi, mon bien, ma loi!
Ange ! viens à moi quand tu chantes,
Et, quand tu pleures, viens à moi!
 
Nous seuls comprenons vos extases.
Car notre esprit n'est point moqueur;
Car les poètes sont les vases
Où les femmes versent leur coeurs.
 
Moi qui ne cherche dans ce monde
Que la seule réalité,
Moi qui laisse fuir comme l'onde
Tout ce qui n'est que vanité,
 
Je préfère aux biens dont s'enivre
L'orgueil du soldat ou du roi,
L'ombre que tu fais sur mon livre
Quand ton front se penche sur moi.
 
Toute ambition allumée
Dans notre esprit, brasier subtil,
Tombe en cendre ou vole en fumée,
Et l'on se dit: "Qu'en reste-t-il?"
 
Tout plaisir, fleur à peine éclose
Dans notre avril sombre et terni,
S'effeuille et meurt, lis, myrte ou rose,
Et l'on se dit: "C'est donc fini!"
 
L'amour seul reste. O noble femme
Si tu veux dans ce vil séjour,
Garder ta foi, garder ton âme,
Garder ton Dieu, garde l'amour!
 
Conserve en ton coeur, sans rien craindre,
Dusses-tu pleurer et souffrir,
La flamme qui ne peut s'éteindre
Et la fleur qui ne peut mourir!

Victor Hugo, Aimons toujours! Aimons encore!, dans: Les contemplations (coll. Folio/Gallimard, 2010)

image: centruldepsihologie.com

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