13/11/2010
Relire Albert Camus 6/6
Bloc-Notes, 13 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue - VI
Regardez, la neige tombe! Oh, il faut que je sorte! Amsterdam endormie dans la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les petits ponts neigeux, les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive, avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s'ébouriffent contre les vitres. Ce sont les colombes, sûrement. Elles se décident enfin à descendre, ces chéries, elles couvrent les eaux et les toits d'une épaisse couche de plumes, elles palpitent à toutes les fenêtres. Quelle invasion! Espérons qu'elles apportent la bonne nouvelle. Tout le monde sera sauvé, hein, et pas seulement les élus...
Albert Camus, La chute
Très chère amie,
Je n'ai pas le don des larmes - cet éclair obscur capable d'illuminer les âmes d'exception - qui gagne tant de monde quand le paysage vire au gris, qu'une femme vous quitte, qu'un chèque en bois scelle votre destinée ou que le couperet tombe sur nos semblables. Il en est ainsi depuis ce jour fatidique dont je vous parlerai plus loin. Ah, l'insupportable compréhension des hommes qui m'ont alors couvert de leur mansuétude, de leur prévenance, de leur consolation, résonnant à mes oreilles comme un piano désaccordé! Vraiment je l'affirme: rien ne vaut le silence - même celui de Dieu - à cette mascarade qui voudrait singer l'absence et nous rallier à la meute.
Mais je m'égare. La nuit tombe sur Venise et m'enveloppe d'une douceur éphémère à laquelle répondent sporadiquement les rires des passants, invisibles le long du Rio Bareteri. Savez-vous pourquoi j'aime tant Venise? Parce que je n'y croise aucun de mes fantômes! Il m'est donc plus aisé d'en parler ici, de préférence à une femme, sensible à la résonance intime, et dont le charme, souvent, m'a enclin aux confidences. Je vais donc vous raconter une histoire qui ressemble à celle du narrateur de La chute, bien que dans un contexte totalement différent.
Voici une vingtaine d'années, jeune assistant d'histoire rattaché au département des Sciences de l'Antiquité, je partageais depuis six mois à Amsterdam, dans Hobbemastraat, un studio avec une jeune fille de mon âge, L., dont j'étais éperdument amoureux. Un jour, alors que je rentrais chez moi, je la vis sur le trottoir d'en face, isolée des autres passants. Je lui fis un signe de la main puis, ne m'ayant pas aperçu, je joignis au geste la parole avec la ferveur d'un chanteur napolitain! Elle s'arrêta, me chercha des yeux et soudain me reconnut. Un sourire désarmant dessina sur ses lèvres la surprise et l'impatience de me rejoindre. Elle se précipita pour traverser la rue, toute entière à son bonheur, sans anticiper le passage d'une voiture. Puis un choc, un cri. La stupeur et l'effroi. Enfin le silence. A quelques mètres de la scène, je demeurai figé, comme si le temps s'était arrêté et que le présent, tout à coup vidé de toute signification, s'abîmait en moi sans fin face au désastre. Le corps de L. semblait endormi. Un mince filet de sang s'écoulait de son oreille, aucun autre indice n'insinuant la trace d'une violence quelconque. Ses yeux qui traduisaient une dernière fois cette détermination et cette fragilité qui m'avaient toujours bouleversé - dont j'ai retrouvé un éclat comparable dans les vôtres - s'accompagnaient d'une muette incompréhension qui demeura figée dans ma mémoire, pour toujours.
Qu'ajouter, sinon que depuis cette mortelle traversée, j'ai fui les églises et pourtant, me croirez-vous si je vous dis que cet événement m'a rapproché de lui, le galiléen, dans la souffrance et la mort sans fondement ni justification? Quant à nos amis les hommes, je les ai évités, eux aussi. A propos, regardez-les, asphyxiés de bonté mais ployant, pour la plupart d'entre eux, sous des croix imaginaires toutes plus lourdes les unes que les autres, immunisés par leurs certitudes contre le malheur! J'ai ainsi choisi, afin de ne pas aggraver leur inconfort, de reprendre goût à la comédie: une manière de garder la main, je l'avoue, car sans ce jeu de scène qui rature le quotidien au gré des vents mauvais, quel fardeau encombrant serions-nous pour tous ces écorchés du coeur?
Reviendrez-vous à Venise, l'année prochaine? Sa lumière discrète invite aux épanchements. Nous n'y parlerons plus d'Albert Camus, mais de vous. De plus, n'avons-nous pas tous - vous aussi je présume - notre cortège de noyés qui ne demandent qu'à revivre, avouez-le... ?
Je vous abandonne aux paysages d'Amsterdam si admirablement décrits par notre ami Jean-Baptiste Clamence, cités en préambule à cette lettre. Gardez-en l'humeur légère, apaisée où perce, malgré la gravité des propos, une secrète espérance.
Nous avançons, et rien ne change. Ce n'est pas de la navigation, mais du rêve.
Vous me manquez déjà...
Luc
Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:51 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
12/11/2010
Relire Albert Camus 5/6
Bloc-Notes, 12 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue - V
Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie, qui, sûrement, dormait déjà. J'étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quai en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui s'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu'il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J'ai oublié ce que j'ai pensé alors. "Trop tard, trop loin..." ou quelque chose de ce genre. J'écoutais toujours, immobile. Puis à petits pas, sous la pluie, je m'éloignai. Je ne prévins personne.
(...)
Ne sommes-nous pas tous semblables, parlant sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions bien que nous connaissions d'avance les réponses? Alors racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années,n'ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche: "O jeune fille, jette-toi encore dans l'eau pour que j'aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux!"
Albert Camus, La chute
Mon amie,
Ainsi donc vous êtes musicienne? Violoniste... J'aurais dû m'en douter! Alors vous comprendrez sans doute à la lumière de ces derniers extraits - dont je vous parlerai demain - pourquoi certaines oeuvres musicales me sont devenues insoutenables. Sublimes, bouleversantes, inoubliables certes, mais réduites au secret qui nous ronge, impuissants, comme un cancer inéluctable. Voulez-vous un exemple? Prenez l'adagio de la 6e symphonie de Gustave Mahler, et vous m'en direz des nouvelles! L'amour, le sang et la croix réunis...
Je vous enverrai demain un dernier mot avant votre départ pour Londres. Quant à moi, je prépare mes bagages pour regagner Amsterdam où je réside depuis de longues années. Quelle coïncidence! Ne dit-on pas que c'est la Venise du Nord?
J'attends impatiemment de vous lire, curieux de savoir si un serrement de coeur vous étreint à la lecture de ces quelques lignes de La chute. Les vôtres me sont un enchantement.
Votre ami,
Luc
Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
11/11/2010
Relire Albert Camus 4/6
Bloc-Notes, 11 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue - IV
Oui, nous avons perdu la lumière, les matins, la sainte innocence de celui qui se pardonne à lui-même.
Albert Camus, La chute
Ma douce amie,
Je comprends la perplexité qui transpire de votre dernier message. Pas d'issue pensez-vous, à ce tohu bohu rocambolesque qu'est le monde? Pas si vite! Dans les temps forts de notre existence, il y a bien des tentations: celle du suicide par exemple, mais j'y suis peu sensible, car malgré tout, la compagnie des hommes - dont vous faites partie - m'est précieuse, capable de me surprendre et de m'amuser bien davantage que la roulette russe. Il y a aussi le sacrifice, mais tout le monde n'est pas Mère Teresa ou l'Abbé Pierre, et je n'ai guère les dispositions du galiléen! Avec la révolte, tout devient plus intéressant: sans elle, ne sommes-nous pas les otages ou emblèmes de nos merveilleuses démocraties?
Et ce n'est pas tout. Comme moi, sans doute, vous disposez d'un éventail trompeur pour survivre à votre guise: l'ignorance, le mensonge, le cynisme ou l'ironie qui sait si bien tenir à distance la tragédie du réel. L'indifférence aussi, mais dont l'inconvénient est de nous réduire à la médiocrité, à la servilité, à l'insignifiance... Fermez les yeux un instant: vous êtes dans un supermarché, vous n'avez qu'à vous servir parmi ce bric-à-brac que je vous propose, et comme nous sommes presque tous meilleurs comédiens que nous le pensons, notre choix d'un jour risque de passer totalement inaperçu. Tant mieux, car, quelles que soient vos convictions ou stratégies de survie, quel usage en feront donc les autres? Hop, vite: une étiquette qui leur ressemble, les conforte dans leur jugement ou les rassure dans leur tiédeur! Avouez que tout cela prête à rire...
Mais vous m'avez demandé quelle pouvait bien être ma propre voie et je vais tenter au mieux de vous répondre. Pour ce faire, je vais user d'une anecdote: tout à l'heure, avant de vous écrire, je me promenais sans but précis dans le quartier de San Polo, lorsque je me trouvai devant la Basilique de Santa Maria gloriosa dei Frari. Avec un léger pincement au coeur. Une réminiscence. A votre âge, lors de mon premier voyage à Venise, en cette lointaine époque où je fréquentais encore les églises - vous saurez un jour pourquoi il en est ainsi - j'y avais passé un temps certain devant l'Assomption du Titien. Je me souviens de cette foule dense dont je ne percevais, dans mon silence intérieur, que le bruissement des tissus. Le soleil traversait les vitraux, tandis que discrètement, l'organiste du lieu jouait All'Elevazione de Domenico Zipoli. Et je priais, figurez-vous!
Eh bien, aujourd'hui, j'ai franchi la porte de la Basilique à une heure où je n'étais confronté ni aux fidèles, ni aux curieux ou autres amateurs d'art. Ni signe de croix, ni génuflexion, mais devant cette même Assomption du Titien, j'ai pensé à Blaise Pascal: Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter.
Telle est ma réponse. Considérez-la comme un acte notarial dont vous hériterez un jour! J'ajoute que, comme notre ami Jean-Baptiste Clamence dans La chute, je l'aime bien, le galiléen, lui qui a ouvert la voie, fut si peu suivi sinon - comme dans nos idéologies contemporaines ou nos entreprises - sous la forme d'un étendard de réglements, de lois, d'observances. L'aiguillon de la mort, en quelque sorte. Il s'est d'ailleurs bien gardé de la créer, son église - cet ami auquel je parle tous les jours dans ma petite chapelle intérieure qui ressemble à une roulotte de bohémien - car lui, il savait ce qu'il adviendrait...
Restons-en là pour aujourd'hui. Il se fait tard et soudain la fatigue se fait insistante. Demain, je vous partagerai d'autres extraits du livre d'Albert Camus: préparez vos mouchoirs!
Je me réjouis de vous lire et de vous écrire: quelques battements de coeur sur un sol de granit...
Avec ma sincère amitié,
Luc
Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
10/11/2010
Le poème de la semaine
Anne de Noailles
Déjà la vie ardente incline vers le soir,
Respire ta jeunesse,
Le temps est court qui va de la vigne au pressoir,
De l'aube au jour qui baisse.
Garde ton âme ouverte aux parfums d'alentour,
Aux mouvements de l'onde,
Aime l'effort, l'espoir, l'orgueil, aime l'amour,
C'est la chose profonde ;
Combien s'en sont allés de tous les coeurs vivants
Au séjour solitaire,
Sans avoir bu le miel ni respiré le vent
Des matins de la terre,
Combien s'en sont allés qui ce soir sont pareils
Aux racines des ronces,
Et qui n'ont pas goûté la vie où le soleil
Se déploie et s'enfonce !
Ils n'ont pas répandu les essences et l'or
Dont leurs mains étaient pleines,
Les voici maintenant dans cette ombre où l'on dort
Sans rêve et sans haleine.
- Toi, vis, sois innombrable à force de désirs,
De frissons et d'extase,
Penche sur les chemins, où l'homme doit servir,
Ton âme comme un vase ;
Mêlée aux jeux des jours, presse contre ton sein
La vie âpre et farouche ;
Que la joie et l'amour chantent comme un essaim
D'abeilles sur ta bouche.
Et puis regarde fuir, sans regret ni tourment,
Les rives infidèles,
Ayant donné ton coeur et ton consentement
A la nuit éternelle...
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
03:43 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : auteurs; littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
09/11/2010
Relire Albert Camus 3/6
Bloc-Notes, 9 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue III
Tenez, savez-vous pourquoi on l'a crucifié, l'autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d'un homme. (...) La vraie raison est qu'il savait, lui, qu'il n'était pas tout à fait innocent. S'il ne portait pas le poids de la faute dont on l'accusait, il en avait commis d'autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignorait-il d'ailleurs? Il était à la source, après tout; il avait dû entendre parler d'un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l'emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui? Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux lui faisaient horreur. Mais, tel qu'il était, je suis sûr qu'il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu'on devine dans tous ses actes, n'était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation? La plainte s'élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant!
Sachant ce qu'il savait, connaissant tout de l'homme, confronté jour et nuit à son crime innocent, il devenait trop difficile pour lui de se maintenir et de continuer. Il valait mieux en finir, ne pas se défendre, mourir, pour ne plus être seul à vivre et pour aller ailleurs, là où, peut-être, il serait soutenu. Il n'a pas été soutenu, il s'en est plaint et pour tout achever, on l'a censuré. Oui, c'est le troisième évangéliste, je crois, qui a commencé de supprimer sa plainte. "Pourquoi m'as tu abandonné?" c'était un cri séditieux, n'est-ce pas? Alors, les ciseaux! Notez d'ailleurs que si Luc n'avait rien supprimé, on aurait à peine remarqué la chose: elle n'aurait pas pris tant de place, en tous cas. Ainsi, le censeur crie ce qu'il proscrit. L'ordre du monde aussi est ambigu.
Il n'empêche que le censuré, lui, n'a pas pu continuer. Et je sais, cher, ce dont je parle. Il fut un temps où j'ignorais, à chaque minute, comment je pourrais atteindre la suivante. Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l'amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais, dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà ce qui est surhumain, vous pouvez m'en croire. Il a crié son agonie et c'est pourquoi je l'aime, mon ami, qui est mort sans savoir.
Albert Camus, La chute
Ma tendre amie,
Comme convenu, je ne ferai aucun commentaire de ce texte, aujourd'hui. Ces quelques lignes n'ont d'autre dessein que celui de vous remercier: votre lettre me fut remise ce matin, à mon hôtel. J'y apprends que votre convalescence touche à sa fin - je ne vous savais pas souffrante - et forme mes voeux les meilleurs pour que bientôt les étoiles dansent dans vos yeux avec allégresse.
Il me reste tant à vous dire...
Avec toute mon amitié,
Luc
Albert Camus, La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:13 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
08/11/2010
Relire Albert Camus 2/6
Bloc-Notes, 8 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue - II
Dieu n'est pas nécessaire pour créer la culpabilité, ni punir. Nos semblables y suffisent, aidés par nous-mêmes. Vous parliez du Jugement Dernier. Permettez-moi d'en rire respectueusement. Je l'attends de pied ferme: j'ai connu ce qu'il y a de pire, qui est le jugement des hommes. Pour eux, pas de circonstances atténuantes. (...) Je vais vous dire un grand secret, mon cher. N'attendez pas le Jugement Dernier. Il a lieu tous les jours.
Albert Camus, La chute
Bien chère amie,
Peut-être vous êtes-vous procuré le livre - La caduta, en langue italienne - et en avez entrepris la lecture. Si tel est le cas, ne vous interrogez-vous pas, comme je le fais presque tous les jours sur cette invariable question qui nous taraude depuis la création du monde: pourquoi donc avons-nous à tel point soif d'amour? N'ayez crainte, nous ne nous écartons pas du sujet! Alors? Parce que ce trop plein indéfinissable qui nous habite a besoin d'exister, de s'épanouir, d'être partagé; parce que sans lui la solitude nous pèse et que la vie nous est tout simplement insupportable, vide de cet esprit de conquête plus aveuglant que la plus cruelle des lumières, pareil à un silence blanc qui laisse la place au pouls insistant de la mémoire. Celle des souvenirs réconfortants, mais bien vite mêlés aux autres, ceux des blessures - davantage d'amour-propre que d'amour - qui au fil du temps se sont accumulées, fondues au grand Fourre-Tout: fissure de notre visibilité, de nos vantardises, de nos hontes ou autres représentations en trompe l'oeil que nous ne parvenons plus à nous cacher à nous-mêmes.
A vous qui pourriez être ma fille, ces propos peuvent prêter à sourire - votre conscience reflète encore les enthousiasmes désarmants de la jeunesse - mais Albert Camus n'avait pas l'âge de 20 ans quand il écrivit La chute, ni moi non plus quand je commençais de l'aimer. Quant au narrateur de son livre, Jean-Baptiste Clamence, il fait partie du club, le mien, celui des rescapés: Pas assez de cynisme et pas assez de vertu. Nous n'avons ni l'énergie du mal, ni celle du bien. Le club de ceux qui préservent leur humanité par quelques attachements désintéressés, comme notre malheureux héros: J'aime les chiens d'une très vieille et très fidèle tendresse. Je les aime parce qu'ils pardonnent toujours.
Ah, le pardon! Quelle transition idéale pour aborder un autre thème cher à notre auteur bien-aimé: La liberté. Vous ne voyez pas le rapport? Cherchez bien... Comme nous la convoitons tous - déjà en culottes courtes - avec ferveur et empressement, avant même le sexe ou la reconnaissance des autres qui finissent immanquablement par s'y confondre! Combien elle fatigue celui qui, l'ignorant, nage comme le saumon à contre-courant, au risque de se fracasser contre les pierres de la rivière, abandonné de tous. Combien elle use et détruit pour se confondre peu à peu à l'indépendance ou la distanciation. La belle affaire... En son nom, que de causes défendues, de justifications, de crimes, de condamnations subsistant comme un filet amer à l'heure de rendre des comptes...
Tiens, une pluie fine gagne la piazza San Marco. Le ciel est mordoré ce matin, auréolé de cette brume apaisante qu'on ne peut contempler nulle part ailleurs, sinon à Paris, autant qu'il m'en souvienne. Vous me manquez, et pourtant, que je ne ressemble pas au saule pleureur de notre paysage quotidien: vous écrire m'est déjà une chance et libère en moi des énergies salutaires.
Je regagne mon hôtel en fredonnant La Stravaganza d'Antonio Vivaldi, qui s'accorde si bien avec l'humeur du temps. Demain je vous parlerai du galiléen - oui, parfaitement: lui, le premier chrétien et le seul peut-être - un des points culminants du récit d'Albert Camus. Tout un programme, pardi!
Bien à vous,
Luc
Albert Camus, La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)
06:08 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
07/11/2010
Relire Albert Camus 1/6
Bloc-Notes, 7 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue - I
Quand on a longtemps médité sur l'homme, par métier ou par vocation, il arrive qu'on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n'ont pas, eux, d'arrière-pensées.
Albert Camus, La chute
Chère amie,
Il me faut ici, en préambule, rendre grâce pour notre rencontre fortuite au Café Florian, sur la piazza San Marco à une heure où les touristes sont davantage enclins à forniquer ou se préparer au spectacle - ce qui entre nous soit dit est à peu près la même chose - plutôt qu'à s'en remettre au hasard qui surprend les pas des plus égarés. Lisant distraitement La Reppublica, non loin de moi, assise à une table voisine, je vous ai tout de suite reconnue. Je veux dire que vous me rappeliez quelqu'un - mais de cela il sera question plus tard - par le timbre rauque de votre voix, votre regard vif et pénétrant, votre sourire franc, sans négliger cette allure sauvage et raffinée dans laquelle je pressentais un goût exquis pour les belles choses. Nous avons sympathisé, très vite, bercés par les musiques ambiantes auxquelles tous les deux nous nous abandonnions avec insouciance: Le prélude de La Traviata de Verdi, L'Oblivion d'Astor Piazzolla, l'intermezzo de La Cavaliera Rusticana de Mascagni. Quelques verres de Fragolino plus tard, nous avons parlé de littérature, et d'Albert Camus plus particulièrement. Vous m'avez exposé votre penchant pour Le mythe de Sisyphe et L'étranger - que j'aimais infiniment dans ma jeunesse - et j'y répondis par mes préférences pour L'homme révolté et La chute. Ce dernier, que vous n'avez dit n'avoir jamais lu encore, je vous ai avoué qu'il était mon livre préféré, le seul que j'emporterais sur une île déserte par commodité - diable, 153 pages au format livre de poche, cela reste dans mes cordes - et par conviction aussi. Peut-être. Du moins je veux le croire. Cela vous a intrigué et j'ai promis que je vous en partagerais quelques extraits ponctués de réflexions personnelles à ma manière facétieuse, dont l'en-tête de cette lettre est un bel exemple. Le contraire d'une pelouse helvétique en quelque sorte, et que vous découvririez à votre retour, dans votre boîte à lettres, à Florence.
Mais je plaisante, car au bout de ma plume je ne sais encore que vous en dire, sinon prolonger avec vous, comme une traîne de mariée s'étendant au-delà de l'horizon - voilà que je cède à nouveau à la théâtralité, cette longue habitude qui ressemble à un antidépresseur ingurgité à vie! - l'agréable parcours fléché que nous avons suivi hier soir à travers les ruelles de Venise et qui m'a remémoré des heures plus innocentes que celles d'aujourd'hui. Ah, ce bienheureux et rare désarroi qui en résulte...
Donc, comme promis, voici l'histoire de La chute d'Albert Camus. Un personnage: Jean-Baptiste Clamence, juge-pénitent comme il se définit lui-même, ancien avocat parisien désormais domicilié à Amsterdam à la suite de circonstances ou d'événements qui ont bouleversé sa vie. Brillant et séducteur, cet homme à qui tout réussit, qui un jour crut à la justice et à la vertu, ne sait plus éprouver les vertiges du bonheur et se confesse dans un admirable monologue, à un inconnu. Ayant perdu ses illusions, fuyant les hypocrisies du coeur, du monde et de l'histoire, il scrute auprès de lui son propre passé, l'implique dans son récit au point de le conduire progressivement à devenir son propre miroir. Un joli tour de force, pas vrai?
Fin de l'histoire? Au contraire, tout commence... et vous n'êtes pas à bout de vos surprises. Mais pour l'heure, je dois vous abandonner à regrets, épuisé par cette raréfaction de l'air - même ici le long du Canale Grande - qui me rappelle aux bons souvenirs de mes bronches de jeune homme...
Peut-être n'aimons-nous pas assez la vie? Avez-vous remarqué que la mort seule réveille nos sentiments?
A demain donc. Je vous embrasse,
Luc
Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:26 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
03/11/2010
Le poème de la semaine
Marie Noël
Mon père me veut marier,
Sauvons-nous, sauvons-nous par les bois et la plaine,
Mon père me veut marier,
Petit oiseau, tout vif te laisseras-tu lier?
L'affaire est sûre: il a du bien,
Sauvons-nous, sauvons-nous, bouchons-nous les oreilles;
L'affaire est sûre: il a du bien...
C'est un mari... courons, le meilleur ne vaut rien!
Quand il vaudrait son pesant d'or,
Qu'il est lourd, qu'il est lourd et que je suis légère!
Quand il vaudrait son pesant d'or,
Il aura beau courir, il ne m'a pas encore!
Malgré ses louis, ses écus,
Ses sacs de blé, ses sacs de noix, ses sacs de laine,
Malgré ses louis, ses écus,
Il ne m'aura jamais, ni pour moins, ni pour plus.
Qu'il achète, s'il a de quoi
Les bois, la mer, le ciel, les plaines, les montagnes,
Qu'il achète, s'il a de quoi
Le monde entier plutôt qu'un seul cheveu de moi! ...
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
06:08 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
02/11/2010
Jocelyne François
Bloc-Notes, 2 novembre / Les Saules
Il arrive que nous oubliions certains êtres parmi ceux qui nous ont été proches. Personne ne sait d'où vient l'oubli. Je n'ai pas oublié René Char. N'avais-je pas écrit à la fin de mon roman "Les Amantes ou tombeau de C": "et que je meure si je l'oublie"? Je suis vivante. Il me reste peu de temps, sept ans seulement, pour atteindre l'âge qu'il avait à sa mort. Ce n'est pas considérable et je vois plus clairement ce que signifient les dernières années d'une vie.
Ainsi commence ce court récit, consacré à sa rencontre avec René Char, par le lien de la poésie - cette fragile, forte et inexplicable passerelle. De ces années passées à Saumane-de-Vaucluse avec son amie Marie-Claire Pichaud et sa fille Dominique, non loin de L’Isle-sur-la-Sorgue - où résidait le poète - Jocelyne François parle avec beaucoup de pudeur, de délicatesse et de clairvoyance de son amitié avec René Char, qui fut immédiate. En lui, elle loua la simplicité, la justesse, la générosité, le naturel; de même l'expression de son visage, son regard, ses mains, sa voix.
Sa pièce de travail, assez petite, abritait une grande table presque entièrement couverte de papiers, de livres, de documents, de courrier reçu ou en partance, mais toujours avec une place vide pour une ou quelques fleurs. Sa bibliothèque tenait dans un meuble modeste où tout était visible, mais par une discrétion qui m'est naturelle envers toutes les bibliothèques, je ne m'en approchais jamais. (...) Le plus souvent nous parlions l'un en face de l'autre, lui derrière sa table et moi assise en biais devant la cheminée, mais parfois il se levait et venait s'asseoir auprès de moi. Lorsqu'il allait chercher un livre pour m'en lire un passage, il se tenait debout contre un angle de la table.
Leurs échanges, qui durèrent huit ans, ressemblaient à un très bon vin que l'on ne se dépêche pas de boire et sur lesquels l'âge ne pèse pas. Puis un jour, peu après le décès de sa soeur préférée, Julia, René Char tenta de transgresser leur belle amitié, et ce fut la fin. Je ne reviendrai plus...
Demeure, au fil du temps, ce chant de reconnaissance qui ne guérit pas les intimes blessures mais s'élance pourtant vers le ciel, pour cette confiance réciproque qui lui permit de grandir et tout dire, pour la préexistence que permet l'écriture, pour le mouvement assuré de leur rencontre, ce signe étrange venu de très loin et qui conduit à la clarté.
Deux passages bouleversants illuminent ces pages d'une sensibilité et d'une douceur à fleur de peau: J'écris à l'orbe de la mort, où Jocelyne François parle du décès de sa fille Dominique, ainsi que Trente ans déjà, poème dédié à René Char, à titre posthume.
Jocelyne François a publié plusieurs romans, parmi lesquels Les bonheurs(1970), Les amantes ou tombeau de C (1978 et 1998), Joue-nous Espana (1980 - prix Femina), tous parus aux éditions du Mercure de France et en coll. Folio/Gallimard. Avec Signes d'air (1982), elle se consacre à la poésie : un magnifique recueil qui n'est pas sans rappeler l'univers de René Char - recommandé! - auprès du même éditeur. Enfin, son Journal, constitué à ce jour de trois volumes - Le cahier vert, Une vie d'écrivain et Le solstice d'hiver - couvrant la période 1961 à 2007 mériterait certainement mieux que le timide accueil qui lui fut réservé.
Jocelyne François, René Char - Vie et mort d'une amitié (La Différence, 2010)
03:47 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Jocelyne François, Littérature francophone, René Char | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
01/11/2010
La citation du jour
Alain
Plus d'un homme, en cette saison, va évoquer les ombres et leur parler. (...) Regardez bien, écoutez bien: les morts veulent vivre; Ils veulent vivre en vous; ils veulent que votre vie développe richement ce qu'ils ont voulu. Ainsi les tombeaux nous renvoient à la vie. Ainsi notre pensée bondit joyeusement par-dessus le prochain hiver, jusqu'au prochain printemps et jusqu'aux premières feuilles. J'ai regardé hier une tige de lilas dont les feuilles allaient tomber, et j'y ai vu des bourgeons.
Alain, Propos sur le bonheur (Coll. Folio Essais/Gallimard, 1985)
00:04 Écrit par Claude Amstutz dans Alain, La citation du jour | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : auteurs; citations; livres | | Imprimer | Facebook |