Relire Albert Camus 3/6 (09/11/2010)
Bloc-Notes, 9 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue III
Tenez, savez-vous pourquoi on l'a crucifié, l'autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d'un homme. (...) La vraie raison est qu'il savait, lui, qu'il n'était pas tout à fait innocent. S'il ne portait pas le poids de la faute dont on l'accusait, il en avait commis d'autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignorait-il d'ailleurs? Il était à la source, après tout; il avait dû entendre parler d'un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l'emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui? Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux lui faisaient horreur. Mais, tel qu'il était, je suis sûr qu'il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu'on devine dans tous ses actes, n'était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation? La plainte s'élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant!
Sachant ce qu'il savait, connaissant tout de l'homme, confronté jour et nuit à son crime innocent, il devenait trop difficile pour lui de se maintenir et de continuer. Il valait mieux en finir, ne pas se défendre, mourir, pour ne plus être seul à vivre et pour aller ailleurs, là où, peut-être, il serait soutenu. Il n'a pas été soutenu, il s'en est plaint et pour tout achever, on l'a censuré. Oui, c'est le troisième évangéliste, je crois, qui a commencé de supprimer sa plainte. "Pourquoi m'as tu abandonné?" c'était un cri séditieux, n'est-ce pas? Alors, les ciseaux! Notez d'ailleurs que si Luc n'avait rien supprimé, on aurait à peine remarqué la chose: elle n'aurait pas pris tant de place, en tous cas. Ainsi, le censeur crie ce qu'il proscrit. L'ordre du monde aussi est ambigu.
Il n'empêche que le censuré, lui, n'a pas pu continuer. Et je sais, cher, ce dont je parle. Il fut un temps où j'ignorais, à chaque minute, comment je pourrais atteindre la suivante. Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l'amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais, dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà ce qui est surhumain, vous pouvez m'en croire. Il a crié son agonie et c'est pourquoi je l'aime, mon ami, qui est mort sans savoir.
Albert Camus, La chute
Ma tendre amie,
Comme convenu, je ne ferai aucun commentaire de ce texte, aujourd'hui. Ces quelques lignes n'ont d'autre dessein que celui de vous remercier: votre lettre me fut remise ce matin, à mon hôtel. J'y apprends que votre convalescence touche à sa fin - je ne vous savais pas souffrante - et forme mes voeux les meilleurs pour que bientôt les étoiles dansent dans vos yeux avec allégresse.
Il me reste tant à vous dire...
Avec toute mon amitié,
Luc
Albert Camus, La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:13 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |