08/10/2010
René Char
René Char et Nicolas de Staël, Correspondance 1951-1954 (Editions des Busclats, 2010)
Préfacée par Anne de Staël et annotée par Marie-Laure Char, cette correspondance inédite témoigne de l'amitié qui, bien au-delà de leur fulgurences créatrices mises en commun, unissait René Char à Nicolas de Staël, jusqu'à la mort de ce dernier.
De leurs rencontres, René Char éclaire les lettres présentées ici de sa lumière toute pariculière: Frère ami, je parle de vous (Nicolas et sa seconde épouse, Françoise) à mes compagnes et compagnons d'ici. Comme le Lord Jim de Conrad, je dis: ils sont des nôtres. Au revoir avec les mains du coeur. Ou encore: Tu étais frais comme le cresson de ma terre natale, et dispos comme un chardonneret sur la branche du cyprès, cher Nicolas, ce midi.
Nicolas de Staël nous réserve d'aussi émouvantes preuves de leur lien hors du commun: Tu m'as fait retrouver d'emblée la passion que j'avais, enfant, pour les grands ciels, les feuilles en automne et toute la nostalgie d'un langage direct, sans précédent ce qui l'entraîne. Plus loin, il ajoutera: Il y a cela de vraiment merveilleux entre nous, c'est qu'on peut se donner tout ce qui est possible et impossible, sans limites, parce qu'on ne voit pas la fin de nos possibilités, si ce n'est par vague pressentiment et encore.
Dans ce cas précis, il est agréable de préciser que cet ouvrage est magnifiquement réalisé et mis en page comme seuls les éditeurs de textes poétiques savent le faire, illustré de fac-similés et de photographies de René Char et de Nicolas de Staël. Un écho au travail de l'artisan, humble et déterminé, qui saillit à chaque page de ces deux inoubliables artistes.
Et pour 15 euros à peine ...
00:01 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Nicolas de Staël, René Char | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: essais; correspondance; livres | | Imprimer | Facebook |
06/10/2010
Le poème de la semaine
Jacques Chessex
Blanche est déjà la lune
Silencieux le vent qui bouge
Et je ne choisis pas quel souvenir
M'accompagnera cette nuit
Le croissant ancien sur la colline
Ou la maison allée au bas du fleuve
Qui m'emplit de mélancolie entre les rives
(Et le vide à ne pas oublier de la neige)
Si plus aucune blessure
Ou le sol revenu herbe ou cendre
Comme si l'humide, la buée
Descendaient dans les choses, la terre
Maintenant terre de printemps
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
05:24 Écrit par Claude Amstutz dans Jacques Chessex, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
03/10/2010
Laurent Terzieff 1b
Bloc-Notes, 3 octobre / Les Saules
Voici quelques extraits de Seul avec tous. Il y manque - hélas - la voix, la douceur et la respiration de Laurent Terzieff...
Le passé est un avenir qui n'a pas tenu ses promesses.
*
La condition humaine, c'est de choisir dans l'ignorance, et c'est d'ailleurs ce qui rend possible les valeurs morales. Où serait le courage, où la responsabilité et la solidarité, si tout était clair et déterminé, si on savait ce que nous réserve l'Histoire?
*
Il n'est pas bon pour l'artiste de mettre des barrages, d'être protégé par des certitudes. Bien sûr, tout le monde tend naturellement à la clarté, rêve d'un monde globalement expliqué. Mais on n'a pas les clefs de l'existence. Et l'artiste, comme le savant, progresse en découvrant sans cesse davantage l'étendue de son ignorance.
*
Les loups me passionnent par-dessus tout. Il se dégage d'eux la force de l'indompté. On ne peut rien en faire. C'est ce que j'ai vu de plus sauvage. De plus irréductible.
*
On ne devient pas libre en passant par le compromis.
*
Je refuse de faire partie de la race des seigneurs qui écrase les petits, mais tout autant de la race des signeurs, qui pétitionne à tout va.
*
Je lui dois tout! Mon amour du théâtre, de ce théâtre visionnaire que j'étais fait pour aimer, le respect du texte, l'engagement au service d'auteurs inconnus (...) Je le voyais comme un éternel jeune homme avec une mystique de rebelle. Personne n'a incarné comme lui le refus du compromis. (sur Roger Blin)
*
Aucun ne pousse aussi loin le besoin fou de l'amour, la haine de la contingence, le dégoût et l'éblouissement devant la vie. (sur Oscar Venceslas de Lubicz-Milocz)
*
Il suffit de quelques phrases pour vous réconcilier avec l'humanité. (...) Il n'écrase jamais personne. Un des miracles de Tchehov, c'est de rendre les médiocres fraternels. (sur Anton Tchekhov)
*
Eloquence négative fondée sur l'élimination du sens, la neutralité affective, l'apparente et massive banalité du constat. (...) Une tragédie où il ne se passe rien, où les acteurs n'ont pas appris leur texte, d'ailleurs il n'y a pas de texte. On a planté le décor, le metteur en scène n'est pas venu, ni l'auteur, ni le public. (sur Edward Hopper)
*
Il aura été le dernier pour moi à faire entendre la beauté en tant que produit pur du langage. (...) Il est le seul à me faire poser cette question: La poésie française a-t-elle eu raison d'abandonner la rime? (sur Louis Aragon)
*
Il réunit dans un même amour les forces de conservation et de destruction, tout ce qui illustre le passage de l'homme sur terre: l'ordre, la révolte, le bruit et la fureur, la tendresse et la douceur, la force maîtrisée. (...) Pas un, à mon avis, ne l'égale en France, aucun poète de la scène n'atteint cette luxuriance poétique et son souffle colossal. (sur Paul Claudel)
*
Dans la poésie, l'homme cherche cet autre qui gît dans le coeur de son coeur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu, le moi profond de son être, de son âme humaine, et en même temps tout ce qui vaut la peine de vivre pour lui tend vers un seul but: dépasser les frontières de son moi personnel, crever l'opacité de sa peau qui le sépare du monde.
Laurent Terzieff, Seul avec tous (Presses de la Renaissance, 2010)
11:35 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : auteurs; citations; livres | | Imprimer | Facebook |
Laurent Terzieff 1a
Bloc-Notes, 3 octobre 2010 / Les Saules
Laurent Terzieff nous a quitté le 2 juillet dernier, à l'âge de 75 ans. Cet être d'exception, révélé au cinéma par Les tricheurs et Tu ne tueras point de Marcel Carné, doit sa célébrité à une vie toute entière vouée au théâtre dont il aimait à dire: L'une des raisons qui me font aimer le théâtre, c'est que, contrairement au cinéma, il ne laisse pas de traces. (...) C'est l'art de l'instant présent, intensément vécu. Et j'aime qu'il ne reste rien de mon travail. Retour au texte pur."
Exigeant, d'une insolente liberté face aux modes et aux courants de son époque, il a crée à la scène ou interprété Sophocle, Pierre Corbeille, Henrik Ibsen, Mikhaïl Boulgakov, Luigi Pirandello, Paul Claudel, Arthur Adamov, Slawomir Mrozek, Eugène O'Neill, John Arden, Edward Albee, James Saunders, Murray Schisgal parmi tant d'autres. Sur la mise en scène - à l'école de Roger Blin - il nous a laissé une très belle réflexion: Je voulais sentir le goût de l'époque et en exprimer la saveur. Participer à cette mutation constante de la vie. Me mettre à l'écoute du monde. En devenir la caisse à résonance.
Toutes ces approches sensibles au service du texte, vous pouvez les retrouver dans le livre Seul avec tous qui s'ouvre avec un émouvant témoignage de Fabrice Luchini et de Marie-Noëlle Tranchant, suivi d'un florilège consacré aux thèmes majeurs de sa quête existentielle. Il y évoque sa jeunesse, son parcours politique, les événements qui ont secoué sa vie - la tragédie algérienne qui l'a transpercé au plus intime, les pages bouleversantes consacrées à sa compagne Pascale de Boysson - assumant ses contradictions avec un rare souci d'honnêteté, sans renier quoi que ce soit de son parcours, comme si chacun de ces repères biographique avait laissé s'épanouir une ride supplémentaire intégrée à sa personnalité, exigeante et douce, dont nous conservons le souvenir.
A Marie-Noëlle Tranchant reviennent les derniers mots de ce discret hommage. Je reprends dans votre dernier récital poétique, Florilège, ces vers d'Aragon qui mènent si bien vers vous: Il est plus facile de mourir que d'aimer. C'est pourquoi je me donne le mal de vivre, mon amour.
Sur Dailymotion, vous pouvez retrouver un moment exceptionnel de télévision, sur le plateau d'Apostrophes de Bernard Pivot, où Laurent Terzieff récite un poème inoubliable de Rainer Maria Rilke: Pour écrire un seul vers ...
http://www.dailymotion.com/video/xnet0_pivot-terzieff-recite-rilke_news
Laurent Terzieff, Seul avec tous (Presses de la Renaissance, 2010)
09:45 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, Rainer-Maria Rilke, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature: essai; livres | | Imprimer | Facebook |
01/10/2010
Louis-Ferdinand Céline
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit - Mort à crédit (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 2000)
Réunis en un volume, les deux chefs d’œuvres d’un auteur controversé qui aura passé toute la fin de sa vie à échapper à la plus grande chasse à courre de la littérature française du XXe siècle, méritent enfin d’être reconnus pour l’universalité de leur thématique et l’originalité de l’écriture de Céline, reconnaissable entre mille, souvent imitée, jamais égalée. Décidément, si Céline n’avait pas existé, il manquerait un génie aux lettres françaises. Non ?
05:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Louis-Ferdinand Céline | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; romans; livres | | Imprimer | Facebook |
30/09/2010
Robert Bober
Bloc-Notes, 30 septembre / Les Saules
Connaissez-vous cet auteur aussi discret que ses personnages, Robert Bober? Il est né à Berlin en 1931 de parents juifs, d'origine polonaise. Fuyant le nazisme, sa famille se réfugie en France. En juillet 1942, prévenus par des amis, ils parviennent à échapper à la rafle du Vel d'Hiv. Quelques années plus tard, il entreprend un apprentissage de tailleur, métier qu'il exercera jusqu'à l'âge de 22 ans, pour se tourner ensuite vers la poterie. Par la suite, il dispense l'été des cours dans des résidences secondaires et mène parallèlement des projets thérapeutiques avec des enfants malades. Il aidera notamment des enfants ayant perdu tout lien social à la suite de la guerre.
Dans les années 50, il rencontre François Truffaut et devient son assistant sur les films Les Quatre Cents Coups, Tirez sur le pianiste et Jules et Jim. En 1967, il réalise son premier documentaire pour la télévision, Cholem Aleichem: un écrivain de langue yiddish. Dans les années 60 et 70, ses documentaires pour la télévision explorent pour l'essentiel la période de l'après-guerre et les conséquences de l'Holocauste.
A partir des années 80, en collaboration avec Pierre Dumayet, il réalise des portraits d'auteurs tels que Paul Valéry, Gustave Flaubert ou encore Georges Perec, avec lequel il était également ami. Son premier roman, Quoi de neuf sur la guerre ? est publié en 1993. L'auteur est alors âgé de soixante ans et reçoit pour ce livre, le Prix du Livre Inter. L'histoire se déroule lors de la première année d'après-guerre et met en scène un atelier de confection pour dames de la rue de Turenne, à Paris. Robert Bober nous raconte, d'un ton en apparence léger, presque réjoui, la manière dont les différents personnages mis en scène ont été épargnés, survivant ainsi à la guerre.
Suit Berg et Beck en 1999 - l'auteur nous y raconte la vie d'enfants juifs après la déportation de leurs parents ainsi que leur survie à la perte de ces êtres chers - et Laissées-pour-compte en 2005, une des créations les plus originales de ces dernières années - sur un thème plus léger que celui des titres précédents - et déjà évoquée dans ces colonnes.
Il nous revient aujourd'hui avec On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, titre emprunté à l'auteur de La plupart du temps, Pierre Reverdy. Avec son style magique de conteur, il nous entraîne cette fois-ci sur le plateau du tournage de Jules et Jim où le personnage central du roman, Bernard - un double de son ami Robert, à la fois inventé et bien réel - se voit confier un rôle de figurant. Cet événement sert de prétexte à décrire, de Belleville à Ménilmontant, le Paris des années 60, ses cafés, ses artistes, les chansons d'Aristide Bruant, les films de Marcel Ophüls, de Jacques Becker et bien sûr de François Truffaut. A la manière d'un Robert Doisneau, le regard de Robert Bober nous entraîne avec beaucoup de tendresse, d'humour et de nostalgie, dans ce récit truffé d'anecdotes pittoresques, qui n'en est pourtant qu'à ses balbutiements.
A la fin du tournage, en effet, Bernard tout fier d'apparaître dans le film, invite sa mère au cinéma pour partager avec elle ce moment de bonheur. A la sortie de la salle, sa mère bouleversée, s'accroche à son bras et lui confie que Jules et Jim - un ménage à trois, disait François Truffaut - c'est son histoire... Il va ainsi plonger dans le passé, sur la trace de son père qu'il a perdu trop jeune - mort en déportation - et de son beau-père - disparu dans l'avion qui coûta la vie à Marcel Cerdan - tous deux amoureux de la même femme, sa mère, amis depuis leur jeunesse en Pologne. La correspondance avec sa tante des Amériques, Esther - la soeur de son père, nous immerge une fois encore dans le monde du cinéma, des Ziegfeld Follies à Harpo Marx, renouant par ce biais les liens familiaux qui, pour un temps, s'étaient malencontreusement interrompus.
Au dernier chapitre de ce livre, le narrateur entreprend un voyage à Auschwitz, pour rejoindre son père, une dernière fois: Je n'ai pas noté le numéro du block consacré aux déportés venant de France. Celui où naturellement on nous conduisit d'abord. Je n'ai pas entendu ce que dans ce lieu le guide nous disait. Il y avait là, devant moi, la photographie de mon père. Celle que je connaissais et que j'avais toujours vue dans son cadre de cuir brun posée sur le buffet de la salle à manger. Sur cette photo, considérablement agrandie, mon père avait retrouvé sa dimension d'homme. Nous étions là, ensemble, debout, tout près, l'un en face de l'autre, dans la même immobilité. Nous avions le même âge. Il me souriait.
Beaucoup d'émotion contenue, de délicatesse et de pudeur dans ce roman de Robert Bober qui évite soigneusement les pièges du mélodrame, avec cette infinie douceur d'un funambule qui foule la neige, atténuant les rumeurs alentour, les yeux tendus vers le ciel et les étoiles.
Robert Bober, On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux (P.O.L., 2010)
sources biographiques: Wikipédia - http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Bober
00:09 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | | Imprimer | Facebook |
29/09/2010
Le poème de la semaine
Philippe Soupault
Je ne dors pas Georgia
Je lance des flèches dans la nuit Georgia
j'attends Georgia
Le feu est comme la neige Georgia
La nuit est ma voisine Georgia J'écoute les bruits tous sans exception Georgia
je vois la fumée qui monte et qui fuit Georgia
je marche à pas de loup dans l'ombre Georgia
je cours voici la rue les faubourgs Georgia
Voici une ville qui est la même
et que je ne connais pas Georgia
je me hâte voici le vent Georgia
et le froid et le silence et la peur Georgia
je fuis Georgia
je cours Georgia
Les nuages sont bas il vont tomber Georgia
j'étends les bras Georgia
je ne ferme pas les yeux Georgia
j'appelle Georgia
je t'appelle Georgia
Est-ce que tu viendras Georgia
bientôt Georgia
Georgia Georgia Georgia
Georgia
je ne dors pas Georgia
je t'attends Georgia
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
00:04 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
23/09/2010
Philippe Claudel 1b
En complément au roman de Philippe Claudel, L'enquête, voici le texte de Franz Kafka, Devant la loi, lu par Orson Welles, en introduction à son film Le procès, réalisé en 1962, avec pour interprètes principaux Anthony Perkins, Jeanne Moreau, Akim Tamiroff, Madeleine Robinson et Orson Welles. A la suite de ce document, vous pouvez découvrir le texte en langue française.
Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l'instant il ne peut pas lui accorder l'entrée. L'homme réfléchit, puis demande s'il lui sera permis d'entrer plus tard. «C'est possible», dit le gardien, «mais pas maintenant». Le gardien s'efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l'homme se baisse pour regarder à l'intérieur. Le gardien s'en aperçoit, et rit. «Si cela t'attire tellement», dit-il, «essaie donc d'entrer malgré ma défense. Mais retiens ceci: je suis puissant. Et je ne suis que le dernier des gardiens. Devant chaque salle il y a des gardiens de plus en plus puissants, je ne puis même pas supporter l'aspect du troisième après moi.» L'homme de la campagne ne s'attendait pas à de telles difficultés; la loi ne doit-elle pas être accessible à tous et toujours, mais comme il regarde maintenant de plus près le gardien dans son manteau de fourrure, avec son nez pointu, sa barbe de Tartare longue et maigre et noire, il en arrive à préférer d'attendre, jusqu'à ce qu'on lui accorde la permission d'entrer. Le gardien lui donne un tabouret et le fait asseoir auprès de la porte, un peu à l'écart. Là, il reste assis des jours, des années. Il fait de nombreuses tentatives pour être admis à l'intérieur, et fatigue le gardien de ses prières. Parfois, le gardien fait subir à l'homme de petits interrogatoires, il le questionne sur sa patrie et sur beaucoup d'autres choses, mais ce sont là questions posées avec indifférence à la manière des grands seigneurs. Et il finit par lui répéter qu'il ne peut pas encore le faire entrer. L'homme, qui s'était bien équipé pour le voyage, emploie tous les moyens, si coûteux soient-ils, afin de corrompre le gardien. Celui-ci accepte tout, c'est vrai, mais il ajoute: «J'accepte seulement afin que tu sois bien persuadé que tu n'as rien omis». Des années et des années durant, l'homme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens. Le premier lui semble être le seul obstacle. Les premières années, il maudit sa malchance sans égard et à haute voix. Plus tard, se faisant vieux, il se borne à grommeler entre les dents. Il tombe en enfance et comme, à force d'examiner le gardien pendant des années, il a fini par connaître jusqu'aux puces de sa fourrure, il prie les puces de lui venir en aide et de changer l'humeur du gardien; enfin sa vue faiblit et il ne sait vraiment pas s'il fait plus sombre autour de lui ou si ses yeux le trompent. Mais il reconnaît bien maintenant dans l'obscurité une glorieuse lueur qui jaillit éternellement de la porte de la loi. À présent, il n'a plus longtemps à vivre. Avant sa mort toutes les expériences de tant d'années, accumulées dans sa tête, vont aboutir à une question que jusqu'alors il n'a pas encore posée au gardien. Il lui fait signe, parce qu'il ne peut plus redresser son corps roidi. Le gardien de la porte doit se pencher bien bas, car la différence de taille s'est modifiée à l'entier désavantage de l'homme de la campagne. «Que veux-tu donc savoir encore?» demande le gardien. «Tu es insatiable.» «Si chacun aspire à la loi», dit l'homme, «comment se fait-il que durant toutes ces années personne autre que moi n'ait demandé à entrer?» Le gardien de la porte, sentant venir la fin de l'homme, lui rugit à l'oreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte: «Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n'était faite que pour toi. Maintenant, je m'en vais et je ferme la porte.»
Franz Kafka, Devant la loi - Le procès (coll. Folio/Gallimard, 1998)
00:15 Écrit par Claude Amstutz dans Films inoubliables, Franz Kafka, Littérature étrangère, Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : auteurs; littérature; film; livres; | | Imprimer | Facebook |
Philippe Claudel 1a
Bloc-Notes, 23 septembre / Les Saules
Un des thèmes majeurs de l'oeuvre de Philippe Claudel, repose sur la conscience de l'individu confronté à celle de la société, habile à le blesser, le broyer, le détruire. Il nous l'a brillamment démontré avec Les âmes grises et, plus récemment, avec Le rapport de Brodeck. Il en va de même pour L'enquête, sauf que l'auteur n'interroge plus le passé - les horreurs des guerres de 14-18 et 39-45 - mais le monde d'aujourd'hui ou, pour les plus optimistes, celui d'un futur proche.
Dès les premières lignes de ce roman exceptionnel, on songe à Franz Kafka et son court texte intitulé Devant la loi: Un homme est envoyé dans une ville inconnue - par qui, nous ne le saurons jamais - afin d'enquêter au sein d'une Entreprise sur une vague de suicides inexpliqués. A peine parvenu à destination, il réalise que tout concourt à l'empêcher de mener à bien sa mission. Aucun interlocuteur ne répond à ses questions, tantôt le menaçant, tantôt lui prodiguant une sympathie déconcertante. Les lieux eux-mêmes lui semblent inquiétants, hostiles ou irréels.
Toute la ville paraissait se résumer dans l'Entreprise, comme si celle-ci, peu à peu, dans un processus d'expansion que rien n'avait pu freiner, s'était étendue au-delà de ses limites premières, avalant ses périphéries, les digérant, les assimilant en leur instillant sa propre identité. Il se dégageait de tout cela une force mystérieuse qui donna un bref vertige à l'Enquêteur. Lui qui depuis très longtemps avait conscience que sa place dans le monde et la société relevait de l'échelle microscopique découvrait, face à ce paysage de la démesure de l'Entreprise, une autre forme de malaise, celui de son anonymat. En plus de savoir qu'il n'était rien, il se rendait compte soudain qu'il n'était personne.
Avec la désagréable impression d'être constamment épié par des yeux invisibles, d'être transparent pour tous ceux qu'il côtoie, en proie à des cauchemars dont il se demande s'ils sont le fruit de son imagination ou le reflet de la réalité, notre Enquêteur va, avec l'énergie du désespoir, s'obstiner à vouloir lever le voile de cette pieuvre qui absorbe tout - jusqu'aux âmes - et le fait ressembler à une souris de laboratoire qui s'égare de plus en plus loin - jusqu'à la perte de son identité - dans un monde qui l'écrase. Notre monde? Il n'est plus temps de descendre dans les rues et de couper la tête aux rois. Il n'y a plus de rois depuis bien longtemps. Les monarques aujourd'hui n'ont plus ni tête ni visage.
Voyage au coeur de l'absurde, de l'aliénation et du doute, cette histoire se lit comme une fable cruelle et terrifiante sur l'individu incapable désormais de tirer la moindre des ficelles à son avantage, à force de ne plus chercher un sens à sa vie, de n'oser dire non à l'intolérable, à l'humiliation, à l'indifférence, devenu un robot à la voix synthétique tel celui que nous entendons chaque matin dans les autobus, les gares ou les aéroports.
On l'aime bien, cet Enquêteur pourtant ordinaire, mais consciencieux, honnête. On s'accroche à lui, seul contre tous semble-t-il capable encore d'éprouver de la compassion ou un sursaut de révolte malgré tous les obstacles qui lui sont tendus, soucieux d'accomplir sa mission: Son unique raison de vivre. Mais pour lui aussi, n'est-il pas déjà trop tard? Avez-vous conscience que vous ne parlez que par fonction depuis le début de notre entretien? Vous êtes l'Enquêteur, vous évoquez le Policier, le Guide, le Veilleur, le Serveur, le Garde, le Responsable, le Vigile, le Fondateur. Vous n'employez jamais de noms propres, ni pour vous, ni pour les autres. (...) Vous déniez toute humanité, en vous et autour de vous. Vous regardez les hommes et le monde comme un système impersonnel et asexué de fonctions, de rouages, un grand mécanisme sans intelligence...
Un dernier personnage, l'Ombre, délivrera la clef à notre homme, mais à quel prix? Chapitre manquant au meilleur des mondes possibles, ce livre à peine refermé, on s'interroge: Avons-nous traversé un mauvais rêve ou nos pieds foulent-ils les eaux immobiles d'une réalité qui nous colle à la peau et se révèle à nous dans toute sa monstruosité? Certains chapitres, dont celui consacré aux Déplacés, ne laissent planer aucun doute...
Philippe Claudel, L'enquête (Stock, 2010)
00:15 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Franz Kafka, Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
22/09/2010
Le poème de la semaine
René de Obaldia
Une jeune fille au fond de mon coeur
Lave mes péchés, lave mes péchés.
Une jeune fille morte de bonheur
Et qui vit en moi pour l'éternité.
Lave mes péchés dans une eau si claire
Que tous les aveugles pourraient y boire.
Le loup et l'agneau sont maintenant frères,
Qu'il fait bon trouver cet heureux lavoir!
Deux colombes d'or forment sa poitrine,
Sa bouche est le temple où souffle l'Esprit
Son ventre est plus doux que celui des tombes
Dans ses mains de neige un feu se nourrit.
Parfois je m'endors contre sa poitrine.
Et tous mes péchés qui s'en vont à l'eau
Feraient de mon âme une âme orpheline
Mais la jeune fille l'habille d'oiseaux.
Un soleil m'éclaire qui vient de très loin
Un soleil de chair que je peux toucher
Et la joie est là comme un fin clocher
Et le ciel a pris une odeur de foin.
Jeune fille pure ô ma belle épée
Riant aux éclats devant la douleur,
Je te porterai le long des années
Plus loin que la mer où sombrent nos coeurs.
Le long des années qui deviennent blanches
Et la neige tombe aux mains des enfants
Je te porterai mon premier Dimanche
Plus loin que la mer et la fin des temps.
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |