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13/11/2010

Relire Albert Camus 6/6

Bloc-Notes, 13 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - VI

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Regardez, la neige tombe! Oh, il faut que je sorte! Amsterdam endormie dans la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les petits ponts neigeux, les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive, avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s'ébouriffent contre les vitres. Ce sont les colombes, sûrement. Elles se décident enfin à descendre, ces chéries, elles couvrent les eaux et les toits d'une épaisse couche de plumes, elles palpitent à toutes les fenêtres. Quelle invasion! Espérons qu'elles apportent la bonne nouvelle. Tout le monde sera sauvé, hein, et pas seulement les élus...

Albert Camus, La chute

Très chère amie,

Je n'ai pas le don des larmes - cet éclair obscur capable d'illuminer les âmes d'exception - qui gagne tant de monde quand le paysage vire au gris, qu'une femme vous quitte, qu'un chèque en bois scelle votre destinée ou que le couperet tombe sur nos semblables. Il en est ainsi depuis ce jour fatidique dont je vous parlerai plus loin. Ah, l'insupportable compréhension des hommes qui m'ont alors couvert de leur mansuétude, de leur prévenance, de leur consolation, résonnant à mes oreilles comme un piano désaccordé! Vraiment je l'affirme: rien ne vaut le silence - même celui de Dieu - à cette mascarade qui voudrait singer l'absence et nous rallier à la meute. 

Mais je m'égare. La nuit tombe sur Venise et m'enveloppe d'une douceur éphémère à laquelle répondent sporadiquement les rires des passants, invisibles le long du Rio Bareteri. Savez-vous pourquoi j'aime tant Venise? Parce que je n'y croise aucun de mes fantômes! Il m'est donc plus aisé d'en parler ici, de préférence à une femme, sensible à la résonance intime, et dont le charme, souvent, m'a enclin aux confidences. Je vais donc vous raconter une histoire qui ressemble à celle du narrateur de La chute, bien que dans un contexte totalement différent.

Voici une vingtaine d'années, jeune assistant d'histoire rattaché au département des Sciences de l'Antiquité, je partageais depuis six mois à Amsterdam, dans Hobbemastraat, un studio avec une jeune fille de mon âge, L., dont j'étais éperdument amoureux. Un jour, alors que je rentrais chez moi, je la vis sur le trottoir d'en face, isolée des autres passants. Je lui fis un signe de la main puis, ne m'ayant pas aperçu, je joignis au geste la parole avec la ferveur d'un chanteur napolitain! Elle s'arrêta, me chercha des yeux et soudain me reconnut. Un sourire désarmant dessina sur ses lèvres la surprise et l'impatience de me rejoindre. Elle se précipita pour traverser la rue, toute entière à son bonheur, sans anticiper le passage d'une voiture. Puis un choc, un cri. La stupeur et l'effroi. Enfin le silence. A quelques mètres de la scène, je demeurai figé, comme si le temps s'était arrêté et que le présent, tout à coup vidé de toute signification, s'abîmait en moi sans fin face au désastre. Le corps de L. semblait endormi. Un mince filet de sang s'écoulait de son oreille, aucun autre indice n'insinuant la trace d'une violence quelconque. Ses yeux qui traduisaient une dernière fois cette détermination et cette fragilité qui m'avaient toujours bouleversé - dont j'ai retrouvé un éclat comparable dans les vôtres - s'accompagnaient d'une muette incompréhension qui demeura figée dans ma mémoire, pour toujours.

Qu'ajouter, sinon que depuis cette mortelle traversée, j'ai fui les églises et pourtant, me croirez-vous si je vous dis que cet événement m'a rapproché de lui, le galiléen, dans la souffrance et la mort sans fondement ni justification? Quant à nos amis les hommes, je les ai évités, eux aussi. A propos, regardez-les, asphyxiés de bonté mais ployant, pour la plupart d'entre eux, sous des croix imaginaires toutes plus lourdes les unes que les autres, immunisés par leurs certitudes contre le malheur! J'ai ainsi choisi, afin de ne pas aggraver leur inconfort, de reprendre goût à la comédie: une manière de garder la main, je l'avoue, car sans ce jeu de scène qui rature le quotidien au gré des vents mauvais, quel fardeau encombrant serions-nous pour tous ces écorchés du coeur?

Reviendrez-vous à Venise, l'année prochaine? Sa lumière discrète invite aux épanchements. Nous n'y parlerons plus d'Albert Camus, mais de vous. De plus, n'avons-nous pas tous - vous aussi je présume - notre cortège de noyés qui ne demandent qu'à revivre, avouez-le... ?  

Je vous abandonne aux paysages d'Amsterdam si admirablement décrits par notre ami Jean-Baptiste Clamence, cités en préambule à cette lettre. Gardez-en l'humeur légère, apaisée où perce, malgré la gravité des propos, une secrète espérance. 

Nous avançons, et rien ne change. Ce n'est pas de la navigation, mais du rêve.

Vous me manquez déjà...

Luc

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)

 

00:51 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Commentaires

J'ai ressorti Camus depuis hier soir.... je voulais vous remercier de m'y avoir ramenée par vos récentes évocations.
C'est un si grand plaisir et je ne me souvenais pas d'avoir lu la chute. L'ai-je lue d'ailleurs ? Bien sûr, je connaissais, je l'ai peut-être même un peu travaillée, mais il me semble la découvrir. C'est le privilège que nous devons au temps qui passe sur nous. Broyés ou polis, nos regards sont nouveaux, nos dimensions nouvelles et les choses ont de tout autres saveurs. Merci Claude et bonne journée.
Mj

Écrit par : Mj | 13/11/2010

Les commentaires sont fermés.