Relire Albert Camus 4/6 (11/11/2010)

Bloc-Notes, 11 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - IV

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Oui, nous avons perdu la lumière, les matins, la sainte innocence de celui qui se pardonne à lui-même.

Albert Camus, La chute

Ma douce amie, 

Je comprends la perplexité qui transpire de votre dernier message. Pas d'issue pensez-vous, à ce tohu bohu rocambolesque qu'est le monde? Pas si vite! Dans les temps forts de notre existence, il y a bien des tentations: celle du suicide par exemple, mais j'y suis peu sensible, car malgré tout, la compagnie des hommes - dont vous faites partie - m'est précieuse, capable de me surprendre et de m'amuser bien davantage que la roulette russe. Il y a aussi le sacrifice, mais tout le monde n'est pas Mère Teresa ou l'Abbé Pierre, et je n'ai guère les dispositions du galiléen! Avec la révolte, tout devient plus intéressant: sans elle, ne sommes-nous pas les otages ou emblèmes de nos merveilleuses démocraties?

Et ce n'est pas tout. Comme moi, sans doute, vous disposez d'un éventail trompeur pour survivre à votre guise: l'ignorance, le mensonge, le cynisme ou l'ironie qui sait si bien tenir à distance la tragédie du réel. L'indifférence aussi, mais dont l'inconvénient est de nous réduire à la médiocrité, à la servilité, à l'insignifiance... Fermez les yeux un instant: vous êtes dans un supermarché, vous n'avez qu'à vous servir parmi ce bric-à-brac que je vous propose, et comme nous sommes presque tous meilleurs comédiens que nous le pensons, notre choix d'un jour risque de passer totalement inaperçu. Tant mieux, car, quelles que soient vos convictions ou stratégies de survie, quel usage en feront donc les autres? Hop, vite: une étiquette qui leur ressemble, les conforte dans leur jugement ou les rassure dans leur tiédeur! Avouez que tout cela prête à rire...

Mais vous m'avez demandé quelle pouvait bien être ma propre voie et je vais tenter au mieux de vous répondre. Pour ce faire, je vais user d'une anecdote: tout à l'heure, avant de vous écrire, je me promenais sans but précis dans le quartier de San Polo, lorsque je me trouvai devant la Basilique de Santa Maria gloriosa dei Frari. Avec un léger pincement au coeur. Une réminiscence. A votre âge, lors de mon premier voyage à Venise, en cette lointaine époque où je fréquentais encore les églises - vous saurez un jour pourquoi il en est ainsi - j'y avais passé un temps certain devant l'Assomption du Titien. Je me souviens de cette foule dense dont je ne percevais, dans mon silence intérieur, que le bruissement des tissus. Le soleil traversait les vitraux, tandis que discrètement, l'organiste du lieu jouait All'Elevazione de Domenico Zipoli. Et je priais, figurez-vous!

Eh bien, aujourd'hui, j'ai franchi la porte de la Basilique à une heure où je n'étais confronté ni aux fidèles, ni aux curieux ou autres amateurs d'art. Ni signe de croix, ni génuflexion, mais devant cette même Assomption du Titien, j'ai pensé à Blaise Pascal: Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. 

Telle est ma réponse. Considérez-la comme un acte notarial dont vous hériterez un jour! J'ajoute que, comme notre ami Jean-Baptiste Clamence dans La chute, je l'aime bien, le galiléen, lui qui a ouvert la voie, fut si peu suivi sinon - comme dans nos idéologies contemporaines ou nos entreprises - sous la forme d'un étendard de réglements, de lois, d'observances. L'aiguillon de la mort, en quelque sorte. Il s'est d'ailleurs bien gardé de la créer, son église - cet ami auquel je parle tous les jours dans ma petite chapelle intérieure qui ressemble à une roulotte de bohémien - car lui, il savait ce qu'il adviendrait...

Restons-en là pour aujourd'hui. Il se fait tard et soudain la fatigue se fait insistante. Demain, je vous partagerai d'autres extraits du livre d'Albert Camus: préparez vos mouchoirs! 

Je me réjouis de vous lire et de vous écrire: quelques battements de coeur sur un sol de granit...

Avec ma sincère amitié,

Luc 

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)

00:03 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |