09/07/2013
Georges Simenon
Georges Simenon, Les mémoires de Maigret (Coll. Livre de poche, 1997)
C'était en 1927 ou 1928. Je n'ai pas la mémoire des dates et je ne suis pas de ceux qui gardent soigneusement des traces écrites de leurs faits et gestes, chose fréquente dans notre métier, qui s'est avérée fort utile à quelques-uns et même parfois profitable. Et ce n'est que tout récemment que je me suis souvenu des cahiers où ma femme, longtemps à mon insu, voire en cachette, a collé les articles de journaux qui me concernaient.
Essentiel pour comprendre l’univers de Simenon, ce roman insolite, tout à fait à part dans son oeuvre, met en scène… Simenon lui-même – sous le nom de Georges Sim, son pseudonyme de jeune écrivain – et Maigret ! Une fantaisie à deux voix où se mêlent la démystification du - roman - policier, la pratique de l’auto-dérision et les réflexions sur la complexité de la vie.
00:28 Écrit par Claude Amstutz dans Georges Simenon, Littérature francophone, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
18/03/2013
Claire Genoux
Claire Genoux, Ses pieds nus (Campiche, 2006)
Sept nouvelles marquées par les blessures non dites, une subtile observation du quotidien, par la difficulté de communiquer et par les sentiments non exprimés, non vécus...
Révélée par ses recueils de poèmes, Soleil ovale en 1997, Saisons du corps en 1999 et L’heure apprivoisée en 2004, Claire Genoux signe ici son second recueil de nouvelles, après Poitrine d’écorce paru en 2000. Un talent fou dans ses deux orientations littéraires, usant d’un style à la fois concret ou réaliste dans certains textes, imaginatif ou presque fantastique dans d’autres. L’imposture, nouvelle majeure de ce nouvel écrit, est à elle seul un petit chef-d’œuvre.
07:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
09/06/2012
Kim Thuy
Kim Thuy, Ru (Liana Levi, 2010)
Le parcours de Nguyen An Tinh ressemble à celui de nombreuses autres femmes, contraintes à fuir le Vietnam à l'arrivée des communistes au pouvoir, pour se réfugier au Québec ou aux Amériques. Pourtant, l'auteur de ce premier roman, par ses souvenirs ou anecdotes puisées dans la quotidien, sait montrer, avec beaucoup de lucidité, de fraîcheur, de contrastes, la singularité de son héroïne qui n'a reçu, pour tout héritage, que la mémoire prolongeant la vie de sa mère jusqu'à l'exil, qui la rend à son tour étrangère aux siens. Au fil de sa destinée où s'entremêlent guerre et paix, elle fait sienne le proverbe qu'elle a autrefois entendu: La vie est un combat où la tristesse entraîne la défaite. Sa survie, puis ses moments de bonheur, n'ont su lui épargner le pire qu'à ce prix.
En français, ru signifie petit ruisseau et au figuré, écoulement (de larmes, de sang, d'argent). En vietnamien, ru signifie berceuse, bercer. (note de l'auteur)
également disponible en format de poche (coll. Piccolo/Liana Levi, 2011 et Livre de Poche/LGF, 2012)
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31/07/2011
Georges Simenon 2/2
Georges Simenon, Pedigree (Coll. Livre de Poche, 2003)
Le 13 février 1903 naît à Liège Roger Mamelin, fils de Désiré, employé d'assurances, et d'Elise Peeters, sans profession. Autour de l'enfant, des oncles et des tantes, des cousins, puis plus tard les pensionnaires auxquels sa mère loue des chambres : tout un monde de personnages avec ses bonheurs et ses malheurs, ses petitesses, ses folies, comme celle de l'oncle Léopold, protecteur de l'anarchiste Marette, coupable d'un attentat. Puis viennent la guerre, les premiers émois sexuels, la révolte aussi, lorsque le jeune garçon prend conscience de sa pauvreté, en même temps que de la médiocrité du monde qui l'environne. Il s'arrêtera in extremis sur le chemin de la délinquance et du vice, résolu à se construire, ailleurs, une autre existence...
Le plus autobiographique de tous les Simenon, sans doute l’un des plus troublants et émouvants. Les descriptions de Liège et de ses petites gens y sont instinctivement poétiques. Tout Simenon ou presque est concentré dans ce roman.
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18/07/2011
J.M.C. Le Clézio
J.M.C. Le Clézio, L'inconnu sur la terre (Coll. Imaginaire/Gallimard, 1999)
Ceci n'est pas tout à fait un essai, pas tout à fait une tentative pour comprendre quelques mystères, ou pour forger quelques mythes. Ceci est une histoire, écrite sur plusieurs cahiers d'écolier italiens, en même temps que, selon un autre mode, et sur des feuilles de papier machine 21 x 27, s'écrivaient les phrases de Mondo et autres histoires. C'est une longue histoire, qui pourrait être celle d'un oiseau, celle d'un poisson et celle d'un arbre, car elle parle beaucoup du ciel, de la mer et de la terre où avancent les racines. A la fin de cette histoire, rien n'a changé, ou presque. Mais c'est comme une très longue journée qui serait passée, depuis la première heure de l'aube jusqu'à la nuit. Ceci est peut-être aussi, tout simplement, l'histoire d'un petit garçon inconnu qui se promène au hasard sur la terre, pas loin de la mer, un peu perdu dans les nuages - et qui aime la lumière extrême du jour... Eloge du regard, de la simplicité, de la magie, du vertige devant les beautés du monde, ce texte célèbre avec les yeux de l’enfance la puissance du rêve, le désir de liberté, l’ancrage dans le réel. Une lecture fluide, poétique, étourdissante – jamais savante ou artificielle - qui illumine le cœur et dont la joie éprouvée ne peut qu’être contagieuse.
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12/04/2011
Constance de Salm
Constance de Salm, Vingt-quatre heures d'une femme sensible (Phébus, 2007)
Véritable petit bijou, ce roman épistolaire publiée en 1824 se présente comme une variation sur la jalousie et ses affres. Confrontée à l'image obsédante de son amant disparaissant dans la calèche d'une autre beauté au sortir de l'opéra, notre héroïne tente de comprendre et de calmer les milles émotions qui l'assaillent. Au cours d'une nuit d'insomnie et d'une journée perdue à guetter un signe de celui qui, semble-t-il, vient de la trahir, elle ne trouve d'autre consolation que de lui écrire. Quarante-quatre lettres pour dire vingt-quatre heures de fièvres, de doutes et de désespoir.
A ranger aux côtés de la Lettre à une inconnue de Stefan Zweig et Laissez-moi de Marcelle Sauvageot, ce texte est une célébration de l’amour conquis au jour le jour avec détermination et bonheur, dans un style admirable. A découvrir, vite …
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13/11/2010
Relire Albert Camus 6/6
Bloc-Notes, 13 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue - VI
Regardez, la neige tombe! Oh, il faut que je sorte! Amsterdam endormie dans la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les petits ponts neigeux, les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive, avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s'ébouriffent contre les vitres. Ce sont les colombes, sûrement. Elles se décident enfin à descendre, ces chéries, elles couvrent les eaux et les toits d'une épaisse couche de plumes, elles palpitent à toutes les fenêtres. Quelle invasion! Espérons qu'elles apportent la bonne nouvelle. Tout le monde sera sauvé, hein, et pas seulement les élus...
Albert Camus, La chute
Très chère amie,
Je n'ai pas le don des larmes - cet éclair obscur capable d'illuminer les âmes d'exception - qui gagne tant de monde quand le paysage vire au gris, qu'une femme vous quitte, qu'un chèque en bois scelle votre destinée ou que le couperet tombe sur nos semblables. Il en est ainsi depuis ce jour fatidique dont je vous parlerai plus loin. Ah, l'insupportable compréhension des hommes qui m'ont alors couvert de leur mansuétude, de leur prévenance, de leur consolation, résonnant à mes oreilles comme un piano désaccordé! Vraiment je l'affirme: rien ne vaut le silence - même celui de Dieu - à cette mascarade qui voudrait singer l'absence et nous rallier à la meute.
Mais je m'égare. La nuit tombe sur Venise et m'enveloppe d'une douceur éphémère à laquelle répondent sporadiquement les rires des passants, invisibles le long du Rio Bareteri. Savez-vous pourquoi j'aime tant Venise? Parce que je n'y croise aucun de mes fantômes! Il m'est donc plus aisé d'en parler ici, de préférence à une femme, sensible à la résonance intime, et dont le charme, souvent, m'a enclin aux confidences. Je vais donc vous raconter une histoire qui ressemble à celle du narrateur de La chute, bien que dans un contexte totalement différent.
Voici une vingtaine d'années, jeune assistant d'histoire rattaché au département des Sciences de l'Antiquité, je partageais depuis six mois à Amsterdam, dans Hobbemastraat, un studio avec une jeune fille de mon âge, L., dont j'étais éperdument amoureux. Un jour, alors que je rentrais chez moi, je la vis sur le trottoir d'en face, isolée des autres passants. Je lui fis un signe de la main puis, ne m'ayant pas aperçu, je joignis au geste la parole avec la ferveur d'un chanteur napolitain! Elle s'arrêta, me chercha des yeux et soudain me reconnut. Un sourire désarmant dessina sur ses lèvres la surprise et l'impatience de me rejoindre. Elle se précipita pour traverser la rue, toute entière à son bonheur, sans anticiper le passage d'une voiture. Puis un choc, un cri. La stupeur et l'effroi. Enfin le silence. A quelques mètres de la scène, je demeurai figé, comme si le temps s'était arrêté et que le présent, tout à coup vidé de toute signification, s'abîmait en moi sans fin face au désastre. Le corps de L. semblait endormi. Un mince filet de sang s'écoulait de son oreille, aucun autre indice n'insinuant la trace d'une violence quelconque. Ses yeux qui traduisaient une dernière fois cette détermination et cette fragilité qui m'avaient toujours bouleversé - dont j'ai retrouvé un éclat comparable dans les vôtres - s'accompagnaient d'une muette incompréhension qui demeura figée dans ma mémoire, pour toujours.
Qu'ajouter, sinon que depuis cette mortelle traversée, j'ai fui les églises et pourtant, me croirez-vous si je vous dis que cet événement m'a rapproché de lui, le galiléen, dans la souffrance et la mort sans fondement ni justification? Quant à nos amis les hommes, je les ai évités, eux aussi. A propos, regardez-les, asphyxiés de bonté mais ployant, pour la plupart d'entre eux, sous des croix imaginaires toutes plus lourdes les unes que les autres, immunisés par leurs certitudes contre le malheur! J'ai ainsi choisi, afin de ne pas aggraver leur inconfort, de reprendre goût à la comédie: une manière de garder la main, je l'avoue, car sans ce jeu de scène qui rature le quotidien au gré des vents mauvais, quel fardeau encombrant serions-nous pour tous ces écorchés du coeur?
Reviendrez-vous à Venise, l'année prochaine? Sa lumière discrète invite aux épanchements. Nous n'y parlerons plus d'Albert Camus, mais de vous. De plus, n'avons-nous pas tous - vous aussi je présume - notre cortège de noyés qui ne demandent qu'à revivre, avouez-le... ?
Je vous abandonne aux paysages d'Amsterdam si admirablement décrits par notre ami Jean-Baptiste Clamence, cités en préambule à cette lettre. Gardez-en l'humeur légère, apaisée où perce, malgré la gravité des propos, une secrète espérance.
Nous avançons, et rien ne change. Ce n'est pas de la navigation, mais du rêve.
Vous me manquez déjà...
Luc
Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:51 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
12/11/2010
Relire Albert Camus 5/6
Bloc-Notes, 12 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue - V
Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie, qui, sûrement, dormait déjà. J'étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quai en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui s'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu'il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J'ai oublié ce que j'ai pensé alors. "Trop tard, trop loin..." ou quelque chose de ce genre. J'écoutais toujours, immobile. Puis à petits pas, sous la pluie, je m'éloignai. Je ne prévins personne.
(...)
Ne sommes-nous pas tous semblables, parlant sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions bien que nous connaissions d'avance les réponses? Alors racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années,n'ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche: "O jeune fille, jette-toi encore dans l'eau pour que j'aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux!"
Albert Camus, La chute
Mon amie,
Ainsi donc vous êtes musicienne? Violoniste... J'aurais dû m'en douter! Alors vous comprendrez sans doute à la lumière de ces derniers extraits - dont je vous parlerai demain - pourquoi certaines oeuvres musicales me sont devenues insoutenables. Sublimes, bouleversantes, inoubliables certes, mais réduites au secret qui nous ronge, impuissants, comme un cancer inéluctable. Voulez-vous un exemple? Prenez l'adagio de la 6e symphonie de Gustave Mahler, et vous m'en direz des nouvelles! L'amour, le sang et la croix réunis...
Je vous enverrai demain un dernier mot avant votre départ pour Londres. Quant à moi, je prépare mes bagages pour regagner Amsterdam où je réside depuis de longues années. Quelle coïncidence! Ne dit-on pas que c'est la Venise du Nord?
J'attends impatiemment de vous lire, curieux de savoir si un serrement de coeur vous étreint à la lecture de ces quelques lignes de La chute. Les vôtres me sont un enchantement.
Votre ami,
Luc
Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
11/11/2010
Relire Albert Camus 4/6
Bloc-Notes, 11 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue - IV
Oui, nous avons perdu la lumière, les matins, la sainte innocence de celui qui se pardonne à lui-même.
Albert Camus, La chute
Ma douce amie,
Je comprends la perplexité qui transpire de votre dernier message. Pas d'issue pensez-vous, à ce tohu bohu rocambolesque qu'est le monde? Pas si vite! Dans les temps forts de notre existence, il y a bien des tentations: celle du suicide par exemple, mais j'y suis peu sensible, car malgré tout, la compagnie des hommes - dont vous faites partie - m'est précieuse, capable de me surprendre et de m'amuser bien davantage que la roulette russe. Il y a aussi le sacrifice, mais tout le monde n'est pas Mère Teresa ou l'Abbé Pierre, et je n'ai guère les dispositions du galiléen! Avec la révolte, tout devient plus intéressant: sans elle, ne sommes-nous pas les otages ou emblèmes de nos merveilleuses démocraties?
Et ce n'est pas tout. Comme moi, sans doute, vous disposez d'un éventail trompeur pour survivre à votre guise: l'ignorance, le mensonge, le cynisme ou l'ironie qui sait si bien tenir à distance la tragédie du réel. L'indifférence aussi, mais dont l'inconvénient est de nous réduire à la médiocrité, à la servilité, à l'insignifiance... Fermez les yeux un instant: vous êtes dans un supermarché, vous n'avez qu'à vous servir parmi ce bric-à-brac que je vous propose, et comme nous sommes presque tous meilleurs comédiens que nous le pensons, notre choix d'un jour risque de passer totalement inaperçu. Tant mieux, car, quelles que soient vos convictions ou stratégies de survie, quel usage en feront donc les autres? Hop, vite: une étiquette qui leur ressemble, les conforte dans leur jugement ou les rassure dans leur tiédeur! Avouez que tout cela prête à rire...
Mais vous m'avez demandé quelle pouvait bien être ma propre voie et je vais tenter au mieux de vous répondre. Pour ce faire, je vais user d'une anecdote: tout à l'heure, avant de vous écrire, je me promenais sans but précis dans le quartier de San Polo, lorsque je me trouvai devant la Basilique de Santa Maria gloriosa dei Frari. Avec un léger pincement au coeur. Une réminiscence. A votre âge, lors de mon premier voyage à Venise, en cette lointaine époque où je fréquentais encore les églises - vous saurez un jour pourquoi il en est ainsi - j'y avais passé un temps certain devant l'Assomption du Titien. Je me souviens de cette foule dense dont je ne percevais, dans mon silence intérieur, que le bruissement des tissus. Le soleil traversait les vitraux, tandis que discrètement, l'organiste du lieu jouait All'Elevazione de Domenico Zipoli. Et je priais, figurez-vous!
Eh bien, aujourd'hui, j'ai franchi la porte de la Basilique à une heure où je n'étais confronté ni aux fidèles, ni aux curieux ou autres amateurs d'art. Ni signe de croix, ni génuflexion, mais devant cette même Assomption du Titien, j'ai pensé à Blaise Pascal: Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter.
Telle est ma réponse. Considérez-la comme un acte notarial dont vous hériterez un jour! J'ajoute que, comme notre ami Jean-Baptiste Clamence dans La chute, je l'aime bien, le galiléen, lui qui a ouvert la voie, fut si peu suivi sinon - comme dans nos idéologies contemporaines ou nos entreprises - sous la forme d'un étendard de réglements, de lois, d'observances. L'aiguillon de la mort, en quelque sorte. Il s'est d'ailleurs bien gardé de la créer, son église - cet ami auquel je parle tous les jours dans ma petite chapelle intérieure qui ressemble à une roulotte de bohémien - car lui, il savait ce qu'il adviendrait...
Restons-en là pour aujourd'hui. Il se fait tard et soudain la fatigue se fait insistante. Demain, je vous partagerai d'autres extraits du livre d'Albert Camus: préparez vos mouchoirs!
Je me réjouis de vous lire et de vous écrire: quelques battements de coeur sur un sol de granit...
Avec ma sincère amitié,
Luc
Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
09/11/2010
Relire Albert Camus 3/6
Bloc-Notes, 9 novembre / Les Saules
Lettre à une inconnue III
Tenez, savez-vous pourquoi on l'a crucifié, l'autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d'un homme. (...) La vraie raison est qu'il savait, lui, qu'il n'était pas tout à fait innocent. S'il ne portait pas le poids de la faute dont on l'accusait, il en avait commis d'autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignorait-il d'ailleurs? Il était à la source, après tout; il avait dû entendre parler d'un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l'emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui? Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux lui faisaient horreur. Mais, tel qu'il était, je suis sûr qu'il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu'on devine dans tous ses actes, n'était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation? La plainte s'élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant!
Sachant ce qu'il savait, connaissant tout de l'homme, confronté jour et nuit à son crime innocent, il devenait trop difficile pour lui de se maintenir et de continuer. Il valait mieux en finir, ne pas se défendre, mourir, pour ne plus être seul à vivre et pour aller ailleurs, là où, peut-être, il serait soutenu. Il n'a pas été soutenu, il s'en est plaint et pour tout achever, on l'a censuré. Oui, c'est le troisième évangéliste, je crois, qui a commencé de supprimer sa plainte. "Pourquoi m'as tu abandonné?" c'était un cri séditieux, n'est-ce pas? Alors, les ciseaux! Notez d'ailleurs que si Luc n'avait rien supprimé, on aurait à peine remarqué la chose: elle n'aurait pas pris tant de place, en tous cas. Ainsi, le censeur crie ce qu'il proscrit. L'ordre du monde aussi est ambigu.
Il n'empêche que le censuré, lui, n'a pas pu continuer. Et je sais, cher, ce dont je parle. Il fut un temps où j'ignorais, à chaque minute, comment je pourrais atteindre la suivante. Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l'amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais, dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà ce qui est surhumain, vous pouvez m'en croire. Il a crié son agonie et c'est pourquoi je l'aime, mon ami, qui est mort sans savoir.
Albert Camus, La chute
Ma tendre amie,
Comme convenu, je ne ferai aucun commentaire de ce texte, aujourd'hui. Ces quelques lignes n'ont d'autre dessein que celui de vous remercier: votre lettre me fut remise ce matin, à mon hôtel. J'y apprends que votre convalescence touche à sa fin - je ne vous savais pas souffrante - et forme mes voeux les meilleurs pour que bientôt les étoiles dansent dans vos yeux avec allégresse.
Il me reste tant à vous dire...
Avec toute mon amitié,
Luc
Albert Camus, La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)
00:13 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |