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12/11/2010

Relire Albert Camus 5/6

Bloc-Notes, 12 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - V

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Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie, qui, sûrement, dormait déjà. J'étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quai en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui s'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu'il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J'ai oublié ce que j'ai pensé alors. "Trop tard, trop loin..." ou quelque chose de ce genre. J'écoutais toujours, immobile. Puis à petits pas, sous la pluie, je m'éloignai. Je ne prévins personne.

(...)

Ne sommes-nous pas tous semblables, parlant sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions bien que nous connaissions d'avance les réponses? Alors racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années,n'ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche: "O jeune fille, jette-toi encore dans l'eau pour que j'aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux!" 

Albert Camus, La chute

Mon amie,

Ainsi donc vous êtes musicienne? Violoniste... J'aurais dû m'en douter! Alors vous comprendrez sans doute à la lumière de ces derniers extraits - dont je vous parlerai demain - pourquoi certaines oeuvres musicales me sont devenues insoutenables. Sublimes, bouleversantes, inoubliables certes, mais réduites au secret qui nous ronge, impuissants, comme un cancer inéluctable. Voulez-vous un exemple? Prenez l'adagio de la 6e symphonie de Gustave Mahler, et vous m'en direz des nouvelles! L'amour, le sang et la croix réunis...

Je vous enverrai demain un dernier mot avant votre départ pour Londres. Quant à moi, je prépare mes bagages pour regagner Amsterdam où je réside depuis de longues années. Quelle coïncidence! Ne dit-on pas que c'est la Venise du Nord?  

J'attends impatiemment de vous lire, curieux de savoir si un serrement de coeur vous étreint à la lecture de ces quelques lignes de La chute. Les vôtres me sont un enchantement.

Votre ami,

Luc 

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007) 

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

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