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19/09/2010

La citation du jour

Christian Bobin

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Un homme arrive au paradis. Il demande à un ange de lui montrer le chemin qu'ont dessiné ses pas su terre. Par curiosité. Par enfantin désir de voir et de savoir. Rien de plus simple, dit l'ange, allez vers cette fenêtre et regardez. L'homme approche son visage de la vitre et contemple la trace de ses pas sur la terre, depuis son enfance jusqu'à son dernier souffle. Quelque chose l'étonne: parfois il n'y a plus de traces. Parfois le chemin s'interrompt et ne reprend que bien plus loin. Ces absences, dit l'ange, correspondent à ces jours où votre vie était trop lourde pour que vous puissiez la porter. Je vous prenais donc dans mes bras, jusqu'au jour suivant, où la joie vous revenait et vos forces avec elle. Si je dispose cette fable au seuil de ce livre, c'est que je n'ai jamais écrit qu'ainsi: porté par plus léger que moi, dans les bras - non pas de l'ange - mais de la vie passante, de l'étincelante rumeur de vivre. 

Christian Bobin, La vie passante (Fata Morgana, 1990)

 

00:06 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : citations; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/09/2010

Le poème de la semaine

Louis Calaferte


Si vous êtes raisonnables toute la semaine

Si vous faites bien vos devoirs

Si vous apprenez bien vos leçons

Si vous ne vous battez pas avec vos camarades

Si vous ne tirez pas la queue du chien

Si vous mangez bien votre soupe

Si vous ne faites pas crier votre grand-mère

Si vous vous lavez les mains avant de vous mettre à table

Si vous vous brossez bien les dents

Si vous allez vous coucher sans pleurer

Si vous faites votre prière tout seuls

Si vous êtes bien sages avec maman

Dimanche on ira voir papa à l'asile


Je vous laisse tomber. Je ne marche pas dans vos conneries d'avenir idyllique.

 

Quelques traces de craie dans le ciel,

Anthologie poétique francophone du XXe siècle

06:01 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/09/2010

La citation du jour

Charles Baudelaire 

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On dirait encore une de ces robes étranges de danseuses, où une gaze transparente et sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d'une jupe éclatante, comme sous le noir présent transperce le délicieux passé; et les étoiles vacillantes d'or et d'argent, dont elle est semée, représentent ces feux de la fantaisie qui ne s'allument bien que sous le deuil profond de la nuit.

Charles Baudelaire, Le crépuscule du soir / Le spleen de Paris (coll. Poésie/Gallimard, 2006)

00:21 Écrit par Claude Amstutz dans Charles Baudelaire, La citation du jour | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citations; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/09/2010

Le poème de la semaine

Andrée Chedid


Nos jours sont éphémères

Plus rapides que le temps

La clarté nous surprend

Déjà c'est crépuscule


C'est si court

Un seul jour

Mais si vaste à la fois

Chaque journée est une fête

Une vraie épiphanie


Pleine de tous les rêves

De toutes les panoplies

Dont le futur est maître

Retenant nos mémoires

Et chroniques du temps

Si longue est notre vie


Ces journées éphémères

Pas le temps

De les perdre

Si brève est notre vie!


Quelques traces de craie dans le ciel,

Anthologie poétique francophone du XXe siècle

00:22 Écrit par Claude Amstutz dans Andrée Chedid, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/09/2010

Jean d'Ormesson

Bloc-Notes, 9 septembre / Les Saules

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Je ne me suis jamais ennuyé avec Jean d'Ormesson, parce qu'il aime la vie, parce qu'il aime le monde et que je partage bon nombre de ses valeurs: l'insolence, l'ironie, la gratitude, l'ordre, l'admiration, la gaieté, le présent, les contradictions de l'existence, les commencements, la Méditerranée, Saint Augustin, Ernst Lubitsch, George Cukor...

Il en parle avec ardeur, passion et humour, souvent: Je mourrai. J'aurais vécu. Je me suis souvent demandé ce que j'avais fait de ma vie. La réponse était assez claire: je l'ai aimée. J'ai beaucoup aimé ce monde. (...) Je sais que j'y ai été heureux. Intarissable, dans son dernier ouvrage, C'est une chose étrange à la fin que le monde, il embarque ses lecteurs pour un formidable tour du monde de la pensée qui s'étend des origines de l'univers à nos jours, croisant la route des philosophes, des religieux, des scientifiques, des bâtisseurs, des conquérants, des écrivains, dans ce labyrinthe du réel qui prétend tout expliquer mais échoue devant le mystère de la vie, de la raison d'être, du sens de tous ces bouillonnements de la création. Sous l'oeil parfois amusé du Vieux - dans son livre - c'est-à-dire Dieu en personne.

Vallée de larmes et de roses - selon sa propre expression - il réserve à la vie des pages éblouissantes: Le présent est une prison sans barreaux, un filet invisible, sans odeur et sans masse, qui nous enveloppe de partout. Il n'a ni apparence ni existence, et nous n'en sortons jamais. Aucun corps, jamais, n'a vécu ailleurs que dans le présent, aucun esprit, jamais, n'a rien pensé qu'au présent. C'est dans le présent que nous nous souvenons du passé, c'est dans le présent que nous nous projetons dans l'avenir. Le présent change tout le temps et il ne cesse jamais d'être là. Et nous en sommes prisonniers. Passagère et précaire, affreusement temporaire, coincée entre un avenir qui l'envahit et un passé qui la ronge, notre vie ne cesse jamais de se dérouler dans un présent éternel - ou quasi éternel - toujours en train de s'évanouir et toujours en train de renaître.

Le Temps, comme dans la plupart de ses écrits, occupe une place prépondérante, mais par une approche à la fois ingénieuse et légère, un style épuré qui se concentre sur l'essentiel de ses interrogations: Tout ce qui est né mourra. Tout ce qui est apparu dans le temps disparaîtra dans le temps. Au commencement des choses, il y a un peu moins de quatorze milliards d'années, il n'y avait que de l'avenir. A la fin de ce monde et du temps, il n'y aura plus que du passé. Toute l'espérance des hommes se sera changée en souvenir. En souvenir pour qui?

Un bon livre, ce Jean d'Ormesson? Le meilleur - à mon avis - depuis C'était bien (Gallimard 2003) car pour paraphraser son auteur, j'en sors changé, bousculé et moins égaré, conscient de ma chance inouïe d'être vivant, de connaître des fragments d'espérance, de bonheur et de confiance.

Pour terminer, une anecdote un peu caustique du Vieux à qui il fait dire: Il n'y a que les Suisses dont j'aurais un peu de mal à raconter quoique ce soit. Ils sont heureux dans leurs montagnes où ils passent leur temps à élever des vaches et des comptes en banque. Dieu est un peu sévère! Cela dit, Jean d'Ormesson se rachète une conduite en citant L'usage du monde de Nicolas Bouvier, que plus jeune, il emportait avec lui...

Jean d'Ormesson, C'est une chose étrange à la fin que le monde (Laffont, 2010)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Jean d'Ormesson, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/09/2010

Sophie Fontanel

Bloc-Notes, 6 septembre / Les Saules

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La narratrice de ce récit a beaucoup de chance. auprès d'une mère comme la sienne - avec son sourire qui donne accès à la splendeur du monde - et elle le lui rend bien, à ce moment crucial de l'existence que nous redoutons tous, pour autant que nous aimions nos parents: La vieillesse, les accidents, la maladie, la dépendance réciproque, la proximité de la perte, le deuil.

A la première chute de sa maman, elle est désemparée. Le ciel lui tombe sur la tête: Une mère à terre, je pensais qu'il suffisait de la soulever (à deux, avec la gardienne de l'immeuble), de la remettre dans son lit pour que ça se tasse. Que le rétablissement se goupille de lui-même. Eh bien, j'ai appris. Dans son lit, avec deux fractures et des ligaments déchirés, ma mère se laissait mourir. Elle refusait que j'appelle une ambulance. Refusait le médecin. Refusait les soins. Refusait la nourriture. Refusait l'eau comme s'il se fût agi d'un breuvage où l'on aurait glissé des gouttes susceptibles de tuer sa résistance. Une porte blindée, ma mère. Refusait bien sûr de sourire, et quelle naïveté aussi j'avais de le lui demander dans une pareille détresse.

Pourtant, elle tient bon. Par amour pour sa mère de quatre-vingt six ans, indépendante, qui n'aime pas déranger, elle accepte de s'occuper d'elle au quotidien, subissant de plein fouet ses chutes répétitives, ses pertes de mémoire aussi. Elle connaît les couloirs des hôpitaux, les infirmières et les aides ménagères - dont elle parle avec une bienveillance naturelle - puis les maisons de repos, les soins. L'équilibre de sa propre vie s'en trouve mis à rude épreuve. Un jour, une de ses amies donne un sens à sa douleur et à son impuissance, en lui confiant: Ta maman est tombée encore une fois? Pauvre, pauvre, maman, je sais ce que tu ressens. Oh je sais que la vieille personne c'est toi-même. C'est à toi dans ces moments-là chaque minuscule vertèbre qui sort du dos de la personne âgée, des épines d'hippocampe, et ça lui fait si mal si on oublie de lui mettre les coussins. C'est à toi cette défaite, c'est ta pesanteur, et c'est toi aussi qui pèses ce poids de la vieille personne, et je sais que même la plus légère est insupportable, c'est à toi cette fin de vie...

Si le sujet du livre de Sophie Fontanel - probablement une autofiction - est grave, il est cependant parcouru par un formidable élan d'amour et de gratitude qui, la plupart du temps, transfigure jusqu'aux instants les plus pénibles. S'y ajoute une écriture pleine de fraîcheur qui vole de page en page comme une canne invisible auprès de cette mère qui ne veut pas disparaître: Sa meilleure amie sur terre. Elle saisit avec beaucoup de tendresse et d'humour les petits riens de ce quotidien à l'étroit qui font toute la différence: Sa gourmandise, ses coquetteries, ses espiègleries, ses rêves, ses désirs de croquer la vie à pleines dents, aujourd'hui, auprès de sa fille chérie.

Cette dernière grandira. Elle apprendra qu'être solidaire, c'est anticiper; que ce temps qui s'inverse, où la mémoire s'en va, paradoxalement s'accompagne d'une lucidité accrue; qu'une mère à de droit de céder au découragement; que l'amour partagé distille la force, le courage, le rire. Reste l'interrogation, à l'adresse de nous qui pour un temps encore foulons avec allégresse la terre sous nos pieds: Je pense qu'un jour moi aussi, je serai âgée, moi aussi je passerai un cap et je devrai m'en remettre à la bienveillance d'autrui. Lorsque ce jour viendra, qui dans ce monde pourra faire pour moi ce que je fais pour ma mère? Qui sera présent? Qui me soutiendra quand, à mon tour, je serai une personne vulnérable? Et est-ce que je me tuerai un jour, pour cause de ce manque d'amour très particulier qui est le manque d'aide?

L'amour vrai est éternel, selon Balzac, infini et toujours semblable à lui-même. Il est égal et pur, sans démonstrations violentes: On le voit avec les poils blancs et est toujours jeune au coeur.

Une première clef qui ouvre bien des tiroirs secrets...

Sophie Fontanel, Grandir (Laffont, 2010)

 

 

 

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/09/2010

Pascal Mercier

Bloc-Notes, 3 septembre / Les Saules

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Le dernier roman de Pascal Mercier, Léa, est l'un des points forts de cette rentrée littéraire, du côté des auteurs suisses. Paru en langue originale allemande en 2007, il nous expose l'histoire de deux hommes, Martjn van Vliet et Adrian Herzog, qui font connaissance dans un café en Provence. Découvrant qu'ils sont tous deux originaires de Berne, ils sympathisent, et lors de leur voyage de retour en Suisse, Van Vliet confie à son ami de passage l'éblouissement et le drame de sa vie: Léa, sa fille. Depuis le décès de sa mère Cécile, elle est renfermée, figée, comme retirée du monde, jusqu'au jour où, à l'âge de huit ans, en pleine gare de Berne, elle entend un violoniste des rues jouer une partita de Bach. Elle sent instantanément que son salut - ou sa libération - passe par l'exercice de cet instrument. Elle s'avère très vite exceptionnelle, enchaînant les succès. Mais est-elle guérie pour autant?

 

 


Méditation sur l'art, source d'épanouissement mais aussi d'éloignement des autres, Léa ravira sans doute tous les mélomanes. Un des aspects les plus poignants est la mélancolie de Van Vliet qui réalise, impuissant, que sa fille - de plus en plus immergée dans son monde - s'éloigne à tout jamais, à proportion des efforts qu'il opère pour se rapprocher d'elle.

Adulée par les connaisseurs et ses proches, Léa pourtant, sent que son propre destin lui échappe, réveille son agressivité, son trouble, sa peur du naufrage. Un des passages les plus poignants, dans la dernière partie du livre, dépeint admirablement cette sensibilité exacerbée, sur tous les registres: Léa jouait, comme quelque temps auparavant chez nous dans la cage d'escalier, la musique que nous avions entendue autrefois dans la gare de Berne. Elle jouait comme jamais je ne l'avais entendue: furieusement, avec des coups d'archet si violents qu'ils raclaient les cordes, les crins blancs se cassaient l'un après l'autre et ils lui fouettaient le visage, c'était un spectacle de défi, de désespoir et d'abandon, des paupières closes s'échappaient des coulées de mascara, à présent, on voyait aussi les larmes, Léa luttait contre elles, un dernier combat, c'était encore une violoniste qui se défendait, de ses doigts fermes, contre l'assaut intérieur, elle pressait ses paupières contre les prunelles de ses yeux, pressait et pressait, l'archet glissa, les sons dérapèrent, une femme à côté de moi aspira l'air, épouvantée, et alors Léa, les yeux pleins de larmes, abaissa son violon.

On peut regretter, avec un sujet aussi original ouvrant sur tant d'aspects liés à l'expression artistique, que Pascal Mercier ne se soit pas davantage concentré sur l'intériorité de Léa - ses rapports avec la musique, sa perception des autres, sa quête obsédante de perfection - plutôt qu'au seul amour inachevé entre un père et sa fille. Enfin, la construction narrative choisie, par les confidences faites plutôt que suggérées par Van Vliet, coupe court à toute progression dramatique. Le lecteur sait à chaque tournant de page, ce qu'il va advenir. Aucune surprise donc, et sur le plan romanesque c'est vraiment dommage...  

Ces réserves faites, l'auteur de Train de nuit pour Lisbonne et L'accordeur de pianos, par ses études de caractère - jusque dans les personnages secondaires de Marie ou Lévy - et un thème captivant, se laisse lire avec beaucoup de plaisir. Il lui manque peu de choses, somme toute, pour figurer parmi les meilleurs... 

Pascal Mercier, Léa (Libella/Maren Sell, 2010)


07:51 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; romans; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/09/2010

Le poème de la semaine

Paul Eluard


Notre vie tu l'as faite elle est ensevelie

Aurore d'une ville un beau matin de mai

Sur laquelle la terre a refermé son poing

Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires

Et la mort entre en moi comme dans un moulin


Notre vie disais-tu si contente de vivre

Et de donner la vie à ce que nous aimions

Mais la mort a rompu l'équilibre du temps

La mort qui vient la mort qui va la mort vécue

La mort visible boit et mange à mes dépens


Morte visible Nusch invisible et plus dure

Que la soif et la faim à mon corps épuisé

Masque de neige sur la terre et sous la terre

Source des larmes dans la nuit masque d'aveugle

Mon passé se dissout je fais place au silence


Quelques traces de craie dans le ciel,

Anthologie poétique francophone du XXe siècle

01:52 Écrit par Claude Amstutz dans Paul Eluard, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/08/2010

Poètes vos papiers

9782035856241.gifJean Orizet, Anthologie de la poésie française (Larousse, 2010)

Je vous invite à emboiter le pas de Jean Orizet, pour une formidable ballade poétique à travers les siècles. Poète lui-même, l'auteur déniche avec bonheur - parmi les auteurs cités - des textes souvent peu connus ou pas forcément parmi les plus célèbres. Un autre mérite est d'avoir consacré un chapitre aux auteurs provenant de la Suisse, de la Belgique, du Québec, du Maghreb, de l'Afrique Noire, des Antilles et du Proche Orient. Enfin, un riche répertoire biographique résume la personne et son oeuvre de manière succincte, mais personnelle. Cette anthologie complète à merveille les plus connues, d'André Gide à Georges Pompidou, de Philippe Jaccottet au Collectif des éditions de la Bibliothèque de la Pléiade. Bientôt une prescription scolaire? Il n'est pas interdit de rêver...   

06:15 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Philippe Jaccottet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/08/2010

Douna Loup

Bloc-Notes, 29 août 2010 / Les Saules

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La forêt est grande, profonde, vibrante, vivante et vivifiante. Elle est quelque chose comme une femme qui voudrait l'homme sans lui dire. Quelque chose qui dit oui sous la robe mais qui s'est perdu dans la bouche, qui devient tendre dans l'humus et vous jette les ronces au visage. La forêt est comme ça, ici. Le sauvage sait y faire. L'attirance qu'elle éprouve à se faire explorer, elle la garde au-dedans, de la sève en puissance qui coule sous la terre, qui monte comme une odeur et vous emballe sur-le-champ. Même le ciel, au-dessus, ne reste pas indifférent. Qu'elle soit froissée après la pluie, comme les femmes qui préfèrent se doucher avant, qu'elle soit bouillante de soleil, comme celles qui brûlent après la porte d'entrée, la forêt, ici, elle ne laisse personne sortir indemne. elle retient un peu de notre substance dans sa rivière profonde. Elle se charge d'enseigner l'ardeur. 

Ainsi commence le roman de Douna Loup, L'embrasure, qui nous raconte l'histoire d'un jeune chasseur pour lequel la forêt est son monde, à lui, à la fois inépuisable - il en découvre les odeurs, les murmures, les couleurs au gré des saisons - et rassurant - il est le chasseur, le maître du jeu et des heures - au point que, hormis auprès de quelques amis qu'il fréquente au café du village ou des femmes de passage, rien d'autre ne l'intéresse, ni personne. Seulement voilà, deux événements vont bousculer le petit monde de cet être frustre, quoique plus complexe qu'il n'y paraît au premier regard. Il découvre un mort dans sa forêt. Un étranger. Que cherchait-il? Qui est-il? Près de son cadavre - son nom est Laurent Martin - il s'empare d'un carnet qui va l'interpeller et le conduire où il n'aurait voulu aller.

Mais notre jeune homme n'est pas au bout de ses surprises, car il va rencontrer une femme peu ordinaire, Eva - Zorah, dans une autre vie qu'elle ne veut raviver - qu'il accepte d'héberger pour la nuit, mais quand il veut s'approcher d'elle, il se voit maintenu de force à l'écart par... un flingue! Pourtant, peu après ce moment de leur rencontre, il sent que la situation lui échappe: Je m'approche, je vois qu'elle a les yeux fermés, j'aimerais la toucher mais je ne peux pas, sa respiration fait comme une brise profonde sous ses omoplates. Je n'ai même plus envie de la prendre ou de la serrer, juste la regarder me met dans une paix formidable et je m'aperçois que je n'ai jamais vu quelqu'un dormir. J'ai vu des femmes abandonnées un moment après l'étreinte. J'ai vu des morts, j'ai vu des bébés dans leurs poussettes, mais je n'ai jamais vu une femme dormir.

Auprès d'Eva qui l'ouvre à une humanité insoupçonnée, tout bascule et s'il se laisse apprivoiser, à son rythme, ce n'est pas sans connaître sur ce délicat parcours les affres de l'angoisse, de la résistance et du doute. La perte de son indépendance, de son territoire, de ses habitudes? Pour Eva, je sens les larmes toutes proches, comme des bombes prêtes à éclater, peut-être parce qu'elle dégage quelque chose comme du sel qui vous fouette le visage, ou parce qu'elle fait voyager de façon inconnue dans les lieux que je connais le mieux au monde.

La lente maturation des êtres touchés par la grâce - cette attirance, cette légèreté, cette élévation impossibles à décrire - nous réserve les plus beaux passages de ce livre qui ne verse à aucun moment dans l'invraisemblable ou l'artificiel: La musique, dans le salon de thé, force le silence à se ramasser en boule dans mon cerveau. Je me réjouis de boire et manger. La nuit passée est comme l'inverse d'une bombe, elle a fait de moi un homme rassemblé en entier. Un bloc. C'est pour cela que mes mots se forcent à être au plus proche d'eux-mêmes avant de sortir tout en vrac, pour ne pas briser l'unité qui résonne dedans. Eva n'a pas peur de mon silence. Elle voit bien mes yeux bafouiller de lumière.

Je suis ébloui par ce premier roman - la plus remarquable découverte de l'année! - dont la beauté du style n’est pas le moindre des mérites. D'une construction irréprochable, servi par une écriture sensuelle jouant habilement de la progression dramatique de ses personnages, il réjouira les amoureux de la langue, de l'intimité et de la nature. 

Le site Internet des éditions du Mercure de France nous apprend que Douna Loup est née en 1982 en Suisse, de parents marionnettistes. Elle passe son enfance et son adolescence dans la Drôme. À dix-huit ans, son Baccalauréat Littéraire en poche, elle part pour six mois à Madagascar en tant que bénévole dans un orphelinat. À son retour elle s'essaye à l'ethnologie, elle nettoie une banque suisse pendant trois mois, garde des enfants durant une année, écrit sa première nouvelle, puis devient mère, et étudie les plantes médicinales. Après avoir vendu des tisanes sur les marchés et obtenu un certificat en Ethno-médecine, elle se consacre pleinement à l'écriture, en même temps qu'à ses deux filles. Elle vit aujourd’hui en Suisse.

Sur Dailymotion - http://www.dailymotion.com/video/xdsjth_douna-loup-l-embrasure_creation - vous pouvez rencontrer l'auteur qui présente son roman et en lit quelques extraits.

Avec Gabriel Nganga Nseka, elle a publié Mopaya, récit d'une traversée du Congo à la Suisse, aux éditions de L'Harmattan, en avril 2010. 

 Douna Loup, L’embrasure (Mercure de France, 2010)

photographie: Stéphane Haskell 

publié dans Le Passe Muraille no 84 - novembre 2010