Relire Albert Camus 2/6 (08/11/2010)

Bloc-Notes, 8 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - II

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Dieu n'est pas nécessaire pour créer la culpabilité, ni punir. Nos semblables y suffisent, aidés par nous-mêmes. Vous parliez du Jugement Dernier. Permettez-moi d'en rire respectueusement. Je l'attends de pied ferme: j'ai connu ce qu'il y a de pire, qui est le jugement des hommes. Pour eux, pas de circonstances atténuantes. (...) Je vais vous dire un grand secret, mon cher. N'attendez pas le Jugement Dernier. Il a lieu tous les jours.

Albert Camus, La chute

Bien chère amie,

Peut-être vous êtes-vous procuré le livre - La caduta, en langue italienne - et en avez entrepris la lecture. Si tel est le cas, ne vous interrogez-vous pas, comme je le fais presque tous les jours sur cette invariable question qui nous taraude depuis la création du monde: pourquoi donc avons-nous à tel point soif d'amour? N'ayez crainte, nous ne nous écartons pas du sujet! Alors? Parce que ce trop plein indéfinissable qui nous habite a besoin d'exister, de s'épanouir, d'être partagé; parce que sans lui la solitude nous pèse et que la vie nous est tout simplement insupportable, vide de cet esprit de conquête plus aveuglant que la plus cruelle des lumières, pareil à un silence blanc qui laisse la place au pouls insistant de la mémoire. Celle des souvenirs réconfortants, mais bien vite mêlés aux autres, ceux des blessures - davantage d'amour-propre que d'amour - qui au fil du temps se sont accumulées, fondues au grand Fourre-Tout: fissure de notre visibilité, de nos vantardises, de nos hontes ou autres représentations en trompe l'oeil que nous ne parvenons plus à nous cacher à nous-mêmes.

A vous qui pourriez être ma fille, ces propos peuvent prêter à sourire - votre conscience reflète encore les enthousiasmes désarmants de la jeunesse - mais Albert Camus n'avait pas l'âge de 20 ans quand il écrivit La chute, ni moi non plus quand je commençais  de l'aimer. Quant au narrateur de son livre, Jean-Baptiste Clamence, il fait partie du club, le mien, celui des rescapés: Pas assez de cynisme et pas assez de vertu. Nous n'avons ni l'énergie du mal, ni celle du bien. Le club de ceux qui préservent leur humanité par quelques attachements désintéressés, comme notre malheureux héros: J'aime les chiens d'une très vieille et très fidèle tendresse. Je les aime parce qu'ils pardonnent toujours.

Ah, le pardon! Quelle transition idéale pour aborder un autre thème cher à notre auteur bien-aimé: La liberté. Vous ne voyez pas le rapport? Cherchez bien... Comme nous la convoitons tous - déjà en culottes courtes - avec ferveur et empressement, avant même le sexe ou la reconnaissance des autres qui finissent immanquablement par s'y confondre! Combien elle fatigue celui qui, l'ignorant, nage comme le saumon  à contre-courant, au risque de se fracasser contre les pierres de la rivière, abandonné de tous. Combien elle use et détruit pour se confondre peu à peu à l'indépendance ou la distanciation. La belle affaire... En son nom, que de causes défendues, de justifications, de crimes, de condamnations subsistant comme un filet amer à l'heure de rendre des comptes...

Tiens, une pluie fine gagne la piazza San Marco. Le ciel est mordoré ce matin, auréolé de cette brume apaisante qu'on ne peut contempler nulle part ailleurs, sinon à Paris, autant qu'il m'en souvienne. Vous me manquez, et pourtant, que je ne ressemble pas au saule pleureur de notre paysage quotidien: vous écrire m'est déjà une chance et libère en moi des énergies salutaires.

Je regagne mon hôtel en fredonnant La Stravaganza d'Antonio Vivaldi, qui s'accorde si bien avec l'humeur du temps. Demain je vous parlerai du galiléen - oui, parfaitement: lui, le premier chrétien et le seul peut-être - un des points culminants du récit d'Albert Camus. Tout un programme, pardi!

Bien à vous,

Luc

Albert Camus, La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)

06:08 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |