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10/03/2015

Morceaux choisis - Charles-François Landry

Charles-François Landry

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Un temps vient où le ciel est gris comme la gorge de la tourterelle. Il n'y a plus de saison. Rien n'avance ni ne recule. Le vent qui s'élève est si court qu'il retombe au milieu d'un labourage. Rien qui ressemble à une journée comme une journée. Les routes sont vides. Cette neige qui avait déguisé le pays, elle a même renoncé à rester; sans que personne puisse dire comment cela s'est fait, elle a disparu, et cependant on est bien loin encore des lourdes pluies noires de mars qui sentiraient le désespoir et l'espoir. Non, c'est le temps parfait de l'hiver, trop subtilement froid pour qu'on pense au froid, trop dépouillé pour qu'on pense au dépouillement, trop immobile et sans soleil possible, pour qu'on pense que jamais cela changerait ou s'éclaircirait. Dépassés, les gels qui rendaient les chemins sonores et les herbasses crissantes! Dépassé ce temps de buée qui pouvait se suspendre en si fine glace que par milliers, des plantes mortes jamais visibles sur de hautes tiges, se trouvaient brusquement belles et bien vues, et décorées de givre, et si délicates, qu'on se souvenait de tout ce qui est doux, à leur propos: toiles d'araignées dans la fraîcheur des juins d'aube, roseaux à plumets, ailes de libellule, frémissement du peuplier et du saule.

Maintenant, une eau même, et qui court encore sur des cailloux, au fond d'un fossé, n'éveille rien. On sait, l'esprit sait qu'il existe des lois de physique et de mécanique, et que l'eau, corps liquide, suit la pente, si faible soit la pente. Rien de plus froid qu'une loi.

Aussi bien, l'homme qui ne saurait longuement vivre dans les déserts du coeur, l'homme retourne à l'homme, en lui, et hors de lui. Il est bon de marcher dans un méchant climat. Ce poivre dans la gorge, cette douleur aux yeux, cette lèvre supérieure coupée, c'est vivre, tout cela. Il est juste d'avoir des mains de bois dans des poches de manteau qu'on dirait gercées. Il est loyal d'avoir des genoux de scaphandre, et le poids du monde entre les épaules. Aller d'un village à un autre village, c'est une entreprise. De grands aventuriers ont traversé des mers inconnues sur de petits navires; encore avaient-ils un équipage. Quitter une maison chaude et traverser un temps morne pour gagner une autre maison chaude, n'est-ce donc pas une aventure, aussi?

Jamais plus, se dit-on. Jamais plus. Non, jamais ne reviendront ces jours peut-être absurdes où rien n'avait d'importance sinon la joie. Jours immoraux qui allaient de la fraîcheur d'aube à la tiède soirée tardive, en passant par le midi ardent et l'après-midi lourde; jours où la seule caresse du vent sur la peau rendait triste, d'une voluptueuse tristesse; jours où chaque fille venue d'un peu loin, qui oeuvre aux fenaisons par gestes lents et larges, était un peu de Vénus; jours où chaque auberge vous suggérait une soif et vous posait un problème: boire dans la salle fraîche ou sous la fraîcheur des arbres? Qui de nous n'a été le sybarite qui se plaint d'un pétale de rose mal plié; qui de nous, regardant les chiens couchés dans la poussière, plus défaits que des morts, plus vautrés que des ivrognes, et qui ne se soit senti complice de ette fainéantise? C'était le temps où le chat lui-même dormait à bottes ouvertes comme le chat botté et comme un mousquetaire ripailleur, et il en faut avant que le chat n'abandonne sa belle tenue et se couche, à la courtisane, sans même l'excuse d'être une nourrice chatte qui se laisse fourgonner les mamelles par des chatons dormeurs.

Tout cela, dans quel rêve ébloui l'a-t-on imaginé? Les maisons n'avaient pas de portes, les chambres pas de fenêtres. Aujourd'hui, en venant du dehors, on connaît de subtiles différences entre le froid qui circule sur les champs, le froid retenu entre les maisons d'un hameau, le froid qui se tient devant la porte, le froid pris entre la porte première et la seconde porte.

Tant de science pour souffrir!

Le chat dort proche le poële, et non content, parfois replie ses pattes en mitaines, comme un vieux curé. On dit alors que bise va se lever, ou température descendre encore. C'est qu'il est si frileux, ce geste de mettre pattes sous pattes, comme si quelque manche fourrée pouvait encore s'en venir retomber sur la griffe.

C.F. Landry, Pour quatre coins de terre - illustré par Charles Clément (Eynard, 1948)

image: vers-le-vent.blogspot.com

06/03/2015

Morceaux choisis - Louise de Vilmorin

Louise de Vilmorin

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Ma peur bleue, ma groseille,
L’amour est une abeille
Qui me mange le cœur
Et bourdonne à ma bouche
Que tu nourris et touches
Des baisers du malheur.
 
Mon ange sans oreilles,
Ma peur bleue, ma groseille,
Ne viendras-tu jamais
À l’envers de ma porte?
Es-tu de cette sorte
Ange sourd et muet?
 
Tes mains sans teint, polies
Au jeu de tes folies,
Se mouillent à mes yeux
Et tu ris de ces fleuves
Où naviguent mes vœux
Parmi tes robes neuves.
 
Ne me donneras-tu
Que ton chapeau pointu
À porter ma sorcière,
Et nul autre baiser
Que ces nids de danger
Et ces ruches entières?
 
Ne me permets-tu pas
De t’enlever tes bas
À l’envers de ma porte?
Je veux voir tes pieds nus
Et les abeilles mortes
Du bonheur revenu.
 
Mon ange sans oreilles,
Ma peur bleue, ma groseille
Posée sur mes désirs,
Ma chambre est grande ouverte
Que coupe l’allée verte
Par où tu dois venir.
 
Ma peur bleue, ma groseille,
Viens à fleur de mes veilles
Et que tombe le jour
À l’envers de ma porte.
Et que le vent emporte
Le chemin du retour.
 

Louise de Vilmorin, A l'envers de ma porte, dans: Poèmes (coll. Poésie/Gallimard, 1970)

00:14 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/03/2015

Morceaux choisis - Axel Munthe

Axel Munthe

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J'ai été absent de San Michele toute une année, que de temps gaspillé! Je suis revenu ayant perdu un oeil, inutile d'en dire plus long, c'était sans doute en prévision d'une telle éventualité que j'ai débuté dans la vie avec deux yeux. Je suis revenu un tout autre homme. Il me semble que je regarde l'univers, avec un seul oeil qui me reste, sous un angle différent. Je ne vois plus ce qui est laid et sordide, mais seulement ce qui est beau, doux et pur. Même les hommes et les femmes qui m'entourent ne me paraissent plus les mêmes qu'autrefois. Par une curieuse illusion d'optique je ne les vois plus tels qu'ils sont mais tels qu'ils devraient être, tels qu'ils auraient voulu être si on leur en avait laissé la chance. Je puis voir encore de mon oeil aveugle pas mal d'imbéciles se pavaner autour de moi, mais ils ne paraissent pas irriter mes nerfs comme autrefois; leur bavardage m'est indifférent, laissez-les parler. Pour le moment je ne puis aller plus loin; si je dois jamais parvenir à aimer mes semblables je crains qu'il ne me faille d'abord perdre l'autre oeil aussi. Je ne puis leur pardonner leur cruauté envers les animaux. Je pense qu'une sorte d'évolution à rebours s'opère dans mon cerveau, qui m'entraîne de plus en plus près de Mère Nature et des animaux.

Tous ces hommes et toutes ces femmes qui m'entourent me paraissent aujourd'hui compter beaucoup moins dans le monde qu'autrefois. J'ai l'impression d'avoir perdu trop de temps avec eux, de pouvoir me passer d'eux aussi bien qu'ils se passent de moi. Je sais fort bien qu'ils n'ont plus besoin de moi. Mieux vaut filer à l'anglaise avant d'être mis à la porte, j'ai bien d'autres choses à faire et il me reste peut-être plus beaucoup de temps. Mon vagabondage par le monde à la recherche du bonheur est fini; mon existence de docteur à la mode, finie; ma vie sur la mer, finie. Je vais rester ici pour de bon et tâcher de m'en contenter. Mais me sera-t-il permis de rester ici à San Michele? Toute la baie de Naples est étendue à mes pieds, étincelante comme un miroir; les colonnes sur la pergola, les loggias et la chapelle flamboient dans la lumière. Qu'adviendra-t-il de moi si je ne puis soutenir son éclat? 

Axel Munthe, Le livre de San Michele (Albin Michel, 1988)

traduit du suédois par Paul Rodocanachi 

image: Villa San Michele, Capri (tweedlandthegentlemansclub.blogspot.com)

00:06 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

24/02/2015

Morceaux choisis - Victor Hugo

Victor Hugo

littérature; roman; morceaux choisis; livres

On s'aime, on se sourit, on se rit, on se fait des petites moues avec le bout des lèvres, on s'entrelace les doigts des mains, on se tutoie, et cela n'empêche pas l'éternité. Deux amants se cachent dans le soir, dans le crépuscule, dans l'invisible, avec les oiseaux, avec les roses, ils se fascinent l'un l'autre dans l'ombre avec leurs cœurs qu'ils mettent dans leurs yeux, ils murmurent, ils chuchotent, et pendant ce temps-là d'immenses balancements d'astres emplissent l'infini.

Victor Hugo, Les misérables (coll. Folio/Gallimard, 1999)

image: Charles Gallot, Victor Hugo (omondouvelo.com)

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22/02/2015

Morceaux choisis - Nadia Tuéni

Nadia Tuéni

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Cette fleur qui multiplie les évidences
emprunte à l'eau son nom
à la mer son corps lent;
le temps rejettera des mots sur le rivage
et le silence des décombres
bien plus beau qu'un enfant qui meurt
 
Il y a je le sais cette fleur et la terre
tes yeux comme une phrase d'où partent les navires
la mémoire s'endort dans les greniers liquides
car cette fleur et le poète
ont une même histoire de violente écriture
preuve que la pensée n'est pas ce que l'on dit
mais sur la plaine un exact incendie
 

Nadia Tuéni, La terre arrêtée (Belfond, 1984)

image: http://emmila.canalblog.com/archives/poesie____gerald_bloncourt/p10-0.htm

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19/02/2015

Morceaux choisis - Annie Dillard

Annie Dillard

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La page, la page, cette blancheur éternelle, la blancheur de l’éternité que tu couvres lentement, affirmant le griffonnage du temps comme un droit, et ton audace comme une nécessité; la page, que tu couvres opiniâtrement, que tu détruis, mais en affirmant ta liberté et ton pouvoir d’agir, comprenant que tu détruis tout ce que tu touches, mais le touchant néanmoins, parce que agir vaut mieux qu’être là dans l’opacité pure et simple; la page, que tu couvres lentement de l’entrelacs tortueux de tes viscères; la page dans la pureté de ses possibilités; la page de ta mort, à laquelle tu opposes toutes les excellences défectueuses que peut réunir ta force vitale: cette page t’apprendra à écrire.

Pourquoi ne trouves-tu jamais aucun écrit sur ta fascination pour une chose que personne d’autre ne comprend? Parce que c’est à toi de jouer. Voici une chose que tu trouves intéressante, pour une raison difficile à expliquer. C’est difficile à expliquer parce que tu ne l’as jamais lu sur aucune page; voilà par où commencer. Tu as été créé en ce monde pour donner voix à cela, à ton propre étonnement.

Ecris comme si tu étais en train de mourir. En même temps, dis-toi que tu écris pour un public uniquement composé de malades au stade terminal. Après tout, c’est le cas. Que commencerais-tu à écrire si tu savais que tu allais mourir bientôt? Que pourrais-tu dire à un mourant pour ne pas le faire enrager par ta trivialité?

La sensation d’écrire un livre est la sensation de toupiller, aveuglé d’amour et d’audace. C’est la sensation de se dresser sur la pointe inclinée d’un brin d’herbe et de regarder alentour, en cherchant où aller.

Annie Dillard, En vivant en écrivant (coll. Titres/Bourgois, 2008)

traduit de l'américain par Brice Matthieussent

image: lefigaro.fr

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15/02/2015

Morceaux choisis - Louise de Vilmorin

Louise de Vilmorin

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Je l’aime un peu, beaucoup, passionnément,
Un peu c’est rare et beaucoup tout le temps.
Passionnément est dans tout mouvement:
Il est caché sous cet: un peu, bien sage
Et dans : beaucoup il bat sous mon corsage.
Passionnément ne dort pas davantage
Que mon amour aux pieds de mon amant
Et que ma lèvre en baisant son visage.

Louise de Vilmorin, L'alphabet des aveux (Gallimard, 2004)

image: https://www.pinterest.com

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14/02/2015

Morceaux choisis - Alain Suied

Alain Suied

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Ne laisse pas le Passé
blesser de son poids mort
les ailes de l'instant
ne déchire pas le pacte
de sa page blanche
ne renie pas son envol
même si un ange
devait forcer ton passage
vers le rêve aboli.
 
Ne laisse pas le Passé
briser sous son poids neutre
les chances de l'instant
ne déchire pas le pacte
de son envol vivant
ne détourne pas son envol
même si un ange
devait empêcher son passage
vers le pays oublié.
 

Alain Suied, Le pays perdu (Arfuyen, 1997)

image: Plain-de-Saigne (lepelerin.over-blog.com)

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08/02/2015

Morceaux choisis - Elio Vittorini

Elio Vittorini

littérature; essai; voyages; livres

Je sais ce que signifie être heureux dans la vie: la bonté de l'existence, la saveur de l'heure qui passe et des objets qui nous entourent, la volupté de les aimer, ces choses, immobile, tout en fumant, et une femme parmi elles. Je sais la joie de lire, étendu à demi nu sur une chaise longue, par un après-midi d'été. un livre d'aventures chez les cannibales devant une maison des collines, qui regarde la mer. Et beaucoup d'autres joies encore: dans un jardin épier le bruissement du vent qui fait à peine frémir les feuilles - les plus hautes - d'un arbre; ou, dans le sable, être un des grains infinis qui crissent et qui tombent; ou dans un monde peuplé de coqs se lever avant l'aube et nager, seul dans toute l'eau du monde, près d'une plage rose.

Et j'ignore la forme de mon visage dans tous ces bonheurs, lorsque je sens qu'il est si bon de vivre: douceur ensommeillée ou sourire? Mais quelle soif de posséder! Non la mer seulement, ni le soleil, ni une femme et son coeur à elle sous les lèvres. Terres aussi! Iles! Voilà: je peux me trouver à l'abri, calfeutré dans le silence de ma chambre dont la fenêtre est restée ouverte toute la nuit et soudainement m'éveiller au bruit du premier tramway du matin; ce n'est rien qu'un tramway, une voiture qui roule, mais le monde est désert autour et dans cet air à peine créé tout est différent d'hier, et une nouvelle terre m'assaille.

Elio Vittorini, Sardaigne comme enfance (Nous, 2012)

traduit de l'italien par Angélique Lévi

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06/02/2015

Morceaux choisis - Hugo von Hofmannsthal

Hugo von Hofmannsthal

(4) Hugo von Hofmannsthal (1874-1929)-1.jpg

Nous sommes faits de ce dont on fait tous les rêves,
Et les rêves ouvrent grands soudain les yeux
Comme des petits enfants sous les cerisiers,
Où la pleine lune vient commencer dans le feuillage
Sa course d'or pâli à travers la grande nuit. ...
 
Nos rêves ne surgissent pas autrement.
Ils sont là et ils vivent comme un enfant qui rit,
guère moins grands dans leur tenue et leur départ
Qu'une pleine lune éveillée du haut des arbres.
Le plus intime est grand ouvert à leur tissage:
Comme des mains d'esprits dans un espace enclos
Ils sont en nous et y ont toujours vie.
Et trois font un: un homme, une chose, et un rêve.
 

Hugo von Hofmannsthal, Tercets sur la mortalité - Anthologie bilingue de la poésie allemande (Bibl. de la Pléiade/Gallimard, 1995)

03:31 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |