21/09/2012
Morceaux choisis - Philippe Claudel
Philippe Claudel
pour José M
On s'apprête à entrer dans un sanctuaire. Il conviendra donc de courber la tête. Comme devant une reine. Une reine des prés et des champs, des étendues de juin herbeuses et fantasques. Quel parfum emporter sur une île déserte qui n'en aurait aucun? Tous ceux dont je parle certes, mais celui-ci plus qu'un autre, qui me rattache par des liens mystérieux à l'apprentissage du monde. Je passe mon enfance dans un éblouissement permanent où la nature accompagne chacune de mes métamorphoses en me délivrant un secret. Secret des oiseaux, des poissons, des rongeurs, des fleurs, des arbres, des roches, des eaux. Secret des jours et des saisons, des nuages, des météores, des brouillards et des constellations.
Il y a tant à apprendre et à recevoir. J'absorbe. Les yeux fermés, je marche dans le pré en jachère. C'est une fin de juin pluvieuse et douce, presque chaude. L'école est derrière moi. Une grande serre s'est posée sur la campagne, préservant dans sa buée nourricière les berges de Sânon, le Rembêtant, les premières fermes de Sommerviller dont je devine les toits au loin. Etuve. Le soleil derrière les minces nuages refuse de se coucher. L'herbe déjà haute est trempée. A chacun de mes pas, elle se sèche contre mes cuisses en y déposant des gouttes tièdes qui dévalent jusque dans mes bottes. Je la caresse avec mes mains. Je ferme les yeux. Je ne peux pas voir, juste sentir. L'eau. Le printemps. Les odeurs de terre mouillée, impatiente d'accueillir de jeunes verdures. Je cherche. Je les sais toutes proches. Je veux une fois de plus être la victime de leur sortilège. Ce sont les sirènes des champs. Elles séduisent le promeneur par leurs effluves verts d'aneth et le pauvre ne peut ensuite s'attacher à d'autres herbes, hanté qu'il est toujours par leur fragance cumineuse où on peut reconnaître, atténuées, des notes éparses d'anis et de girofle. Ombellifères.
Ombellifères. Grande tête couronnée aux fleurs petites disposées déjà comme un bouquet, aigrette d'élégante que je retrouverai plus tard dans les pâtes de verre opalescentes et les marqueteries rousses d'Emile Gallé, et dont les odeurs se délacent dans l'air, comme ces complexes corsets qui emprisonnaient jadis le corps impatient des jeunes filles et celui plus lourd, alangui et capiteux de leurs mères.
Philippe Claudel, Ombellifères, dans: Parfums (Stock, 2012)
image: joiepascale.net
23:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
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