Morceaux choisis - Alphonse Allais (07/02/2013)

Alphonse Allais

littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres

Il la rencontra un jour dans la rue, et la suivit jusque chez elle. À distance et respectueusement. Il n'était pourtant pas timide ni maladroit, mais cette jeune femme lui semblait si vertueuse, si paisiblement honnête, qu'il se serait fait un crime de troubler, même superficiellement, cette belle tranquillité! Et c'était bien malheureux, car il ne se souvenait pas avoir jamais rencontré une plus jolie fille, lui qui en avait tant vu et qui les aimait tant. Jeune fille ou jeune femme, on n'aurait pas su dire, mais, en tout cas, une adorable créature. Une robe très simple, de laine, moulait la taille jeune et souple. Une voilette embrumait la physionomie, qu'on devinait délicate et distinguée. Entre le col de la robe et le bas de la voilette apparaissait un morceau de cou, un tout petit morceau. Et cet échantillon de peau blanche, fraîche, donnait au jeune homme une furieuse envie de s'informer si le reste était conforme. Il n'osa pas. Lentement, et non sans majesté, elle rentra chez elle. Lui resta sur le trottoir, plus troublé qu'il ne voulait se l'avouer.

Nom d'un chien! disait-il, la belle fille! Il étouffa un soupir: Quel dommage que ce soit une honnête femme! 

Il mit beaucoup de complaisance personnelle à la revoir, le lendemain et les jours suivants. Il la suivit longtemps avec une admiration croissante et un respect qui ne se démentit jamais. Et chaque fois, quand elle rentrait chez elle, lui restait sur le trottoir, tout bête, et murmurait: Quel dommage que ce soit une honnête femme!

Vers la mi-avril de l'année dernière, il ne la rencontra plus. Tiens! se dit-il, elle a déménagéTant mieux, ajouta-t-il, je commençais à en être sérieusement toquéTant mieux, fit-il encore, en manière de conclusion.

Et pourtant, l'image de la jolie personne ne disparut jamais complètement de son coeur. Surtout le petit morceau de cou, près de l'oreille, qu'on apercevait entre le col de la robe et le bas de la voilette, s'obstinait à lui trottiner par le cerveau. Vingt fois, il forma le projet de s'informer de la nouvelle adresse. Vingt fois, une pièce de cent sous dans la main, il s'approcha de l'ancienne demeure, afin d'interroger le concierge. Mais, au dernier moment, il reculait et s'éloignait, remettant dans sa poche l'écu séducteur.

Le hasard, ce grand concierge, se chargea de remettre en présence ces deux êtres, le jeune homme si amoureux et la jeune fille si pure. Mais, hélas! la jeune fille si pure n'était plus pure du tout. Elle était devenue cocotte. Et toujours jolie, avec ça! Bien plus jolie qu'avant, même! Et effrontée! C'était à l'Eden. Elle marcha toute la soirée, et marcha dédaigneuse du spectacle. Lui, la suivit comme autrefois, admiratif et respectueux. À plusieurs reprises, elle but du champagne avec des messieurs. Lui, attendait à la table voisine. Mais ce fut du champagne sans conséquence. Car, un peu avant la fin de la représentation, elle sortit seule et rentra seule chez elle, à pied, lentement, comme autrefois, et non sans majesté.

Quand la porte de la maison se fut refermée, lui resta tout bête, sur le trottoir. Il étouffa un soupir et murmura: Quel dommage que ce soit une grue!

Alphonse Allais, Pas de suite dans les idées, dans: A se tordre (coll. GF/Flammarion, 2005)

image: www.lemonde.fr

00:30 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |