21/05/2012
Morceaux choisis - Primo Levi 1a
Primo Levi
Je suis, de naissance, assez optimiste. Et c'est en partie délibéré. C'est, me semble-t-il, un piètre service rendu au lecteur, à l'humanité, disons, à la communauté des gens qui lisent un même livre, que de lui administrer de fortes doses de pessimisme. Etre pessimiste, au fond, cela revient à baisser les bras et dire: que ce monde aille à sa perte. Comme le risque de cette perte est réel, il n'y a qu'une seule solution: se retrousser les manches; et quand on entreprend quelque chose, il faut aussi être optimiste, sinon on ne livre jamais bataille. Or la bataille fait rage. On ne peut pas partir en guerre si l'on est convaincu de la perdre, et en l'occurence, il s'agit bien de partir en guerre. Mon attitude a des causes qui ne sont ni préméditées ni délibérées, et qui doivent provenir d'une constitution plutôt optimiste. Mais je l'ai rationalisée ainsi, en considérant la transmission d'un message qui ne soit pas défaitiste comme un avantage collectif. Naturellement, il n'est pas toujours facile d'être optimiste. Il y faut beaucoup de mesure, mais je pense que, là où c'est possible en tous cas, c'est un devoir de l'être.
Primo Levi, Conversations et entretiens (Laffont, 1998)
23:48 Écrit par Claude Amstutz dans Le monde comme il va, Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: essais; entretiens; livres | | Imprimer | Facebook |
Luigi Carletti
Bloc-Notes, 21 mai / Les Saules
Plantons le décor. Nous sommes à Rome, de nos jours, dans un ensemble résidentiel dont les différentes habitations, convergent vers une piscine commune. Son nom: la Villa Magnolia. Paisible, avec ses chênes verts, péchers, cèdres, oliviers, cyprès et magnolias, une fois franchi le grand portail de fer forgé. Les gens qu'on y côtoie sont de ceux que l'on s'attend à trouver en pareil endroit: Lele et Lorena Mortella, de prospères commerçants; Nino Laporta, un avocat; Flaminia Devoto, une blonde presque rousse, grande et mince, avec des yeux qu'on dirait des feux de signalisation; enfin Rosario Sangiusti, le maître nageur, un incorrigible bavard.
Mais l'homme qui nous intéresse - le narrateur - se nomme Filippo, fils du défunt général Evandro Ermini. Une famille respectable et sans histoires qui, pourtant, a vécu deux drames. Le premier: le suicide de la mère de Filippo. Le second: l'accident dont, à bord d'une moto, il fut lui-même victime dans sa jeunesse - un chauffard ayant pris la fuite - le laissant invalide, pour toujours. Auprès de lui, veille Isidro, l'Indispensable, un péruvien secret et dévoué à sa famille dont le pendentif, un oeil-de-tigre, inspire paix et prospérité.
Et voici que surgit dans cette communauté un nouveau personnage, Rodolfo Raschiani, un architecte dit-on: grand, presque chauve, l'allure d'un homme déterminé. Puis deux voyous agressant la belle Flaminia, éconduits par Rodolfo, qu'on retrouve un peu plus tard carbonisés dans leur voiture. Filippo est intrigué par ce séducteur, fascinant et raffiné dont le signe caractéristique peut se résumer à un dos ravagé par trois scarifications entre les omoplates et dont chaque entaille mesure au moins vingt centimètres. Inconnu de la planète Internet, qui est-il donc, cet homme si vite devenu indispensable à tous? Un exécuteur des basses oeuvres, un homme de la Mafia, un soldat de l'ombre?
Il semble tout connaître de la Villa Magnolia, de ses résidents et surtout de Filippo avec lequel il veut entretenir une relation privilégiée. Sincère ou manipulateur? Avec cette amitié naissante - bien qu'obscure - Filippo voit ressurgir les fantômes de son passé: Christina, la petite amie de sa jeunesse - avant l'accident - qui embaumait la ferveur et l'inconscience, aujourd'hui fiancée à l'ingénieur Raniero Genovese; Alessia, la belle de Lombardie et ancienne camarade d'études, qui s'invite dans sa vie, avec une boîte de chocolats et une bouteille de champagne.
Mais surtout, à propos du drame qui a cloué le destin de Filippo, Rodolfo sait... Dès lors tout bascule dans ce décor qui rappelle le film d'Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour, mais avec des protagonistes plus complexes dont les frontières entre le bien et le mal sont trompeuses au fil d'une histoire captivante comme une partie d'échecs où chaque personnage tient sa place, réservant son lot de surprises ou de révélations, jusqu'à la dernière ligne, avec ces mots, Levàntate hermano, dont le sens n'échappe qu'à ceux - paresseux - qui ont sauté directement à la conclusion du livre!
Peut-on considérer comme un ami celui qui fouille dans votre passé et vous met à nu? Un type qui se démène pour vous sauver la peau, et qui la sauve pour de bon? Parce que vous lui êtes utile? Un homme qui vous insulte parce que votre horizon est bouché? Parce que vous fuyez le passé et craignez l'avenir?
Mais il arrive que les dieux fassent preuve de clémence, à moins que l'oeil-de-tigre n'inverse, mystérieusement, le cours un peu trop prévisible du destin...
Luigi Carletti est journaliste et travaille dans de nombreux quotidiens du groupe L'Espresso. Il est l'auteur de cinq romans, dont Prison avec piscine est le premier traduit en France.
Luigi Carletti, Prison avec piscine (Liana Levi, 2012)
site Internet de l'auteur - http://www.luigicarletti.com
01:00 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature italienne, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; policier; livres | | Imprimer | Facebook |
15/05/2012
Morceaux choisis - Guido Ceronetti
Guido Ceronetti
Aucune musique de grand compositeur (en dehors de l'orgue d'une église) ne peut avoir des effets psychologiques aussi forts, aussi tendres que, parfois, la plus pauvre des chansons, s'il y a la voix, la maison, la rue. La femme qui chante fait toujours partie du mystère érotique, le sien est un appel et une attente, c'est pourquoi il ensorcelle, il donne envie de monter les escaliers à la hâte et d'ouvrir la porte derrière laquelle la voix se cache. Mais nous parlons du passé, aussi bien en Orient qu'en Occident. Elles ont été assassinées et jetées dans des tas d'ordures, comme un butin invendable, les chansons...
Guido Ceronetti, La patience du brûlé (Albin Michel, 1995)
image: Florence (elisaorigami.blogspot.com)
07:00 Écrit par Claude Amstutz dans Guido Ceronetti, Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
13/05/2012
Morceaux choisis - Anna Akhmatova
Anna Akhmatova
S'éveiller tôt le matinParce que la joie étouffe,Et regarder l'eau vertePar le hublot de la cabine,Ou sur le pont dans la tempête,Blottie dans une douce fourrure,Ecouter battre les machines,Et ne penser à rien.Mais attendre la rencontreAvec celui que j'aimeSous le sel des embruns, et sous le ventRajeunir d'heure en heure.
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes (La Dogana, 2010)
image: sosduneterrienneendetresse.centerblog.net
08:07 Écrit par Claude Amstutz dans Anna Akhmatova, Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | | Imprimer | Facebook |
12/05/2012
Au bar à Jules - De l'amitié
Un abécédaire: A comme Amitié
A son propos, Francesco Alberoni use d'une jolie image: L''amitié requiert toujours de la réciprocité. Je ne puis être l'ami de quelqu'un qui n'est pas mon ami. Elle m'apparaît pleinement nourricière, inventive et poreuse à souhait, quand tout va bien. C'est alors qu'elle affiche, sans même y réféchir, sa disponibilité, son humour libérateur, son plaisir de ne pas avoir besoin d'être autre. Quand au contraire tout va mal, les amis se confondent parfois avec ceux qui n'en sont pas, ceux des priorités nécessaires plutôt que des priorités choisies. Eloge de ce petit nombre à l'instar de ces fleurs aux longues tiges tournées vers le soleil, qui ne se couchent pas à la première tempête - le mariage, la carrière professionnelle, l'engagement politique ou le mysticisme - et se dérobent au regard attentif et ami. Durablement.
Eternelle reconnaissance envers ces solidarités mystérieuses - que j'emprunte à Pascal Quignard - se mêlant aux humeurs du moment, sans cette obsession de la normalité rendant toutes choses grises, ternes, lisses, dépourvues d'intérêt. En amitié, on se trompe moins souvent qu'en amour, même si certaines pudeurs cachent tant de non-dits - au-delà d'une estime réciproque - qu'elles sont incapables de laisser s'épanouir ce parfum de liberté, de naturel ou de frivolité partagées comme un trésor sans lesquelles la vie serait dénuée de saveur. Et le mot fin s'inscrit en gros caractères. Sans merci.
Francesco Alberoni dit encore: Un ami est toujours un personnage à deux faces. D'un côté, il nous renvoie notre image, de l'autre il appartient à cette société qui nous est inconnue. Ou encore: Avoir de l'amitié pour quelqu'un, c'est reconnaître en lui une qualité, une vertu, tout à fait évidentes mais que les autres n'apprécient pas, par indifférence ou par hostilité.
L'amitié, c'est aussi pouvoir se raconter, tout dire, sans souci de conquête, ni crainte d'un jugement; sans l'impression de transgresser une frontière, ni besoin d'absolution. Tout bien considéré, une fenêtre que chaque jour ami ouvre pour nous sur le monde, avec une désarmante simplicité, avec allégresse, sans exigence en retour?
Francesco Alberoni, L'amitié (coll. Pocket, 1999)
image: Le blog de Lea (canailleblog.com)
18:33 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : abécédaire; littérature; sciences humaines | | Imprimer | Facebook |
07/05/2012
Morceaux choisis - Thomas Sanchez
Thomas Sanchez
Tout est désormais noir et blanc dans mon atelier. Il est sans texture ni saturation. Je rampe continuellement vers toi dans ma peinture. Je raie, je barre, je rature. Quand on ne vit que dans le souvenir, la vie se meurt. Seul toute la journée, je brosse la toile avec mon pinceau pour t'atteindre, mais c'est comme si je faisais l'amour avec des mains attachées. J'ai besoin de sentir ta chair, de glisser mon corps sur le grain, de tatouer la toile. J'ai l'énergie de créer au milieu de cet anéantissement. Un peintre doit conquérir ses yeux. Que je me souviens bien de tes yeux...
Je suis en train de perdre les miens, car je juge frivole de faire de l'art en période de guerre, de peindre un poisson rouge dans un bocal, un bras emporté par une grenade, des fleurs dans un vase, un champ de blé traversé par des chars. Tes yeux s'lèvent du champ dévasté, lui redonnent forme. L'ironie veut qu'après la destruction, seul l'art subsiste. Le travail de l'artiste est acte de guérison. Je dois lutter contre l'inertie de la désespérance, me contraindre à regarder à l'intérieur du volcan, à voir à nouveau la couleur, à reconquérir mes yeux, à observer cette éruption de soufre qu'est la guerre. Mais comment voir une haine si ancienne dans une lumière neuve? Je dois trouver un moyen, découvrir une irrévérencieuse invention. Personne ne sait que je m'efforce de construire à partir du chaos, d'ordonner la destruction de mon coeur, mon effondrement sans toi. La réalité me presse, car chaque guerre est personnelle, chaque bataille est intime.
Thomas Sanchez, Le jour des abeilles (coll. Folio/Gallimard, 2002)
21:07 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
03/05/2012
Morceaux choisis - Erri de Luca
Erri de Luca
J'ai beaucoup parlé seul. Soudain une phrase sortait de ma bouche. Je la disais à la maison qui attendait ma voix. J'ai vécu si longtemps à l'intérieur d'elle qu'un échange s'est établi entre ses pierres et moi. Je sens que je fais partie d'une nature minérale commune. Son silence est le mien, il est intérieur. Le silence du dehors, de la campagne, total certains soirs de brouillard, ne ressemble pas au nôtre capable d'absorber les sons, quand même ma respiration et les battements de mon coeur se dissipent et que je ne les perçois plus. La maison me répond. Sa voix n'appartient pas aux hommes: elle jaillit de la pierre volcanique des murs, née au temps où l'écorce terrestre était en fusion et la matière mère de toutes choses. C'est une voix qui a bouillonné dans les fleuves de feu jaillissant en gerbes de la mare des cratères. Quand le vent balaie sa poussière, l'asperge de gouttes grises et bleues, la pierre murmure des comptines. Parfois c'est un timbre sonore où je distingue des syllabes incohérentes, d'autres fois je comprends des phrases entières. Mon oreille s'est exercée à écouter les pierres.
Je les ai extraites de la terre, je les ai taillées avec mon ciseau, en forçant la fissure, comme si c'étaient des noix. Un éclatement, un souffle, et elles s'ouvraient à demi, l'air passait pour la première fois sur les pores de la pierre, à l'intérieur. Les pierres sont des huîtres pour ceux qui savent les toucher. Je les ai équarries, j'en ai fait des sentiers, des haies, des sièges, me servant des aspérités de l'une pour l'encastrer dans l'autre. Je les rapprochais suivant une géométrie qu'elles présentaient elles-mêmes, chacune prête à n'accepter qu'une seule autre forme, comme par destin. J'avais la mémoire des aspérités et je prenais dans le tas précisément celle qui allait s'ajuster avec un bruit de mains qui se joignent. Pierre noire opaque qui resplendissait entre les doigts, pleine, lourde, au relief dur et pourtant docile pour celui qui le comprend.
Autrefois, je voyais des lettres éparses entre les branches d'un arbre, sur les vitres mouillées, tracées par le vol des mouches. J'étudiais les alphabets de la Méditerrannée pour élargir le catalogue des signes et comprendre toute cette semence d'écriture. Dans les points étoilés de l'univers nos ancêtres ont vu des figures, des bêtes, des chariots, moi je découvrais des lignes d'alphabets. Le monde était écrit, le premier homme n'inventait pas les noms, il les lisait. Sur la matière demeurent les traces résiduelles de cette rédaction, des monogrammes qui ont résisté à un effacement général. La voix rauque de la maison parlait avec ces lettres, prononçait des syllabes simples. Les soirs de tempête, quand je redoutais la force du ciel sur les animaux et les arbres, les murs marmonnaient une complainte et m'apaisaient.
Erri de Luca, Acide - Arc-en-Ciel (coll. Foléio/Gallimard, 2011)
image: Villa Poncini (Curio, Tessin)
07:23 Écrit par Claude Amstutz dans Erri de Luca, Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
01/05/2012
Le Passe Muraille
Le Passe Muraille, no 88, avril 2012
Dans son éditorial, Jean-Louis Kuffer rappelle que le Passe-Muraille fête aujourd'hui ses 20 ans d'existence: Au fil des ans, il a consacré ses ouvertures à des textes inédits des plus grands écrivains contemporains, de Salman Rushdie à Toni Morrison, d'Antonio Lobo Antunes à Ivo Andric, Ismaël Kadaré, Le Clézio ou Pascal Quignard; et les auteurs romands majeurs n'ont cessé de nous accompagner, de Charles-Albert Cingria à Nicolas Bouvier, Jacques Chessex et Maurice Chappaz ou encore Alice Rivaz et Georges Haldas, entre tant d'autres.
Le Passe-Muraille poursuivra-t-il demain sa carrière de papier alors que tant de journaux glissent vers l'Internet? s'interroge-t-il encore. La réponse nous importe moins que le repérage de talents nouveaux, à découvrir dans notre livraison d'été.
Souhaitons à cette revue des livres, des idées et des expressions, de savoir perdurer au-delà des modes, des étoiles montantes ou filantes, des nouveaux moyens d'accèder à la culture et à la littérature en particulier; souhaitons-lui d'être lue, diffusée et soutenue, de demeurer cette fenêtre discrète ouverte au monde qui - pour se borner aux numéros récents - nous a permis de découvrir de nouveaux talents, tels Douna Loup et Quentin Mouron.
Le rayonnement du Passe-Muraille, sa vocation première, c'est tout cela: découvrir, aimer, partager...
Sommaire du Passe-Muraille no 88
p.1
Le Passe-Muraille a 20 ans, par Jean-Louis Kuffer
En interné, par François Debluë - Inédit
p.3
Autres fausses notes, par François Debluë - Inédit
p.4
Après le désastre - Michaël Ferrier, par Jean-Louis Kuffer
L'amour déchiré - Caroline Boidé, par Claude Amstutz
p.5
Céline à fleur de nerfs - Henri Godard, par Antonin Moeri
Ovni ludique - Marc-Antoine Mathieu, par Matthieu Ruf
p.6
Le poète en scène - Alexandre Voisard, par Matthieu Ruf
Blues de l'aube - Asa Lanova, par Jean-Louis Kuffer
p.7
Une cantate éclatée - Marius Daniel Popescu, par Jean-Louis Kuffer
Posthume - Anne-Lise Grobéty, par Bruno Pellegrino
Croquis citadins - Alain Bagnoud, par Jean-Louis Kuffer
p.8
La fin d'un homme - Paul Harding, par Claire Julier
L'hommage des amis - Vladimir Dimitrijevic, par Claude Amstutz
La folle aventure de l'Encyclopédie - Pierre Versins, par Jean-François Thomas
p.9
L'Afrique à côté de chez vous - Noël Ndjékéry, par Jean-Louis Kuffer
Une utopie écologique et grinçante - Arto Paasilinna, par Jean-François Thomas
L'amour des prochains - Pascal Rebetez, par Jean-Louis Kuffer
p.10
Derrière les yeux de la renarde, par Pierre-Yves Lador - Inédit
Paysage de Peter Stamm, par Jean Perrenoud
Coup double - Pierre-Yves Lador, par Jean-Louis Kuffer
p.11
La banquette des confidences - Eric Holder, par Antonin Moeri
Carnet nomade: Sept notes sur la liberté, par René Zahnd
p.12
Ces petites images admirables, par François Beuchat - Inédit
Recherche en miniatures, par Jean-Louis Kuffer
Pour s'abonner et communiquer: http://www.revuelepassemuraille.ch/
17:36 Écrit par Claude Amstutz dans Charles-Albert Cingria, Jacques Chessex, Jean-Louis Kuffer, Le Passe Muraille, Littérature étrangère, Littérature francophone, Littérature suisse, Louis-Ferdinand Céline, Maurice Chappaz, Pascal Quignard | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essais; livres | | Imprimer | Facebook |
27/04/2012
Morceaux choisis - Graham Greene
Graham Greene
Le docteur ouvrit le tiroir de son bureau. A l'intérieur, il y avait une photographie de femme. Elle gisait là, dans l'attente, cachée aux regards étrangers, protégée de la poussière, toujours présente lorsque le tiroir s'ouvrait.
- Cette chambre me manquera... où que je sois. Vous ne m'avez jamais parlé de votre femme, docteur. Comment est-elle morte?
- Maladie du sommeil. Elle passait beaucoup de temps dans la brousse, au début pour essayer de persuader les lépreux de venir se faire soigner. Nous n'avions pas, alors, contre la maladie du sommeil, les remèdes efficaces que nous avons à présent. Les gens meurent trop vite.
- Mon espoir était de finir dans le même bout de terre qu'elle et vous. Nous aurions composé un coin des athées, à nous trois.
- Je me demande si vous seriez qualifié pour cela.
- Pourquoi pas?
- Vous êtes trop tourmenté par votre manque de foi, Querry. Vous le triturez sans arrêt, comme un bobo dont vous voudriez vous débarrasser. Je me contente du mythe, vous pas... vous voudriez être croyant ou incroyant.
- Quelqu'un appelle dehors, dit Querry. J'ai cru un moment que c'était mon nom. Mais quel que ce soit le nom que l'on crie, nous imaginons toujours que c'est le nôtre. Il ne s'en faut que d'une syllabe pour que ce soit le même. Nous rapportons tout à nous.
- Vous avez dû connaître une foi immense pour qu'elle vous manque à ce point.
- J'ai avalé d'un trait tous leurs mythes, si vous appelez cela la foi. Ceci est mon corps, ceci est mon sang. Maintenant, lorsque je relis ce passage, son symbolisme m'apparaît très évident, mais comment espérer que de pauvres hommes habitués à manier leurs filets et leurs barques aient reconnu le symbole? Ce n'est qu'à mes moments de superstition que je me rappelle avoir renoncé au sacrement avant d'avoir renoncé à la foi et les prêtres y trouveraient sûrement un rapport. Je suppose que la foi est une sorte de vocation et que la plupart des hommes n'ont pas de place, en leur cerveau ou en leur coeur, pour deux vocations. Si nous croyons vraiment à quelque chose, nous n'avons pas le choix, n'est-ce pas? Il nous faut aller toujours plus loin. Autrement la vie, lentement, effrite et épuise la foi. Mon architecture était statique. On ne peut pas plus être un demi-croyant qu'un demi-architecte.
- Voulez-vous dire que même cette moitié, vous avez cessé de l'être?
- Sans doute ma vocation n'était-elle pas assez forte, dans un sens comme dans l'autre, et le genre de vie que j'ai mené a tué les deux. Il faut qu'une vocation soit très solide pour résister au succès. Le prêtre en vogue et l'architecte en vogue... leurs talents facilement tués par le dégoût.
- Le dégoût?
- Le dégoût de la louange. Comme cela vous écoeure, docteur, à force de stupidité! Les mêmes gens qui détruisaient mes églises glorifiaient ensuite le plus bruyamment ce que j'avais construit. Les livres qu'ils écrivaient sur mes oeuvres, les pieuses intentions qu'ils m'attribuaient, suffisaient à me donner la nausée devant ma planche à dessin. Il aurait fallu plus de foi que je n'en avais pour résister à cela...
- La plupart des hommes semblent supporter le succès assez agréablement. Mais vous, vous êtes venu ici.
- Je crois que je suis guéri d'à peu près tout, fût-ce du dégoût. J'ai été heureux ici...
Graham Greene, La saison des pluies (Laffont, 1960)
image: Léproserie - Nacopa / Mozambique (santegidio.org)
07:47 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
16/04/2012
Morceaux choisis - Giacomo Leopardi
Giacomo Leopardi
Ici, sur l’aride échine du terrible mont,l’exterminateur Vésuve,là où nul autre arbre ou fleur n’égaie,tes touffes solitaires se répandent tout autour,odorant genêt,t’accommodant des déserts. Autrefois, je vis tes tiges embellirles régions sauvages qui ceignent la cité.Là où la dame du temps mortel,et de l’empire perduavec son aspect grave et taciturnefait un signe et rappelle le voyageur. Or, je te retrouve sur ce sol,tristes lieux d’un monde aimant abandonné,et des fortunes affligées toujours le compagnon.Ces champs jonchés de cendres infécondes,et couverts de lave pétrifiéequi sous les pas du pèlerin résonne;où se niche et se love au soleil la vipèreoù le lièvre retrouve le terrier caverneux qu’il connaît; heureuses furent les maisons et les campagnes,et blondirent les épis,et résonnèrent les meuglements des troupeaux;furent jardins et palais, aux loisirs des potentats agréables séjours;et furent des cités célèbresque les torrents de la fière montagnedepuis ses bouches ignées engloutirentavec tous ses habitants. Aujourd’hui, partout ce ne sont que des ruinesoù tu vis, ô gracieuse fleur,en ayant presque pitié des épreuves des autres,au ciel tu répands une douce odeur de parfum,qui console ce désert. Qu’à ces plages vienne celuiqui a l’habitude d’exalter notre état,et voit combien de notre genre prend soinl’aimante nature.Et sa puissanceil pourra la mesureren estimant la semence humaine,que la sévère nourrice, peut imprévisiblement, d’un léger mouvement détruireen partie, et d’un seul gesteà peine plus léger soudainementanéantir en totalité sur ces rivagesle monde des êtres humainsles magnifiques destins et progrès ... Et toi, lent genêt dont les selves odorantesdécorent ces campagnes dépouilléestoi aussi dans un temps prochetu succomberas au feu souterrain, qui retournant sur ce lieu déjà connu,déploiera son voile avide sur tes molles forêts. Et tu plieras sous le faisceau mortel non retenuton innocente tête:qui n’avait jamais pliée jusqu'alors vainementpour une lâche prière devant un futur oppresseur;mais non dressé avec un orgueil fouvers les étoiles ni sur ce désert,où tu es né cependantnon parce que tu l’as voulu, mais par chance; mais plus sage, et moins infirme que l’homme, tu n’as jamais cru aux faits et à l’immortalité de ta lignée.
Giacomo Leopardi, extrait du Chant 34 - Anthologie bilingue de la poésie italienne (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1994)
image: dominique.decobecq.perso.neuf.fr/LegenetdeLeopardi.html
08:04 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | | Imprimer | Facebook |