07/05/2012
Morceaux choisis - Thomas Sanchez
Thomas Sanchez
Tout est désormais noir et blanc dans mon atelier. Il est sans texture ni saturation. Je rampe continuellement vers toi dans ma peinture. Je raie, je barre, je rature. Quand on ne vit que dans le souvenir, la vie se meurt. Seul toute la journée, je brosse la toile avec mon pinceau pour t'atteindre, mais c'est comme si je faisais l'amour avec des mains attachées. J'ai besoin de sentir ta chair, de glisser mon corps sur le grain, de tatouer la toile. J'ai l'énergie de créer au milieu de cet anéantissement. Un peintre doit conquérir ses yeux. Que je me souviens bien de tes yeux...
Je suis en train de perdre les miens, car je juge frivole de faire de l'art en période de guerre, de peindre un poisson rouge dans un bocal, un bras emporté par une grenade, des fleurs dans un vase, un champ de blé traversé par des chars. Tes yeux s'lèvent du champ dévasté, lui redonnent forme. L'ironie veut qu'après la destruction, seul l'art subsiste. Le travail de l'artiste est acte de guérison. Je dois lutter contre l'inertie de la désespérance, me contraindre à regarder à l'intérieur du volcan, à voir à nouveau la couleur, à reconquérir mes yeux, à observer cette éruption de soufre qu'est la guerre. Mais comment voir une haine si ancienne dans une lumière neuve? Je dois trouver un moyen, découvrir une irrévérencieuse invention. Personne ne sait que je m'efforce de construire à partir du chaos, d'ordonner la destruction de mon coeur, mon effondrement sans toi. La réalité me presse, car chaque guerre est personnelle, chaque bataille est intime.
Thomas Sanchez, Le jour des abeilles (coll. Folio/Gallimard, 2002)
21:07 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
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